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Gianni Carchia, Langage et mystique chez Carlo Michelstaedter

Sur l’œuvre de Carlo Michelstaedter, encore bien trop peu étudié, même en Italie où le regain d’attention des dernières années a surtout concerné le poète et le littéraire, bien plus que le philosophe, pèse comme un nuage qui en occulte et en affecte la compréhension des événements de la vie. Sa mort tragique a seulement vingt-trois-ans, en 1910, a été dès le début interprétée comme le scellement extrême, la marque d’authenticité apposée à sa conception délimitée dans La Persuasion et la rhétorique, sa thèse de fin d’année dont l’achèvement verra son suicide. Ainsi, la confusion troublante introduite entre la vie et l’œuvre, contre laquelle ont justement protesté ses critiques les plus avisées, à commencer par l’ami et directeur des Œuvres, Gaetano Chiavacci, n’a pas manqué de produire de graves équivoques interprétatives. En effet, ce mélange a mené à une « psychologisation » de la recherche critique, avide de reporter l’élan et la hardiesse de sa pensée à la cruauté de données biographiques prétendus « symptomatiques ». Cette optique réductrice concerne également les plus récentes réévaluations, qui, dans une lecture historico-sociologique, font de Michelstaedter une « figure » d’exception, rocher erratique de la culture italienne du début du XXe siècle. Mais l’équivoque biographique a pesé aussi, et plus, a influencé de manière indirecte et souterraine, qui était disposé pourtant à entendre la pensée du gorizien en dehors de chaque réductionnisme biographique ou historique. C’est le cas de ces interprétations qui comprennent mal les points capitaux de sa pensée, la lisant dans une clé vitaliste-existentielle qui fait pivot à la notion de « authenticité », dont la validité, encore une fois, apparaît appuyée précisément sur le choix de la mort mise en œuvre par le philosophe. Maintenant, cette lecture est décidément contredite, déjà en partant des mêmes termes formels, analytico-linguistiques, ainsi que du système complexe, critico-négatif, qui soutiennent le travail de Michelstaedter. Cette dimension formelle, totalement ignorée par la critique, émerge avec la plus grande évidence dans ses appendices critico-philologiques qui accompagnent les deux parties les plus décisivement argumentatives dans lesquelles l’œuvre de Michelstaedter se divise, intitulées respectivement De la persuasion et De la rhétorique. De tels appendices critiques, véritables nerfs de l’œuvre, n’ont pas eu, on peut dire, d’exégète quelconque.

Comme résultat de ce nœud philologique initial, la philosophie de Michelstaedter se donne à connaître dans son impulsion originaire comme une véritable critique du langage. Bien qu’au niveau argumentatif elle semble se reposer, au moins extérieurement, comme une reprise des thèmes principaux de la médiation éléatique, car le chemin à la Persuasion est affirmé identique à celui de l’Un parménidien contre le multiple de la doxa vulgaire, cette thèse n’est toutefois pas totalement effectuée dans les modes d’une métaphysique traditionnelle. Elle est plutôt manifestée dans les thermes rigoureux d’une métacritique linguistique adressée aux fondements mêmes de cette métaphysique. Le concept de logos, lequel émerge dans la dialectique du Platon tardif, puis triomphe dans le complexe de la spéculation aristotélicienne. En tant que critique du logos métaphysique, qui s’inspire de la sagesse des présocratiques, la philosophie de Michelstaedter ne se propose pas de se placer sous une construction métaphysique. Telle est sa caractérisation formelle : être dans la substance une critique du langage, qui est par ailleurs déterminé par le noyau argumentatif central de sa pensée qu’il voit récapitulé dans les voies de la connaissance rhétorique, telles que codifiées pour la première fois de manière définitive par Aristote, les traits cruciaux de l’ensemble du logos métaphysique. La rhétorique d’Aristote est, en effet, pour Michelstaedter le point d’extrême corruption et de décadence de la parabole dégénérative empruntée par Platon à la dialectique socratique, réduite progressivement à n’être que technique pure d’un savoir instrumental. Michelstaedter étend les caractères propres du royaume linguistique de la rhétorique mis au point par Aristote jusqu’à en faire la marque générale de l’ensemble des institutions humaines, de l’économie au droit, à la science, à l’éducation. Le terme « rhétorique » devient ainsi le synonyme de la violence masquée qui relève de tout le domaine de l’humain. Cette inclusion dans la critique linguistique de tout l’univers de la culture a sa racine dans le fait que, pour Michelstaedter, c’est dans la rhétorique que se dévoile, d’une manière emblématique, la connexion entre logique et violence immanente au savoir post-socratique.

