Ce texte devait paraître dans le numéro du mois de mai.
C’est un lieu commun d’exagérer les effets de l’évènement historique de la Révolution française de 1789 sur les philosophes allemands du début du XIXe siècle. Hölderlin n’a pas fait exception dans ce moment décisif, et si on lit ésotériquement la devise de son drame tragique La Mort d’Empédocle « Ce n’est pas le temps des rois », cela ne pouvait qu’entraîner l’arrêt de l’archein de l’État confessionnel européen. Cependant, il est également vrai que pour Hölderlin, la Révolution française signifiait très certainement un nouveau sens d’être au monde, un élan vers une libération absolue ; et, contrairement à l’impasse de l’enthousiasme universel de Kant, pour l’auteur d’Hypérion ou l’Ermite de Grèce, cela impliquait également que l’achèvement de la modernité présupposait une crise radicale des origines et du mémoire de l’héritage occidental. En effet, le déploiement de l’identification universelle dans l’état rationnel après 1789, indiquait à son tour une crise historique absolue pour l’Hespérie — comme Hölderlin appelait la limite « du soir » de l’Occident par rapport à la Grèce classique — à laquelle l’homme moderne pouvait désormais ne se consacrer mimétiquement qu’insuffisamment vis-à-vis de l’esthétique et de la sensibilité. En même temps que la condition hespérienne se dessinait, la base originelle de son devenir a été entièrement dissimulée.
C’était, on le sait, l’aporie du point de vue grec pour Hölderlin : d’une part, c’était le lieu d’appréhension du destin hespérien ; mais d’autre part, c’est aussi la scission qui sépare l’homme et la nature, la culture et l’habitude, le langage et la transmission, la pensée et l’action. Ainsi, les arcanes de la révolution résidaient moins dans la reconnaissance future de l’humanité au sein du mouvement réel de la philosophie de l’histoire que dans la séparation « aorgique » entre le sujet et la défiguration du passé. Ce schisme suturé ne pourrait que déclencher un processus de dévastation, de production et de domination. Ainsi, la singularité de la pensée de Hölderlin au début des temps modernes était de ne comprendre la liberté ni comme une liberté stricte face à la domination ni comme une liberté positive d’agir au sein d’un ensemble normatif de règles et d’institutions. Au contraire, pour Hölderlin, ce qu’il fallait penser gisait nu dans un abîme insondable qui fondait toute séparation authentique de l’homme dans le monde ; une parataxe entre ce qui était « dicible », et tout ce qui dépassait la représentation. En d’autres termes, la liberté abyssale chez Hölderlin, au lendemain de la première révolution moderne, n’était pas politique, car elle était fondamentalement existentielle et habituelle parce qu’elle concernait la libération des modes de vie dans le monde.
Même si la révolution moderne signifiait la subsomption de la vie dans la représentation politique et les normes sociales, comme parrainées par les théoriciens modernes du contrat social comme John Locke, Montesquieu ou Jean-Jacques Rousseau qui ont jeté les bases du sujet politique ; il va sans dire que Hölderlin s’intéressait à défaire la grammaire de la prédication politique. Ainsi s’explique le mouvement de Hölderlin vers une voie décousue : la « mémoire de la Grèce » comme impensé d’une demeure poétique, et la contestation de la légitimité d’un énoncé logique prédicatif qui fonde le logos moderne. Selon Felipe Martinez Marzoa, la spécification qui fixe les limites de la pensée moderne est d’abord établie par la prédication du sujet conscient (hupokeimenon) qui est capable de signifier le fond et la forme (ti kata tinos). Confrontant la catégorie de la grammaire, Hölderlin a mis à distance l’abîme inconceptuel grecque pour mettre en crise le calcul du sujet et de l’objet subsumant le monde[1]. La Grèce pour Hölderlin n’est ni une origine ni un lieu d’arrivée, mais la forme sans fondement et sans contour d’Hespérie. Mais dans ce rapport apparemment lointain entre la Révolution française et la Grèce antique où réside pour Hölderlin une « mesure stricte » qui, loin d’assurer l’accomplissement du sujet historique, fait apparaître le vide au cœur de la légitimité moderne. En ce sens, dans la lignée de la critique que fait Saint-Just de la théorie du contrat social et de la nécessité d’un retour à la nature de l’espèce ; pour Hölderlin la nouvelle organisation sociale des droits, des règles et des principes après les « fuites des dieux » et la cristallisation de la crise de la distance (maintenant tout amène « égal » devant la loi positive) devrait regarder sous les limites de l’Hespérie : un rapport poétique au monde irréductible au concept et à la représentation politique. C’est la séparation absolue d’avec la nature (physis) qui réaffirme la « distance » comme renversement de toutes les formes de représentation et des formes du sujet de connaissance[2].
Comme il l’écrit dans les derniers vers de son poème « Rousseau » : « La mélodie et le rythme de la vie connus d’avance… Devant les orages, précédant les dieux, ses propres dieux, pour annoncer leur venue »[3]. Le naturalisme de Hölderlin était animé non pas tant par la morale chrétienne de la personnalité et de la substance que par le hen kai pan d’Héraclite, par lequel il récusait le mouvement historique de prédication négative de Hegel[4]. Mais Hölderlin n’a pas parrainé un nouveau sacerdoce naturel, et son panthéisme n’a pas prévu un retour à la nature, mais une demeure de vie en dehors des limites de la légitimation contractuelle. Si un nouveau sens de la liberté devait s’enraciner quelque part, ce devrait être dans la césure entre les choses et le langage, le vivant et la nature. Comme Hölderlin l’écrit dans un autre poème, « Les Titans » : « Et dans les profondeurs, pour lui donner vie, atteint celui qui schiste toutes choses… Dans l’abîme sans entraves, la lumière qui perçoit tout se brise… »[5]. Contre le nouveau titanisme de la technique et du subjectivisme, Hölderlin pose une profondeur tragique qui cesse de légiférer lorsqu’il s’agit d’orienter son propre caractère et son propre destin.
