Hiver 2025

Opacité
Édito
L’état général des sensibilités post-Covid semble opaque. Nous le savons, tous les rapports sociaux sont des rapports de pouvoir. Ce qui se socialise est alors traité en chose, par le jeu de la « nature » économique. Entre se subjectiviser où être objectifié en chose ou en quelque chose, la différence est mince. Le processus est pourtant le même : réduire en un stock de ressources valorisables sur le marché de la vie sociale. Il n’y a plus une minute à perdre, il faut valoriser toute relation, la simplifier en un rapport, car sous chaque rapport se trouve un stratagème, un moyen de plaire afin de baiser l’autre. La vie sociale est le règne de l’imposture, les faux-semblants, sa langue. À force de mensonge, on oublie que l’on ment.

Relation avec l’inconnu
Dialogue avec Emanuele Dattilo
En septembre 2023, paraissait aux Éditions Payot & Rivages La vie heureuse, traduction française du deuxième ouvrage d’Emanuele Dattilo La vita che vive. Ce livre dense et rigoureux propose une lecture puissante du conatus spinoziste comme dynamique vitale et inséparable de la dimension éthique de notre vie. Ni manuel de développement personnel ni manuel politique, cet ouvrage tente de tracer les lignes d’une éthique loin du moralisme ambiant.

Se mouvoir sur un autre plan
Un texte de Costa Maledetto
La société est l’établissement du voisinage entre les indifférents. Un isolement s’instaure entre les âmes mutilées dans le vacarme des rapports sociaux. Un processus d’identification est en œuvre pour maintenir coûte que coûte cette maladie qu’est la société. L’hystérisation comme tactique contre-révolutionnaire s’impose pour la sauvegarder. Dès lors, la généralisation de cet état est permise par un certain nombre de dispositifs. Et le plus efficace dans ce domaine est le dispositif Woke/anti-Woke.

La différence ontologique et la philosophie politique
Un texte de Reiner Schürmann
Dans ce qui suit, je voudrais souligner certaines conséquences de la compréhension de la différence ontologique par Heidegger. En fin de compte, ces conséquences sont d’ordre pratique et politique. Le présent article se limitera à suggérer quel type de moyen terme, quel « chaînon manquant », peut être établi de manière cohérente entre le traitement de la question de l’Être par Heidegger et une philosophie politique.

Métaphysique de la tragédie
Un texte de Georg Lukács
Le drame est un jeu, un jeu de l’homme et du destin, un jeu dont Dieu est le spectateur. Il n’est que spectateur, jamais sa parole ou ses gestes ne se mêlent aux paroles ou aux gestes des acteurs ; ses yeux seuls sont fixés sur eux. « Qui regarde Dieu en meurt », écrivait Ibsen ; mais peut-il vivre, celui sur lequel est tombé le regard de Dieu ?
Cette incompatibilité, les perspicaces amoureux de la vie l’éprouvent également, et ils adressent au drame de durs reproches. Leur tranchante opposition, bien plus que les paroles des pusillanimes défenseurs du drame, touche de façon plus fine, plus pertinente, à son essence. Leurs reproches consistent en ceci : selon eux, le drame constitue une falsification, une vue grossière de la réalité.

La poésie du jeune Álvaro de Campos, l’émigré astral
Un texte d’Arménio de Souza
Álvaro de Campos, un jeune ingénieur maritime cloîtré là où les dieux errent la nuit, là où les Grecs furent pris de vertige, connu avant tout pour être ce que beaucoup de son peuple admirent, un poète. Il a écrit tout au long de sa vie une série de poèmes qui nous permet de suivre ses pensées, ses démarches, de hanter son existence qui n’est plus, mais qui demeure proche pour certains contemporains égarés. Dès ces premiers écrits, il y a l’importance primordiale apportée au geste du voyage. Il pensait rencontrer dans ce mouvement continu le charme exaltant d’une vie nouvelle.