C’est dans la rhétorique qu’apparaît, finalement dans toute son amplitude, le caractère arbitraire et despotique de la parole humaine, dans le cours abstrait de ses significations suffisantes aux besoins de la vie publique, où arrive à conclusion ce processus de laïcisation de la parole divine des savants qui avait donné origine, dans la polis, à la naissance du logos. Récupérant l’extensive signification originaire de la rhétorique aristotélicienne, antécédente au processus de sa mise en littérature qui en fait une simple théorie de l’ornement ou de l’elocutio, Michelstaedter la constitue au royaume de l’apparence fétichiste dans laquelle se déroulent les rapports humains. Mais la « rhétorique » n’est pas seulement un masque de la violence qui régirait, derrière cette fiction, l’humain. Elle-même est violence ; et elle l’est précisément par ce masque. Violence de la vie et fiction du savoir instrumental ne sont pas séparables. La violence est précisément la fiction, le jeu mimétique en vertu duquel les hommes recherchent astucieusement, de la nature et de leurs semblables, la satisfaction de leurs besoins et leur affirmation. Ici, la position de Michelstaedter fuit l’accusation d’essentialisme métaphysique mis en mouvement de Nietzsche à Schopenhauer. En effet, derrière le masque de la « rhétorique », il ne pose pas l’hypostase d’une vérité originaire, à l’abri et en deçà de fictions, de travestissements, d’interprétations. La « rhétorique » est seulement la manifestation, plus subtile et plus évidente en même temps, de l’iniquité du Tout. La critique de Michelstaedter est intransigeante et ne se nourrit pas de nostalgie ou de suggestions vitalistes-naturelles. Son attaque portée à la société et aux institutions civiles, rappelant aussi dans certains passages les manières de la critique de l’économie politique de Marx, est très éloignée des fondements anthropologiques de celle-ci, c’est-à-dire de l’humanisme naturaliste qui l’inspire. Ainsi, dans son essence, la critique de Michelstaedter à la « rhétorique » est une négation de la parole humaine, conduite au nom d’une communication persuasive qui porte les traits d’une langue divine paradisiaque.

La signification de cette critique, qui vise à la définition d’une pensée pure, loin de l’humain, devient encore plus évidente lorsqu’on considère que la réévaluation de la rhétorique antique a été justement un acte de l’Humanisme. À l’Époque moderne, la rhétorique a toujours été reproposée dans une clef conservatrice-traditionnelle et en antagonisme avec les excès de l’abstrait savoir scientifico-rationnel, de conceptions qui ne l’interprètent pas pour rien comme l’instrument formatif par excellence de l’humanité, vue classiquement comme visant au développement lent, mais constant de la véritable Bildung. Ce que Michelstaedter attaque est véritablement cet aspect humaniste-formatif du savoir rhétorique, dans lequel lui aussi à l’instar des rhéteurs voit les racines de chaque savoir, celui aussi prétendu objectif de la science, mais seulement pour les rejeter encore plus vigoureusement comme injustes et faux, précisément parce qu’elles sont intégralement humaines. L’humanité et la justice sont, en effet, des concepts antithétiques : « Quand l’homme juge une chose qui n’a pour lui aucune valeur effective, il juge selon sa propre mesure et accorde juste l’effet à tout motif qu’il appelle humain, parce que tel qu’il l’admettrait pour lui-même. “C’est humain – dit-il – c’est juste”. Mais en vérité, ce qui est humain est injuste, aucun critère humain ne peut juger ce que le Juste soit. “L’homme juste” est celui dont aucun argument humain n’implique. Ceux-ci sont “l’homme”, qui n’a plus rien en soi d’humain ». Toutefois, le démasquement de la connexion existante entre la violence de l’humain et la « rhétorique » abandonne chez Michelstaedter l’impulsion illuministe qui le déplace pour se renverser dans une apologie de la vie nue, d’une essence originaire précédent la fiction des institutions rhétoriques. En tant que prothèses culturelles, celles-ci sont précisément l’articulation de la nécessité aveugle qui préside à l’existence de tout. La critique sans compromis du langage humain ne s’arrête sur aucune illusion ; dès lors la négation du logos rhétorique ne peut ériger, à son tour, aucune nouvelle métaphysique. Le même système éléatique de l’argumentation, dans le chapitre De la Persuasion, n’est qu’un accessoire de soutien de l’instance critique. Il dessine seulement la limite infranchissable de la machine linguistique inorganique constituée par le système rhétorique, ladite frontière de la signification contingente humaine, où se dévoile l’intrinsèque misère.

