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S’arracher le réseau/premiers gestes

Pour Nelly, in 
memoriam

« Un morceau de monde vient se prendre dans notre toile. Il est à nous. Mais ce qui est venu se prendre dans notre toile n’y est pas arrivé par hasard. On nous l’a jeté. Et ce qu’on nous a jeté n’était pas un morceau du monde, mais un fantôme. Ce fantôme, pour sa part, n’était pas une copie du monde, mais ce qu’avait imprimé une matrice. Cette impression, à son tour, n’est nôtre que parce qu’elle doit maintenant nous servir de matrice, parce que nous devons nous refaire à son image. Si nous devons nous refaire, c’est pour ne plus appeler “nôtre” que cette matrice et pour ne plus avoir aucun autre monde qu’elle. »
Günter Anders, L’Obsolescence de l’homme.

1.

Lorsque Günter Anders écrit ces lignes en 1956, à l’âge de la bombe atomique, de l’avènement de la télévision et de l’information de masse, il ne pouvait imaginer à quel point ses pronostics allaient se confirmer. Avec quelques tours de cliquet technologique supplémentaires, le panorama du présent se laisse saisir dans les mêmes termes, mais généralisés à toutes les sphères de la vie.

Le monde nous est servi, littéralement, à nous qui attendons notre proie, notre pitance, comme l’araignée sur sa toile. Pour manger, s’éclairer, se chauffer, aimer, militer, voter. Sauf qu’aujourd’hui, la toile a été agrandie au-delà du salon et s’est faite réseaux, car c’est seulement branchés aux réseaux que nous nous disons « vivre » et que là nous façonnons notre image. Réseaux sociaux, réseaux énergétiques, électriques, de la grande distribution, financiers, politiques, constituent le filet serré dont la prétention est d’englober la totalité du monde. Ce que Anders appelait une matrice.

Le propre des matrices est que, pour fonctionner, elles ne doivent pas apparaître comme telles.

2.

Le monde n’est plus vécu, il est commuté. Il n’est plus nécessaire d’en faire l’expérience, puisqu’il transite jusqu’à nous en paquets de data ou en flux d’énergie par autant de dispositifs techniques. Nous pouvons, pour ainsi dire, « l’allumer et l’éteindre », à volonté. Anders s’est fait le décrypteur intransigeant de « l’organisation des apparences », mais il avait laissé quelque peu de côté une question tout aussi importante qui est celle de l’appareillage matériel de cette organisation des apparences. C’est-à-dire l’ensemble des infrastructures qui construisent, maillent, recouvrent le monde de leurs lignes THT, de leurs câbles de fibre optique, de leur béton armé, de leurs centrales électriques. L’ensemble des infrastructures qui savent se rendre si vitalement invisibles. Elles qui nous fournissent « l’intendance » comme aime à le rappeler le gestionnaire de réseaux électrique RTE. Nous sommes, en effet, arrivés à l’incapacité ne serait-ce que d’imaginer, un seul instant, notre existence sans ces infrastructures devenues une seconde peau.

Au début du chapitre « Le monde comme fantôme et comme matrice », Anders indiquait pourtant une piste cruciale. « Notre enquête s’attache presque exclusivement aux altérations singulières que subit l’homme, en tant qu’être auquel on fournit le monde comme on lui fournit gaz et électricité, et aux conséquences non moins singulières que cette livraison du monde à domicile entraîne sur le concept de monde et pour le monde lui-même ».

Nous tâchons simplement ici de poursuivre l’enquête, au-delà du « gaz et l’électricité », à l’époque des smart grids et de la quatrième révolution industrielle.

3.

Notre époque est éprise d’une mystification. Les processus de fusion entre infrastructures de l’énergie et infrastructures de l’informatique produisent, en même temps que de nouvelles technologies, de nouveaux récits. Le récit d’une « économie devenue propre » est répété en boucle. Mais il ne peut cacher les chaînes productives de son désastre qu’à force d’un continuel et planétaire tour de passe-passe. Invisibiliser ici, dans nos cocons 4.0, ce que notre « transition énergétique » demande en termes d’extraction de minerais et d’exploitation humaine là-bas, à l’autre bout du monde.

