Hiver 2023/24

L’Empire contre la vie

Édito
Il n’y a pas à douter que l’on assiste actuellement à un tournant de l’histoire : un basculement radical dans la destruction généralisée des multiplicités de formes de vie. Depuis plus de trois années, l’Empire mène une gigantesque contre-offensive contre les potentialités de bouleversement de la sensibilité générale. Car l’Empire est le maintien des dispositifs de l’État moderne, et tout État moderne repose la condition d’une entreprise « impériale ». Cela a été bien intégré par les deux puissances historiques en concurrence que sont les États-Unis et la Chine, afin de réaliser leur objectif : devenir l’hégémonie mondiale.

L’Empire réticulaire

Un article de Jean Bartimée
Dès l’origine l’empire porte en lui l’élément le plus signifiant de son étymologie : porter le commandement dans. C’est bien à l’intérieur que s’exerce le commandement ; sinon, il aurait été impossible que le roi soit « empereur en son royaume », l’un serait une simple équivalence de l’autre. C’est là une des grandes erreurs de la théorie politique occidentale et ce qu’il faut dénouer. Depuis Michel Foucault, on sait que la question du pouvoir n’est pas celle de l’institution. Il n’est pas de pouvoir comme entité, mais comme relations présentes en permanence, à tous les niveaux. Ainsi en est-il de l’empire. C’est l’une des forces de Tiqqun d’avoir montré que l’Empire n’est pas une question territoriale, mais une question de relations de pouvoir.

La stratégie de séparation

Un texte de Michele Garau
Aiguiser un point de vue révolutionnaire pour attaquer le présent, tel est l’horizon. Prendre la parole dans un débat qui n’existe pas encore, entrer dans une nappe de brouillard et en ressortir avec un baratin. Les années écoulées ont dévasté les dernières certitudes fragiles qui tenaient encore la politique révolutionnaire en place. Quelques tentatives et lueurs ont indiqué des chemins, mais tout autour on tâtonne dans l’obscurité. Pour sortir de cette obscurité, il faut d’abord être au milieu d’elle, la mettre en lumière. À force de tâtonnements, à partir d’un état situé dans l’obscurité, il faut dessiner des cartes. Pour trouver les mots qui manquent, pour échapper à la fatigue qui nous livre à la langue de l’ennemi, pour repérer les contours de son propre champ parmi les bavardages et sous la surface.

L’empire du code. Sur les marchés radicaux et leur utilisation 

Un texte de Gerardo Muñoz
Je voudrais commencer cette intervention à partir d’un point très précis : la crise de légitimation du libéralisme dont certains identifient le début dans les années 1970, et que nous connaissons aujourd’hui sous le nom de néolibéralisme, a facilité une sortie créative et fluctuante en termes de gouvernabilité. Comme Grégoire Chamayou l’a bien montré dans son important ouvrage La Société ingouvernable (2021), la crise de légitimité entre l’État et la société a été subordonnée à une série d’opérations qui ont rendu le régime d’ordre économique plus flexible au sein des organes institutionnels (c’est-à-dire qu’elles ont transformé les institutions en formes vicariantes pour le fonctionnement d’un nexus d’ordre concret, garantissant le modèle d’accumulation).

La textocratie, ou la logique cybernétique de la théorie française

Un texte de Bernard Dionysius Geoghegan
Toute histoire de la cybernétique et de la théorie de l’information qui cherche à aller au-delà d’un simple inventaire des influences – c’est-à-dire de l’impact des sciences naturelles sur les sciences sociales, ou des projets d’ingénierie de l’armée américaine projetant leurs modèles sur les sciences sociales et humaines plus souples – doit s’attaquer à leurs origines simultanées et à leurs itinéraires multiples. Dans les grandes lignes, la cybernétique et sa sœur, la théorie de l’information, ont émergé dans les années 1940 et au début des années 1950 des sciences mathématiques et se sont concentrées sur l’ingénierie technologique des mécanismes de communication, de rétroaction et de codage pour faciliter les transmissions dans les systèmes organiques et inorganiques.

Sur l’automatisation et le temps libre

Un texte de Yuk Hui
La question n’est pas de savoir si l’automatisation complète niera le capitalisme et aboutira dialectiquement à une société postcapitaliste. Si nous soulevons la question du post-travail en tant que tel, nous ne tiendrons pas compte de l’histoire sociale de l’industrialisation et nous considérerons à tort l’automatisation comme quelque chose qui se produit uniquement dans les usines, comme le capital fixe de Marx. Nous devrions plutôt reconnaître, comme Gilbert Simondon l’a déjà fait il y a près de soixante ans, comment les développements capitalistes contemporains rendent discutable l’analyse originale de Marx sur l’aliénation, et chercher de nouvelles voies pour aller de l’avant.

