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Printemps 2024

Acclamatio

Édito
Dans Le règne et la gloire, Giorgio Agamben tente de dégager deux éléments constitutifs du pouvoir en Occident. Il serait l’articulation entre l’oikonomia, le pouvoir comme gouvernement des hommes et gestion efficace, et la Gloire, le pouvoir comme royauté cérémoniale et liturgique. Il se posait alors la question : pourquoi le pouvoir a-t-il besoin de la gloire ? Il se proposait alors de se faire l’artisan d’une étude archéologique de ces concepts. Au cours de cette enquête, il apparaît un élément tout à fait significatif, qui semble pourtant n’avoir suscité que peu de commentaires, c’est la place de l’acclamation.

Étendards noirs du Khorasan

Un texte de Flavio Luzi
C’est en 1922 que Carl Schmitt a publié son ouvrage fondamental, Politische Theologie, Vier Kapitel zur Lehre der Souveranität. La phrase d’ouverture du troisième chapitre, celle qui retient l’attention de quiconque souhaite engager un combat au corps à corps avec la catégorie de théologie politique de Schmitt, compte parmi les plus célèbres et les plus citées du texte : « Tous les concepts prégnants de la théorie moderne de l’État sont des concepts théologiques sécularisés ». Son sens, cependant, nous est devenu de plus en plus difficile à pénétrer, caché par l’épaisse couche de brouillard du débat qui, comme toujours, accompagne, en la tenant tendrement par la main, la destruction de l’expérience. 

La théologie politique de l’entropie : un Katechon pour l’ère cybernétique 

Un texte de David Bates
Carl Schmitt a commencé à développer le concept de Katechon pendant la Seconde Guerre mondiale, mais il est surtout connu pour le rôle prépondérant qu’il joue dans son livre d’après-guerre sur l’ordre mondial, Der Nomos der Erde (Le Nomos de la Terre, 1950). Compte tenu de la théorie bien développée et cohérente de la théologie politique de Schmitt, et de son inspiration catholique reconnue, on peut affirmer que le Katechon – la figure mondaine qui tient l’Antéchrist à distance jusqu’au retour du Christ – doit être interprété à travers le prisme de ses orientations théologiques.

Le Léviathan automatique :
cybernétique et politique dans les écrits d’après-guerre de Carl Schmitt

Un texte de Nicolas Guilhot
Le rôle des nouvelles technologies, et des réseaux sociaux en particulier, dans la récente poussée populiste soulève à nouveau la question de la relation entre la politique et la technologie. L’utilisation stratégique des technologies numériques de mise en réseau, ou l’armement sélectif de la transparence à des fins de manipulation de masse, représente certainement une réfutation brutale des visions iréniques de l’Internet comme inaugurant un monde transparent de connaissances instantanément et universellement accessibles, permettant à des millions d’utilisateurs de devenir des décideurs éclairés dans une démocratie ouverte. Loin de nous libérer des contraintes médiatiques de la représentation politique moderne et de la centralisation de la prise de décision, les nouvelles technologies ont également rendu possibles de nouvelles formes de domination et de pouvoir.

Au nom du péché originel

Un texte de Costa Maledetto
Nous ignorons bien des choses du monde, encore plus de ceux qui nous en privent. À ce titre, notre ignorance en matière de théologie est regrettable, car elle implique quelques conséquences effectives. Par le simple fait que nous reproduisons bêtement les mêmes erreurs, et que nous voyons nos réalités collectives se transformer en catastrophes affectives. Cela révèle manifestement notre impuissance et notre illettrisme éthique. Quand l’éthique, démise de toute morale, est pourtant la faculté de reconnaître ce qui nous meut. Une capacité à porter une attention particulière au monde, à ce qui nous traverse. Retrouver nos sens et saisir les forces de cette obscure matière qu’est la théologie, c’est tenter de sortir de ses griffes, et rendre tangible l’émergence d’autres réalités collectives non fondées sur le sacrifice. Il est peut-être bon de rappeler que cette ignorance tient à une mystification, une croyance. Celle que le monde moderne en aurait fini avec la théologie.