C’est à ce point que l’on peut rappeler que Hölderlin lui-même n’a jamais pensé au poète comme une nouvelle figure dirigeante, puisqu’il entreprit la destruction du prêtre-poète charismatique dans le drame d’Empédocle, désavouant tout attachement potentiel à un Führertum tragique stoïcien, comme parfois discuté à la lumière du prétendu stoïcisme de Hölderlin[6]. Si les poètes sont ceux qui lancent nominalement des « fondations », c’est uniquement parce que ce qui est en jeu dans la poesis n’est précisément rien d’autre qu’une tonalité existentielle qui garantit un usage du monde et son héritage symbolique (ce que nous entendons par « notre tradition ») sans légiférer sur l’inconvenance de notre existence. Ce n’est pas un hasard si un Hölderlin tardif se préoccupe de la traduction impossible et de la tonalité des fragments de Pindare, dans lesquels la metīs du poète exprime une poétique comme une « sorte de sanctuaire ou de lieu de repos »[7]. L’insistance sur la dimension habituelle d’une poétique paratactique et fragmentée coïncidera avec une prophétie musicale propre à toute vie habituelle aux abords de la Grèce, mais sans endosser subjectivement ses accents tragiques.
Si le droit est avant tout la création de la forme pour ordonner l’anomie turbulente du monde, cela pourrait expliquer pourquoi Carl Schmitt a pris le génie de Hölderlin comme représentatif de la poétisation tragique d’un esprit sans forme libéré de la domination et des déterminations du nomoi[8]. Cependant, Hölderlin a seulement compris que le concept de politique était insuffisant pour la technification ultime du Léviathan moderne, et il n’a proposé aucun messianisme compensatoire. Si Hölderlin a pu entrevoir quelque chose d’original dans le sillage de 1789, c’est précisément que la nouvelle autorité de la légalité étatique allait bientôt devenir un régime sans cesse oppressif qui finirait par transgresser toutes les limites de la « liberté négative » pour promouvoir l’unité et la sécurité de la société civile à tout prix[9]. La structure de ce prométhéisme politique ne pouvait que se déployer naturellement dans l’État policier optimisant planétaire qui gouverne la vie abstraite des populations en général pour des raisons d’ordre.
Au début de la légitimité de l’époque moderne, il y a donc l’oubli de la « médiateté stricte » d’une vie poétique qu’il faut cultiver et pour laquelle il n’y a pas « d’objet »[10]. Nous sommes maintenant en bonne position pour comprendre pourquoi affronter la tragédie grecque et sa perte était la plus haute exigence de la pensée de Hölderlin après l’évènement de 1789 et l’impasse du jacobinisme politique. En fait, comme il l’écrivait à son bon ami Casimir Böhlendorf en 1801 : « la vraie tragédie parmi nous est que nous quittons silencieusement le royaume des vivants dans un cercueil au hasard, au lieu d’être détruits par les flammes brûlantes que nous ne savions pas comment dominer »[11]. Le feu éteint de la fondation moderne a marqué l’entrée dans la domination technique totale. Cependant, le feu de la liberté n’était pas complètement éteint, car il continuait de vivre dans le royaume invisible de la poésie, de l’amitié et de la pensée. Cette dette impayable du sujet moderne était le témoignage le plus authentique de Hölderlin : une invitation à repenser l’essence de la liberté au-delà du seuil des principes nihilistes et corrompus toujours plus nombreux de la politique moderne.
Gerardo Muñoz
[1] Felipe Martínez Marzoa. Hölderlin y la lógica hegeliana (La balsa de la medusa, 1995), p. 24.
[2] Fredrich Hölderlin. “Notes on Antigone”, in Essays and Letters (Penguin Classics, 2009), p. 530.
[3] Fredrich Hölderlin. “Rousseau”, in Selected Poems and Fragments (Penguin Classics, 1998), p. 141.
[4] Peter Neuman. Jena 1800: The Republic of Free Spirits (Farrar, Straus, Giroux, 2022), p. 167.
[5] Fredrich Hölderlin. “The Titans”, in Selected Poems and Fragments (Penguin Classics, 1998), p. 457.
[6] Charles Lewis. The Law of Poetry: Studies in Holderlin’s Poetics (Legenda, 2021), 38-56. Voir par ailleurs Max Pohlenz’s Antikes Führertum: Cicero de Officiis und das Lebensideal des Panaitios (Teubner, 1934).
[7] Ibid., 139-30.
[8] Carl Schmitt. Glossarium: Anotaciones desde 1947 hasta 1958 (El Paseo Editorial, 2021): “18.5.48. Youth without Goethe (Max Kommerell), this meant for us in 1910, a youth with Hölderlin; that is, the step from the optimist-pacifist-neutral genius to the pessimist-active-tragic genius. This was the genius form that took great depths. Norbert von Hellingrath is more important than Stefan George and Rilke”, p. 190.
[9] Gerardo Muñoz. “Hölderlin en su 250 aniversario: Entrevista a Helena Cortés Gabaudán, Vallejo & Co, 2020: https://www.vallejoandcompany.com/holderlin-en-su-250-aniversario-entrevista-a-helena-cortes-gabaudan/
[10] Fredrich Hölderlin. “Pindar fragments”, in Essays and Letters (Penguin Classics, 2009), p. 536.
[11] Fredrich Hölderlin. Cartas filosóficas de Hölderlin (La Oficina, 2020), p. 191.