Entre autres exemples : celui des usines Foxconn, à Shenzhen, où plus de 400 000 ouvriers fabriquent les iPhone et autres gadgets électroniques. Foxconn est devenu, par quelques révélations journalistiques, et le temps passager de l’indignation, un des signes de notre dissonance cognitive. Nous savons ce que ces usines produisent, que les ouvriers y sont traités comme des animaux, jusqu’à mourir d’épuisement. Nous savons que les minerais qui rentrent dans la composition de ces objets, pose a minima, un problème évident de ressources et de pollution extrême. Nous savons que chaque portable est un mouchard, et que les réseaux nous fixent dans des bulles autistiques, construites en tant que telles. Mais nous continuons de nous tenir accrochés, jour et nuit, et comme à une ligne de vie, à ces objets pourtant mortifères.

Dernièrement, pour verdir son blason, Foxconn s’est engagé à passer à une électricité 100 % renouvelable d’ici 2040…

On ne pourrait tant s’adonner au commentaire journalistique de la « quatrième révolution industrielle » et ses effets de « disruption » sans ce fait de base, lui aussi invisibilisé par le récit de la Green Tech : il n’y a plus de différence entre nous et le smartphone, il n’y a plus de différence entre les corps et la technologie. Ou plutôt, c’est bien cette dernière qui l’a emporté sur les premiers. Effaçant tout autre rapport au monde qui ne serait pas médié par elle et elle seule.

La couche profonde de cette hégémonie est la couche infrastructurelle. C’est elle qui assure l’approvisionnement en énergies ─fossiles, nucléaires, renouvelables, toutes additionnées ─ de ces mines, de ces usines, de ces réseaux si voraces. Nous touchons là un nerf très sensible et comme une question existentielle. De quels processus physiques cette hégémonie est-elle faite ? Et de quelle violence est-elle le nom ? C’est que la transition vers un monde soi-disant « décarbonné » tel que vendu par la quatrième révolution industrielle est intrinsèquement couplée aux réseaux électriques, à leur croissance phénoménale. Elle est le produit de la continuelle et violente mise en ressource du monde. La convergence entre intelligence artificielle, robotique, internet des objets, véhicules autonomes, nanotechnologies, biotechnologies, sciences des matériaux, énergies renouvelables ; voulue par cette quatrième révolution et au-delà même de l’annonce publicitaire, est le nom d’une opération de fusion entre les infrastructures physiques, numériques et biologiques. C’est aussi le nom d’un nouveau brutalisme extractiviste, qui aura un besoin insatiable de minerais, sans commune mesure jusqu’ici.

4.

Selon un rapport de l’Agence Internationale de l’Énergie, sur le rôle des métaux stratégiques dans la transition énergétique :

« Dans un scénario qui répond aux objectifs de l’Accord de Paris, la part des technologies à énergie propre dans la demande totale en minerais augmentera considérablement au cours des deux prochaines décennies, pour atteindre plus de 40 % pour le cuivre et les métaux rares. 60 à 70 % pour le nickel et le cobalt et près de 90 % pour le lithium. Les véhicules électriques et le stockage sur batterie ont déjà supplanté l’électronique grand public pour devenir les plus grands consommateurs de lithium et ils devraient aussi l’emporter sur l’acier inoxydable en tant que plus grands utilisateurs de nickel d’ici 2040. »

« Avec plus de 70 millions de km de lignes de transport et de distribution dans le monde entier, les réseaux électriques constituent aujourd’hui l’épine dorsale des systèmes énergétiques. Les systèmes de distribution représentent actuellement plus de 90 % du total de la longueur des lignes et jouent un rôle croissant dans le soutien à l’intégration du solaire photovoltaïque résidentielle et de l’éolien terrestre, en plus de leur rôle traditionnel de fourniture d’électricité aux utilisateurs. »

« Les systèmes de transport et de distribution contiennent une grande quantité de cuivre et d’aluminium. L’analyse globale du réseau installé, avec les lignes aériennes, les câbles souterrains et les transformateurs, suggère que 150 Mt de cuivre et plus de 220 Mt d’aluminium sont présents dans ces réseaux aujourd’hui. Ces volumes sont environ sept fois supérieurs à la demande annuelle actuelle de cuivre et trois fois supérieure à celle d’aluminium. Avec les technologies actuelles, ce volume devrait augmenter de près de 60 % à 75 %, d’ici 2040 » The Role of Critical Minerals in Clean Energy Transitions, IEA, mars 2022.

5.

Les smart grids et la production pharaonique de big data constituent une nouvelle physique sociale. Les flux de données s’affublent du « vrai », et revendiquent leur adéquation directe avec le réel. Ils fournissent à portée d’écrans ce vieux rêve d’une connaissance enfin totale, objective du monde et de tous les êtres qui le peuplent !