Exode vers les formes sensibles

Un texte d’Owen Sleater
La stabilisation du réel, telle est l’angoisse profonde qui fonde l’ère civilisationnelle de l’Occident.  L’Occident s’érige sur la volonté d’accaparer ce qu’on ne peut plus ressentir. Le manque est la substance essentielle du civilisé, et son seul accomplissement possible est de régner sur des cadavres. Il n’est plus question de tenir à ce qui anime une vie, mais de se soumettre à une inclination d’un soi-disant Salut. L’Église est l’une des réalisations de ce paradigme : tenir son troupeau dans l’œuvre de sa propre salvation dans l’éternité. La vie doit se stabiliser comme condition primordiale à la mise en scène d’un temps abstrait hors de toute compréhension éthique. Dès lors, vivre se résume à une vaine entreprise de pansage de ses plaies civilisationnelles.

Théologie de la descente :
La voie étrusque de Lezama Lima

Un texte de Gerardo Muñoz
Vers la fin de sa vie, le poète José Lezama Lima commencera mystérieusement à signer les lettres qu’il adresse à ses amis et à sa famille comme « l’Étrusque du Trocadéro », un « membre de la religiosité étrusque », et même « l’homme qui vit dans le village étrusque ». Pourquoi s’appeler « Étrusque » à ce moment précis de sa vie, et qu’est-ce que cela peut bien signifier ? La question de la signification du masque étrusque de l’auteur a été tellement ignorée par les critiques littéraires que les meilleurs commentateurs ont noté que « être étrusque » signifie simplement son « cosmopolitisme » et son « européanisme bien appris ». Bien entendu, cela n’explique pas grand-chose.

La politique de l’ombre

Un texte de Françoise Proust
À suivre son cours naturel ou son destin, toute action survient à la fois trop tôt et trop tard : trop tôt pour intervenir efficacement dans l’histoire et infléchir sa direction, et trop tard pour rattraper les chances manquées et corriger la courbe. Tout présent se dédouble et se résume en faux passé et mauvais présent. Il serait vain de vouloir forcer cette contre-temporalité de l’action, en prétendant vouloir trouver, à la manière libérale ou révolutionnaire, un nouveau type d’action qui serait, lui, « à temps ». Qu’on la pense comme « convenable », du seul fait qu’elle favorise le libre commerce des personnes et des biens, ou « juste », du fait qu’elle coïncide avec le sens de l’histoire, toute action supposée d’avance « à temps » succombe, sans le savoir, à la loi du temps, et cela de la pire manière. Elle l’accomplit soit cyniquement soit naïvement. Mais il serait tout aussi illusoire de chercher une échappatoire dans la temporisation.

Comment tout a commencé

Un texte de Moses Dobruška
Le texte suivant est initialement paru en allemand à la mi-décembre 2023 dans le numéro 0 de la Neue Berliner Illustrierte Zeitung, journal de rue berlinois placardé sur les murs de la métropole, vendu par les clochards et en kiosque pour 2 euros. Il a été presque immédiatement traduit en espagnol, en anglais, en grec et certainement dans d’autres langues que nous ignorons. Il semble que l’état du débat public ait atteint en France un degré de raffinement, d’intelligence et d’exigence de vérité si élevé qu’il n’a jusqu’ici pas semblé utile d’y ajouter cette modeste pièce, en la traduisant, par exemple. La lucidité reste manifestement dans ce pays « la blessure la plus proche du soleil » – ce doit être pour cela que c’est finalement une revue de poésie, Pli, qui, dans son quinzième numéro désormais disponible en librairie, a pris l’initiative de la traduction, et non quelque organe à prétention politique ou philosophique. Bonne lecture !

Entretien avec les auteurs anonymes du Manifeste conspirationniste

Nous reproduisons ici l’interview anonyme parue en janvier 2024 dans le numéro 68 du journal romand d’écologie politique Moins !. C’est à notre connaissance la première mention publique de l’invraisemblable dépublication du Manifeste conspirationniste. D’aucuns y verront la forme accomplie de la censure : ON censure, et ensuite ON censure qu’ON censure. L’effacement de la censure par son redoublement même.