Plus que comme un argument théorique, l’idée de la Persuasion se constitue comme la trace d’une expérience réticente au domaine de la « corrélativité » humaine. Cette trace est une entité somatique ; ce qu’il y a de plus loin qu’elle puisse se donner de l’insensible cristallisé conventionnalité de l’abstraite signification rhétorique. Avant tout, la langue de la Persuasion est la voix même de la douleur : « la douleur parle ». La douleur est ce moment de l’expérience que jamais la plus étroite « camisole rhétorique » n’arrivera à contenir ; elle est la limite de l’arrogance humaine, le point où se fissure « l’optimisme social » immanent au consortium humain. Puisqu’elle est la limite critique contre laquelle se balaie l’obscur enchevêtrement du neikos qui resserre les hommes dans cette pseudo-socialité que Michelstaedter définit la « commune » des mauvais, l’expérience de la douleur doit trouver une articulation expressive qui rompt avec les modalités de la langue humaine convenue. Le chemin à la Persuasion de Michelstaedter n’est pas un chemin à la résignation ou au silence ; la limite du langage des hommes n’est pas, comme pour Wittgenstein, ineffable. « La douleur parle » une langue oblique et singulière ; de même qu’elle n’est pas la langue de la signification « rhétorique » et sociale, elle n’est pas non plus la voix d’une nature primitive destituée de sens. Dans la grammatique philosophique de Michelstaedter, la langue de la douleur ne s’exprime pas, en effet, ni dans un « mode direct » ni dans celui « conjoint » de la signification humaine ; elle s’exprime dans le mode de « l’impératif ».

La voie à la Persuasion ne passe pas à travers l’élaboration d’une nouvelle construction rationnelle positive, car sinon on ne pourrait échapper à la prison du logos rhétorique. D’un autre côté, il n’est pas désormais possible de remonter la route de ce logos jusqu’à la sagesse indivise des antiques « maîtres de vérité » et, en premier lieu, de Parmenide, dont les sources pour la critique de la « rhétorique » s’inspirent. C’est sur ce point, crucial pour la compréhension entière de la philosophie de Michelstaedter, que, pour la plupart, les interprétations critiques s’échouent ou s’arrêtent, incapables d’atteindre les contours du concept ardu de Persuasion. Il a été, presque en règle, déclaré comme un concept « impossible », « mythique », quand on n’a pas voulu voir précisément ici la projection d’un échec existentiel privé de l’auteur ou bien comme du point de vue marxiste, un concept limite aporétique, singulier d’une conscience bourgeoise pour des raisons de classe impuissante à saisir la dialectique de la réalité sociale. Ce qui, pour Michelstaedter, se configurait comme une véritable expérience d’illumination a été, à l’opposé, déchiffré comme le signe d’un « aveuglement », d’une incapacité à comprendre la complexité du réel, dont serait issue une véritable fuite dans le mythe. Mais le concept de Persuasion n’est pas du tout un concept mythique, il n’est pas la conséquence d’une articulation manquée dans des termes rationnels et discursifs de l’expérience. Il est, plutôt, un concept mystique. L’éléatisme qui inspire la métacritique linguistique de Michelstaedter au domaine de la « rhétorique » comme lieu d’un arbitraire pouvoir de la signification humaine sur le monde ne pourrait pas s’arrêter pour réfléchir sur lui-même, à argumenter rationnellement, sinon au prix de se perdre. Telle fut déjà, selon l’interprétation de Michelstaedter, la raison de la triste fin d’Orphée, dont la parole s’était émancipée du logos : « Il est certain qu’au moment où on se retourne pour regarder son profil dans l’ombre… on le détruit. Eurydice, que les dieux infernaux concédèrent à Orphée, était la fleur de son chant, de son âme confiante. Quand dans l’obscure et âpre voie vers la vie, il se retourna, vaincu d’une intention délicate, Eurydice n’était déjà plus ». Donner les raisons, les motivations ; expliciter un principe de raison de l’illumination persuasive voudrait dire la trahir. S’aveugler, chuter dans le mythe équivaut à fournir le logos de la propre Persuasion. Pour cela, au lieu de lire en elle les contours d’une construction métaphysique esquissée et non résolue, il y a besoin de faire surgir dans son profil mystique la flamme d’une audacieuse expérience éthique.