Tout signal énergétique et informatique provenant des mailles du réseau, partout sur le territoire est interprété et opérationnalisable immédiatement, pour optimiser la distribution, lisser les courbes, piloter les sources d’énergie, en fonction de la consommation, des données météo. Le modèle algorithmique de prise de décision d’un réseau intelligent se targue de copier l’organique et de fonctionner à la manière d’un réseau neuronal. « Flexibilité », « agilité » sont les maîtres mots de ce réductionnisme smart. Les usages quotidiens se trouvent systématiquement traduits en consommation électrique. Ils peuvent être différés ou pilotés grâce à la combinaison des compteurs intelligents, de la domotique et de la connaissance en temps réel de l’état physique du réseau. Comme pour la recharge des voitures électriques. Cette « flexibilité », à l’image de leur vision du monde, est aussi considérée comme un gisement par RTE.

« Le gisement de flexibilité de la consommation accessible à long terme sera largement dépendant de l’évolution des comportements individuels. (…) L’appropriation croissante par un large public des enjeux énergétiques et climatiques peut renforcer l’appétence de certains consommateurs pour la flexibilité des usages en vue de contribuer à l’insertion des énergies renouvelables. » RTE, Futurs énergétiques 2050.

C’est l’annonce d’une gouvernance en temps réel, un temps lisse, sans coupure, puisqu’il faut produire de l’énergie et la distribuer, partout, tout le temps. Ce que les smart grids présagent n’est qu’une tendance lourde, déjà à l’œuvre depuis un moment : l’automatisation généralisée des choses et des êtres. Il faut se le dire : les réseaux ne sont pas qu’un moyen de production, mais aussi un moyen de contrôle. Le contrôle de l’ensemble et de ses parties, passant de la plus grande maille à la plus petite, irriguant l’organisme social entier et chacun de ses membres.

6.

Tout cela avait été dit, il y a quelques années par l’Amassada à Saint-Victor en Aveyron, dans sa lutte contre un méga transformateur RTE. Et n’a fait que de se vérifier depuis, avec une intensification folle. Que des « ploucs » prétendent remettre en cause l’ordre électrique et le script de la transition, voilà qui ne pouvait être toléré en lieu et place d’un des plus grands chantiers d’ingénierie électrique en Occitanie. Et il leur a fallu pas moins de trois chefs de projet pour rectifier le tir et plus de cinq ans pour expulser définitivement les lieux. Après une enquête publique sabordée, un refus catégorique du projet par les habitants, l’intervention des forces de l’ordre à plusieurs reprises, ils doivent intégrer maintenant « l’acceptabilité sociale » dans leur stratégie.

RTE s’en plaint d’ailleurs, lorsque dans son « Schéma décennal de développement du réseau 2019 », il dénonce les délais trop importants pour installer ses infrastructures « indispensables pour la transition énergétique »…

« Ces délais peuvent significativement s’allonger dans les cas où les autorisations administratives nécessaires font l’objet de recours systématiques. De tels cas peuvent concerner le réseau de transport. Certains postes électriques explicitement construits pour collecter l’énergie éolienne font ainsi l’objet de recours par des particuliers se réclamant de la défense de l’environnement : tel est par exemple le cas du poste “Sud Aveyron” à Saint-Victor-et-Melvieu. De tels cas de figure, s’ils se généralisent, pourraient s’avérer particulièrement contraignants et positionner le réseau sur le chemin critique de la transformation du mix de production. »

Dans l’indifférence presque générale, cette lutte aura pourtant su montrer ─ en lien avec celles et ceux qui dans l’isthme de Tehuantepec au Mexique combattent courageusement la colonisation énergétique d’EDF avec ses milliers d’éoliennes et sa mafia ─en quoi les réseaux électriques et la transition énergétique participent du même ordre. L’ordre de la dévastation.