Conjoncture et révolution
Un texte de Giorgio Agamben
Il ne faut pas se lasser de rappeler que l’un des termes clés de notre vocabulaire politique – la révolution – a été emprunté à l’astronomie, où il désigne le mouvement d’une planète sur son orbite. Mais un autre terme qui, dans la tendance générale à substituer les catégories économiques aux catégories politiques qui caractérise notre époque, a également pris la place de révolution, provient du lexique astronomique. Il s’agit du terme « conjoncture », sur lequel Davide Stimilli a attiré l’attention dans une étude exemplaire.

Le bien et le mal
Un texte de Giorgio Agamben
L’ancienne doctrine selon laquelle le mal n’est que la privation du bien et n’existe donc pas en soi, doit être corrigée et complétée en ce sens qu’il n’est pas tant la privation que la perversion du bien (avec le codicille, formulé par Ivan Illich ,corruptio optimi pexima, « il n’y a rien de pire qu’un bien corrompu »). Le lien ontologique avec le bien demeure ainsi, mais la question reste de savoir comment et dans quel sens un bien peut se pervertir et se corrompre. Si le mal est un bien perverti, si nous reconnaissons encore en lui une figure corrompue et déformée du bien, comment pouvons-nous le combattre lorsque nous y sommes confrontés aujourd’hui dans tous les domaines de la vie humaine ?

état des lieux, soyons géniaux
Un texte d’une présence quelconque
Une présidente de région qui qualifie musk de génie ?
Pour elle, donc, un génie est une personne née millionnaire qui a pu rétribuer financièrement plus intelligents que lui pour mener à bien l’entreprise la plus nauséabonde qu’il soit. Cette personne politique de région que nous nommerons morançais et qui voit en le musk génie et innovation vient, par voie de presse, de s’autodétruire. Si ce n’est pas le cas, elle vient d’avouer publiquement sa bêtise abyssale, son manque d’intellect, vide de toutes sensibilités, puis, accessoirement, de prêter allégeance aux idées fondatrices de l’extrême droite, c’est-à-dire à l’innommable.

Monk
Un texte de Sidi Mohammed Barkat
Toujours, nous ne retrouvons le sens de la terre et n’accédons ainsi à la vie, dans tel ou tel domaine, qu’en faisant cause commune avec les autres et avec les choses. L’horizon est alors celui du rassemblement. Les humains se manifestent les uns aux autres et s’approchent du domaine particulier des choses, jusqu’à ne plus lui être étrangers. Une disponibilité nouvelle se développe, dans le même temps que se construit une proximité. Le rapprochement est une ouverture réciproque. Dès lors, le code n’a plus cours qui marque les divisions.

Le premier pas
Un texte de Sidi Mohammed Barkat
Depuis des décennies, l’un après l’autre, les pays de la planète se convertissent au culte de la Gestion et à la religion du Management. Et l’on accorde à l’Entreprise – capitale initiale – une vénération semblable à l’hommage que l’on rend à une divinité. Cette Trinité (Entreprise-Gestion-Management) et les processions de discours qui l’accompagnent et que l’on délivre comme parole d’évangile tendent au-dessus de chaque pays leurs rets, suscitant la ferveur et l’adhésion. L’Imperium d’aujourd’hui n’est pas la domination traditionnelle du Capital, celle qui se conjugue avec la réalité des rapports de force et l’affirmation de la puissance du Travail. Le Capital triomphant s’impose en tant que pouvoir suprême et intangible.

Que l’on se souvienne de ce jour.
Un texte de Parham Shahrjerdi
Air France aux commandes,
Rouhollah Khomeini rapatrié à Téhéran.
Main dans la main,
Il descend lentement l’escalier de l’avion
Mis à sa disposition
Pour arracher la vie à tout ce qui vit.

Désenvoûtement
Un texte de C. Frézel
Ils n’avaient plus le temps. Ils marchaient d’un pas pressé. Leurs yeux, jamais ne devaient croiser d’autres yeux. Leurs oreilles, jamais éprouver le silence. Leurs corps, jamais être chamboulés ; trop chaud, trop froid, trop humide, trop lumineux, trop gros, trop, trop, trop.