Automne 2025

Voir par-delà nos yeux
Édito
On aurait pu penser que les bulles spéculatives étaient réservées au domaine de l’économie. Aujourd’hui, nous avons eu l’occasion de vivre le premier mouvement social spéculatif. Les médias, dans leur grande bonté, ont généreusement contribué à alimenter pendant des semaines la spéculation autour de la journée du 10 septembre. Article après article, mot après mot, le vide se vendait en événement. À l’origine de cette date, un appel sous forme de vidéo TikTok dans laquelle une mère appelle à se confiner contre le gouvernement et à refuser de consommer le 10 septembre. La vidéo en question trouve un certain écho sur les réseaux sociaux. Un site éphémère nommé « Bloquons tout » reprend à son compte l’initiative. Pour couronner le tout, un piètre militant écolo reprend l’appel sous le slogan : « Indignez-vous ! ». Les charos de la gauche en manque de poubelles s’empressent de se jeter sur ce qu’ils voient comme le nouveau mouvement des Gilets jaunes.

Fragments d’âme
Par Justin Delareux
Ce que j’ai pu comprendre de Dionys Mascolo, et depuis ces lectures, donc depuis ses textes, c’est la proposition mise en partage d’un communisme sensible, inouï. Je peux dire sans trop de honte que j’y ai trouvé une camaraderie rare, une complicité distanciée par le livre, suggérant quelque chose de proche, faisant écho ou appel. Ce quelque chose m’est encore assez difficile à nommer, c’est un quelque chose qui se passe de citation, puisqu’il ne se réfère pas à ce qui est écrit, mais bien à ce que l’écrit dit en dehors de sa propre matérialité, c’est à dire en dehors du matériellement lisible. Et cet en dehors du lisible, j’ai su le reconnaître là où un communisme véritable prenait vie, il ne s’agit pas d’une impression, mais bien d’une expérience depuis l’impermanence.

Fragment d’utopie
par Dionys Mascolo
Écrit en 1962, ce texte de Dionys Mascolo se destinait à une Revue internationale qui ne vit malheureusement pas le jour, ce qui n’empêcha pas le numéro zéro d’être publié en langue italienne par Elio Vittorini comme numéro spécial de sa revue Il Menabó en mars 1964. Ce n’est qu’en octobre 1967 que « Fragment d’utopie » se laissa lire en français, dans le deuxième de la revue surréaliste L’Archibras.
Mascolo y décrit l’abolition des rapports sociaux à l’occasion d’une matinée récréative dans la salle des fêtes de l’hôpital psychiatrique de Neauphles-le-Château. Cette indistinction entre dedans et dehors, fous, soignants et visiteurs, enfermement et société, provoquée par cette négation de tout jeu social, lui ouvrit l’expérience de ce qu’il nommera un « communisme métaphysique ».

Errance dans les carnets de Dionys Mascolo
par Louis René
Le lieu d’où Mascolo parle, j’y suis tombé, et je n’en suis jamais revenu. Ce qui se dessine dans les aphorismes, les pensées, les perceptions et les expériences vécues de Mascolo, est un véritable art de vivre. Une sensibilité irréductible qui exprime une voie de sortie du nihilisme, pour autant qu’on soit pourvu d’une faculté de partir de sa propre blessure, donnant lieu à une écoute des résonances de sa propre profondeur. Dionys Mascolo n’a jamais voulu être quelqu’un, dans une société où la reconnaissance est toujours mal placée, située au niveau de l’ego. Cette quête de reconnaissance mène nécessairement à une destruction de soi et des autres, toute relation devient un rapport. Ce qui s’exprime dans tout rapport est l’expérience de la réduction de soi et de l’autre en chose.

Le non-dualisme de Spinoza ou la dynamite philosophique
par René Daumal
Comme le monde, l’Éthique apparaît à chacun selon son degré d’être, diversement. Chaque fois que j’ai pénétré dans cet édifice, le plan m’en paraissait plus vaste, la couleur nouvelle, le sens plus unique et plus profond. J’ai déjà, par impuissance de tout dire à la fois, émis deux absurdités « degré d’être » et « plus unique ». C’est assez dire que je ne tiens pas l’idée que j’ai de Spinoza, ni de rien, pour définitive. Elle est à ma propre mesure. L’Être et l’Unique, sans degrés, sans plus ni moins, sans seconds, telle est la cime et le sens suprême de cet escalier éblouissant, l’Éthique, les degrés sont vers mais non dans l’Être et l’Unique. Le point de départ est ici où nous sommes, dans l’erreur humaine. Le point de départ est dans la haine, l’ignorance, la souffrance. Le point de départ est le nombre deux. L’Éthique raconte le douloureux chemin depuis la dualité jusqu’à la Joie, la Connaissance et l’Amour de l’Unité.

Sur les faux rapports
par Giorgio Agamben
Une bonne définition du pouvoir politique est qu’il est l’art de placer les gens dans de fausses relations. C’est là, et rien d’autre, ce que fait avant tout le pouvoir, afin de les gouverner à sa guise. Une fois entraînées dans des relations obliques dans lesquelles elles ne peuvent se reconnaître, les personnes sont en effet facilement manipulées et orientées à leur guise. Si elles croient si facilement aux mensonges qui leur sont proposés, c’est que les relations dans lesquelles, sans s’en rendre compte, elles se trouvent déjà sont fausses.

Où sommes-nous ?
par Giorgio Agamben
En enfer. Toute discussion qui ne part pas de cette prise de conscience est tout simplement sans fondement. Les cercles dans lesquels nous nous trouvons ne sont pas disposés verticalement, mais dispersés à travers le monde. Partout où les hommes se rassemblent, ils produisent l’enfer. Les cercles et les fossés sont partout autour de nous, et nous reconnaissons, comme dans les caprices de Goya, les monstres et les diables qui les gouvernent.

Sortir du train fantôme
par Ef.red
Le capital ne laisserait plus rien en dehors de sa circulation. L’anthropomorphe capitaliste ne saisirait plus rien en dehors de la marchandise, y compris lui-même. Tout serait valorisable, jusqu’à la terreur de voir la fin finir dans l’anéantissement de l’espèce. En témoignent les nombreuses marchandises simulant cette peur totale. L’anthropomorphe en pleine mutation, rivé à ses appendices techniques, fait scroller devant lui toutes les représentations qui pourrait enfin la rendre objectivable, cette peur. Seulement, les simulacres marchands dans toutes leurs variétés et leur sophistication technique la laissent inapaisée. Ce fond de terreur, devenu une matière première affective de premier ordre, ne se laisse pas entièrement subsumer dans ses représentations marchandes et politiques. Il éclate en autant de petites et grandes peurs dans le commerce insensé des simulacres technocapitalistes.

Sur le capital humain et l’engagement eugénique
par Will
L’eugénisme n’est pas de retour. Il n’est pas de retour parce qu’il n’a jamais disparu. Il faut se méfier des récits de résurgence, qu’ils évoquent le despotisme des dirigeants mondiaux (de plus en plus pathologisés) ou les politiques réactionnaires populaires. Ces témoignages commettent la même erreur que certains théoriciens de l’eugénisme et du fascisme. Ils présupposent que ces évolutions constituent des ruptures totales avec les rationalités gouvernementales qui les ont accompagnées. Notre époque est celle d’une gestion raffinée de la vie. Nous sommes de plus en plus gouvernés par une rationalité qui cherche à capturer et à rendre intelligents simultanément les plus infimes variations de comportement et les données démographiques les plus générales possibles.