Fin de négrisme paisible

Un homme est mort, qui tenait en même temps qu’il n’y a pas d’amitié qui vaille en politique et que toute sa vie n’a été que pure politique, militantisme dans toutes les dimensions imaginables – un homme qui, en bonne logique, n’avait pas d’ami. Il s’appelait Antonio Negri. Et puisque mourir, en pareil cas, c’est être en proie aux vivants, il n’eut jamais autant d’« amis » pour lui rendre hommage qu’au jour de sa mort. Même ses ennemis se souvinrent de lui opportunément, non moins que ceux qu’il avait poursuivis de sa vindicte pour l’avoir « trahi » en ralliant les « destituants ». Il y a quelque lâcheté à différer jusqu’à la mort d’un être le moment de se réconcilier avec lui, à ne même pas prendre le risque d’une réplique acrimonieuse de l’intéressé. Quant à l’ultime élégance de pardonner ses vilenies au défunt, elle s’abolit d’elle-même dans la sensible jouissance de cette pauvre victoire : avoir enterré Toni Negri.

Chasse à l’homme et gratte-papier

Un texte de Sebastian Lotzer
Le 26 février dernier a été arrêtée chez elle, à Kreuzberg (Berlin), Daniela Klette, que la police allemande recherchait depuis trente ans pour sa participation aux activités de la Fraction armée rouge dans les années 1990, et quelques braquages de survie. Il n’en a pas fallu plus pour ramener les médias allemands à leur vieux réflexe de chasse à l’ennemi intérieur, en se lançant à la poursuite de deux camarades encore en cavale de Daniela Klette, Ernst-Volker Staub et Burkhard Garweg. Ce qui apparaît ici spectaculairement comme un règlement de comptes avec le passé, comme une ultime vengeance contre une organisation disparue, figure plutôt le futur qui nous est réservé.

Le temps de l’écologie

Un texte de La cabane qui brûle
Le monde tel que nous le connaissons est au bord de la rupture. Nombreux sont ceux qui parlent d’un virage à droite, voire d’une fascisation, c’est-à-dire du retour du fascisme historique dans de nouveaux atours ; d’autres parlent de la crise ultime du capitalisme, voire même du naufrage de la civilisation humaine, et, d’ailleurs, ces deux visions ne s’excluent pas mutuellement. Nous souhaitons affirmer une troisième position : nous considérons que ce qui nous attend n’est ni la crise finale du capitalisme, ni le naufrage de la civilisation humaine, ni le retour du fascisme historique dans ses habits neufs ; bien au contraire : nous faisons face à la possibilité d’un régime écologique d’accumulation, qui prolongera la catastrophe présente en lui donnant une qualité nouvelle. Ce régime se dessinera en faux par rapport aux scénarios mentionnés auparavant, par ces phénomènes : le totalitarisme vert, la stabilité dans l’instabilité, la déshumanisation des hommes.

Pourquoi revenir rue Saint-Benoît ?

Une conversation entre Gerardo Muñoz et Philippe Theophanidis
Il me semble que le premier problème du groupe de la rue Saint-Benoît est de résister aux périodisations et aux catégorisations de l’histoire littéraire, qui cherche toujours à « restituer » l’objet pour l’éloigner encore plus de la pensée. Sur un ton ouvertement ironique, il convient de rappeler que Dionys Mascolo, dans une interview tardive, a décrit l’expérience de la rue Saint-Benoît comme une sorte de communauté monastique . Mais cela semble également insuffisant si l’on s’en tient à l’idée que les différents styles de ceux qui ont circulé sur la scène de la rue Saint-Benoît se sont réunis pour mettre en œuvre un mouvement de pensée profondément expérientiel, enraciné dans la vie et pas seulement dans la réalité ou dans la dimension sensorielle de la lettre

Entêtement en librairie

La revue en ligne Entêtement est née en janvier 2022, sur un coup de tête, dans une situation politico-éthique étouffante. Elle s’est déployée tous les mois, et continue de le faire toutes les saisons. Il s’agissait de donner à lire des textes et des penséees qui ne passaient plus. La revue est maintenant disponible en librairie aux Éditions Pli.