La voie à la Persuasion est l’exigence éthique de la Justice qui s’oppose, muette, mais éloquente, à la métaphysique violente de la « rhétorique ». Pour garder la foi en elle-même, la critique du principe de raison suffisante, que Michelstaedter effectue en partant de Schopenhauer, doit se retourner finalement contre sa propre prétention d’affirmativité. Il serait sinon impossible de balayer l’infernal cercle des enchaînements causaux qui fait survivre l’irrationnelle nécessité du Tout : « Alle haben recht – niemand ist gerecht. Tout le monde a raison – personne n’a la raison. Puisqu’il n’y a pas d’effet sans cause, chaque chose dans le monde a raison d’advenir ; à chaque cause son effet est juste, à chaque besoin juste son affirmation – mais personne n’est juste : personne, en ce que justement il demande l’affirmation juste à ses causes, à ses besoins, prend la personne de ceux-ci, et il ne peut y avoir la personne de la justice. Si lui est fils de telles causes, de tels besoins, il n’a pas en soi la raison ; et comme irrationnelle, l’affirmation de sa quelconque personne est toujours violente ». Avec une radicalité encore plus insistée, qui met en discussion les fondements platoniciens et aristotéliciens du discours métaphysique occidentale, Michelstaedter s’engage dans le même passage étroit que celui emprunté par Kant, pour opérer le passage du caractère empirique à celui intelligible, et à partir de Schopenhauer, pour se soustraire aux mailles étroites du domaine de la volonté. Comme l’atteste la voix de la douleur, cette voie est celle de la conscience morale offensée qui demande indemnisation, non pour soi, pour la restreinte et limitée affirmation vitale, mais pour le Tout, pour celui qui attend le jour du jugement. La voie à la Persuasion de Michelstaedter est une mystique de la libération qui a comme fondement la critique de l’autoconservation rationnelle sur laquelle s’appuie le Neikos, qui lie structurellement entre eux les hommes. Contre ça, Michelstaedter revendique la capacité de dévouement amoureux, de l’abandon sans réserve au monde, reprenant le concept schopenhauerien de « compassion » dans l’idée de « bénéfice » : « puisqu’elle prend part à la violence de toutes les choses, toute cette violence est dans ta dette envers la justice. Toute ton activité doit aller vers un but, couper cela des racines : tout donner et ne rien demander : c’est ça le devoir… L’activité qui ne demande pas le bénéfice, qui fait pour ne pas avoir, mais qui en faisant donne ». Ceci est le lieu de la distance maximale de Michelstaedter envers la philosophie de l’existentialisme, à laquelle il a été rapproché pour de mauvaises raisons. Là où il a mis aussi en cause le monde, l’inauthenticité des rapports humains quotidiens, l’existentialisme n’a jamais poussé si loin jusqu’à la critique du Moi, de la personne monade, qui en est selon Michelstaedter le fondement violent. Comme dans la tradition de l’antique sagesse indienne de l’Atman et du Brahaman, la substance intime du Moi et la substance intime du monde, puissent arriver à communiquer entre eux, dessinant la conscience suprême, une fois que le Soi humain se soit déshabillé des illusions ou le monde de la création l’enferme, de la même manière Michelstaedter reformule l’idée de la Persuasion comme idéale d’une mutuelle, d’une communication rationnelle non violente entre le Moi et le monde : « Donner c’est faire l’impossible : donner c’est avoir… avoir dans la possession du monde la possession de soi-même – ne faire qu’un avec le monde ». Traduit dans les termes de la tradition occidentale, cette instance mystique se présente alors comme la suprême requête éthique d’une justice non terrestre, mais divine : « La justice, la personne juste, l’individu qui a en soi “la” raison, tout le monde dit c’est une hyperbole, et ils retournent à vivre comme si déjà ils l’avaient ; mais l’hyperbole est la voie de la Persuasion qui y mène. Puisque comme infiniment l’hyperbole s’approche à l’asymptote, ainsi infiniment l’homme en vivant veut sa vie s’approche de la ligne droite de la justice ». La critique de la métaphysique instrumentale du logos rhétorique pourra tenir foi envers soi-même seulement si elle osera s’affirmer positivement, non plus comme logos, mais comme mystique, voie pratique à la Persuasion, dans la réalisation de la Justice : « La théorie de la pratique pour être pratique ne doit pas être théorie, elle ne doit pas feindre une quelconque réalité suffisante dans une quelconque élaboration de ses données, mais elle doit être un impératif ». Cet impératif n’est pas humain, mais de lui l’humanité a besoin pour guérir du délire de sa propre suffisance.

Gianni Carchia

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