L’automaticité, la plasticité et les origines déviantes de l’intelligence artificielle

Un texte de David Bates
Le cerveau contemporain est en grande partie un cerveau numérique. Non seulement nous étudions le cerveau par le biais de technologies qui reposent sur des visualisations numériques, mais l’activité même du cerveau est souvent modélisée par des images numériques. Et le cerveau est, de différentes manières, toujours considéré comme une machine numérique, une sorte d’ordinateur neuronal. L’héritage de l’intelligence artificielle (IA) persiste dans les neurosciences et les sciences cognitives contemporaines. Les deux projets concurrents visant à « cartographier » le cerveau en Europe et aux États-Unis révèlent clairement des liens discursifs et conceptuels entre les ordinateurs, la neurophysiologie et la neuropathologie.

Les capitalistes rêvent-ils de moutons électriques ?

Un texte d’Owen Sleater
« L’homme est une invention récente dont l’archéologie de notre pensée montre aisément la date récente. Et peut-être la fin prochaine ». C’est ainsi que Michel Foucault conclut Les Mots et des choses. Dans cette archéologie des sciences humaines, Foucault formule une critique de l’humanisme et met à mal cette catégorie qu’est l’homme. Aujourd’hui, tout annonce la mort de l’homme, mais rien n’annonce la fin de son projet métaphysique pourtant si nécessaire. C’est tout le contraire qui s’amorce, une mise en œuvre de la grande continuation sous d’autres traits, par d’autres catégories de l’apparence. L’émergence des post-humanités et des autres transhumanismes marque le dépassement ou plutôt l’accomplissement du projet métaphysique qui sous-tend l’invention de l’homme.

Sortir du château des vampires

Un texte de Mark Fisher
Nous devons apprendre, ou réapprendre, à construire la camaraderie et la solidarité au lieu de faire le travail du capital en nous condamnant et en nous maltraitant les uns les autres. Cela ne signifie pas, bien sûr, que nous devons toujours être d’accord – au contraire, nous devons créer des conditions où le désaccord peut avoir lieu sans crainte d’exclusion et
d’excommunication. Cet été, j’ai sérieusement envisagé de me retirer de tout engagement politique. Épuisé par le surmenage, incapable d’activité productive, je me suis retrouvé à dériver sur les réseaux sociaux, sentant ma dépression et mon épuisement s’accroître. Le Twitter « de gauche » peut souvent être une zone misérable et décourageante.

L’adolescence, stade minimal du capital

Un texte d’Ezra Riquelme
Au sein de la métropole, on trouve une multitude d’adolescents dont l’âge oscille entre de 10 et 65 ans. Le métropolitain est la forme de l’adolescence permanente de l’humanité. Pour le capital, l’adolescence est devenue le sujet essentiel de son bon fonctionnement. L’ère néolibérale a érigé la crise comme paradigme politique, alors son sujet humain ne pouvait être que l’adolescent. Cette crise entre deux âges est rendue universelle et permanente. Pourtant l’adolescence n’est qu’une fiction qui a pris racine sous le capital. Cette notion reste vague, il est difficile de définir les contours de sa physiologie, car même les transformations physiques qui accompagnent la puberté peuvent se qualifier de préadolescence. Le fameux passage à l’âge adulte est lui aussi quelque chose de flou.

La chanson inconnue

Un texte de Gerardo Muñoz
Le dernier ouvrage de Giorgio Agamben, La voce umana (Quodlibet, 2023), s’ouvre sur une question élémentaire : qu’est-ce qu’appeler quelque chose, et qu’est-ce qu’être appelé ? L’exploration autour de la notion de voix (une sorte de chorâ qui se situe entre les différentes antinomies du langage humain, comme nous le verrons ensuite) est loin d’être nouvelle dans l’œuvre d’Agamben, qui dès les débuts de Il linguaggio e la morte (1982) s’est directement confronté au fondement négatif de la phonê par rapport à la fin de la métaphysique. D’une certaine manière, le périmètre de La voce umana est désormais délibérément limité à la manière dont le « mystère du langage » se trouve dans l’événement incessant de la voix comme arcanum de l’anthropogenèse elle-même.