L’expérience de la langue est une expérience politique

Un texte de Giorgio Agamben
Comment serait-il possible de changer véritablement la société et la culture dans lesquelles nous vivons ? Les réformes et même les révolutions, tout en transformant les institutions et les lois, les relations de production et les objets, ne remettent pas en question les couches plus profondes qui façonnent notre vision du monde et qu’il faudrait atteindre pour que le changement soit vraiment radical. Pourtant, nous faisons l’expérience quotidienne de quelque chose qui existe d’une manière différente de toutes les choses et institutions qui nous entourent et qui les conditionnent et les déterminent toutes : le langage.

Le coucher de soleil de l’Occident ? 

Un texte de Giorgio Agamben
Dans les textes publiés dans cette rubrique, il est souvent question de la fin de l’Occident. Il convient ici de ne pas se méprendre. Il ne s’agit pas de la contemplation résignée – quoique lucide et amère – du dernier acte d’un coucher de soleil que Spengler et d’autres pseudo-prophètes annonçaient il y a trop longtemps. Ils ne s’intéressaient à rien d’autre qu’à ce coucher de soleil, ils en étaient d’ailleurs complices et s’en félicitaient même, car dans les havresacs et les coffres-forts de leur esprit, il n’y avait plus rien du tout, c’était pour ainsi dire leur seule richesse, dont ils ne voulaient à aucun prix être spoliés. C’est pourquoi Spengler pouvait écrire en 1917 : « Je souhaite seulement que ce livre puisse être placé à côté des exploits militaires de l’Allemagne sans en être tout à fait indigne ».

Éthique, politique et comédie

Un texte de Giorgio Agamben
Il convient de réfléchir à la circonstance singulière que les deux maximes qui ont cherché à définir avec le plus d’acuité le statut éthique et politique de l’homme dans la modernité proviennent de la comédie. Homo homini lupus – la pierre angulaire de la politique occidentale – se trouve chez Plaute (Asinaria, v.495, où il met en garde contre ceux qui ne savent pas qui est l’autre) et homo sum, humani nihil a me alienum puto, peut-être la formulation la plus heureuse du fondement de toute éthique, se trouve chez Térence (Heautontim., v.77). Il n’est pas moins surprenant que la définition du principe de droit « donner à chacun ce qui lui appartient » (suum cuique tribuere) ait été perçue par les Anciens comme la définition la plus adéquate de ce dont il est question dans la comédie.

Dieu, homme, animal

Un texte de Giorgio Agamben
Lorsque Nietzsche, il y a près de cent cinquante ans, formulait son diagnostic sur la mort de Dieu, il pensait que cet événement sans précédent allait fondamentalement changer l’existence des hommes sur terre. « Où allons-nous maintenant ? – écrivait-il – N’est-ce pas une dégringolade continuelle ? […] Y a-t-il encore un haut et un bas ? N’errons-nous pas dans un néant infini ? ». Et Kirilov, le personnage des Démons, dont Nietzsche avait soigneusement médité les paroles, pensait la mort de Dieu avec le même pathos sincère et en tirait comme conséquence nécessaire l’émancipation d’une volonté sans plus aucune limite et, en même temps, le non-sens et le suicide.

15.

Un texte d’Amir
Je ne suis pas inconsolable,
Mais je ne suis pas de ceux 
qu’on console impunément.

59. Il n’est pas de joie pardonnable

Un texte d’Amir
Si j’arrive à dire 

     la mort

pour dire que
j’ai cherché la vie partout et 
la mort ne laisse aucun repos
dans les murmures 
les plus médullaires
les cimes les plus enorgueillies
le long des peaux raidies
et la craquelure des lèvres 
loin des sourires de retorderie

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