À regarder maintenant ce méga transformateur construit, à le regarder ainsi s’étaler impunément sur des hectares de terres recouvertes d’un sarcophage de béton, on a du mal à se repérer, tant les géographies se sont éteintes, littéralement évaporées. Si c’est cela leur « modernisation du réseau » pour « assurer l’intégration des énergies renouvelables », ça ressemble plutôt à la mort. Une mort qui grésille, un Frankenstein recomposé de pièces de métal et de cuivre maintenu artificiellement par les watts du monde électrique. Une architecture faite de couches superposées les unes aux autres, où plus rien ne fait sens, seulement les flux qui passent. Comme sur un échangeur d’autoroutes, ça circule ! En arrière-fond de ce qu’on daigne encore appeler « paysage », les éoliennes d’EDF ou d’Enercon ressemblent aux machines de l’aéronautique. Les infrastructures deviennent autoréférentielles, elles se répliquent. Un transformateur, un barrage hydroélectrique, une centrale nucléaire, à biomasse, peu importe. Il s’agit toujours de mettre au travail l’atome, la rivière, le vent, le bois, toujours et encore de la ressource, du gisement. En ce sens, les champs d’éoliennes valent bien des champs d’arbres, au regard de cette abstraction : leur « valeur énergétique ».

7.

Paraît-il qu’un Français a besoin en moyenne et à tout instant de 427 esclaves énergétiques, calculés en machines équivalent travail humain. Par exemple, les machines qui extraient et raffinent les métaux rares dont notre quatrième révolution industrielle a vitalement besoin. Tungstène, dysprosium, néodyme sont les nouveaux étalons de l’économie mondiale, boostée au « tout numérique ». Cet appétit sans frein rêve depuis des années d’aller extraire dans les fonds marins les nodules polymétalliques de manganèse et de cobalt, son nouveau carburant. Puis, quand toute la surface de la Terre aura été vidée, viendra le moment de l’exploitation extraplanétaire… SpaceX y travaille déjà.

Les managers du monde sont au pas de course, car c’est bien pour eux le seul sens du mot « transition ». La transition comme accélération du projet de modernisation de la planète. Le programme de ces gens, techno messies ou soviet cyborg à la Bratton, est très clair pour qui veut bien le lire : une nouvelle odyssée de la PLANIFICATION. Sur toute la croûte terrestre, construire un même système, intégralement unifié, totalement universel, d’ingénierie planétaire, ne tolérant aucun dehors. Et toujours le même cocktail rallongé de géo-ingénierie + robotique + biologie synthétique + nucléaire de nouvelle génération + énergies renouvelables…

Les périphéries ingouvernables et les êtres surnuméraires qui en son sein n’auront pas pris le train en marche seront en conséquence considérés comme hostiles.

Dans les clips de la quatrième révolution industrielle, les images quasi hollywoodiennes de parcs éoliens, d’innovations biomédicales, d’intelligence artificielle, de voitures autonomes, de smart grids se succèdent entre des séquences catastrophes de feux de forêts, d’émeutes, de réfugiés climatiques, de sécheresses extrêmes. Derrière cette mise en scène dégueulasse se joue le chantage à l’in-corp-oration planétaire. Chacun et chacune d’entre nous étant sommé de faire relais pour sauver le Grand Organisme malade de notre Bille Bleue interconnectée. Le réaménagement du filet électrique selon les besoins gloutons de l’économie verte est une autre manière de réaménager le social autour d’une gouvernance mondiale et écologique. Neutralisant les conflits politiques, au nom de l’innovation high tech, ce gouvernement inculque d’abord la responsabilisation de chacun face aux menaces climatiques : sobriété, écogestes, comportements vertueux. Et ainsi, soustrait aux regards les responsables de première ligne, ceux-là mêmes qui ont construit toute cette machinerie infrastructurelle, qui la capitalisent et l’entretiennent.

8.

À l’aune de la pandémie de Covid-19, considérée elle aussi comme un « réseau vivant, adaptatif, complexe », ce que révèle en substance Klaus Schwab ─ qui n’est pas un complotiste, mais le fondateur du Forum Économique mondial ─ est la croyance indéfectible dans les bienfaits des « nœuds d’interdépendance ». La Grande Réinitialisation économique, sociétale, technologique et individuelle annoncée de ses vœux devra, dans la période « postpandémie », prendre exemple sur la résilience du système électrique pendant la crise. Tous les chocs ont été surmontés par l’intendance de ce système qui démontre, une fois de plus selon lui, la supériorité de « l’interconnexion » dans un monde collaboratif. Ce dernier, nous dit Schwab, doit investir massivement dans la transition et expérimenter une nouvelle façon de faire des affaires.

« Tout au long des étapes successives de la pandémie, et en particulier pendant les périodes de confinement, le secteur de l’électricité a joué un rôle essentiel en permettant à la plus grande partie du monde de poursuivre ses activités de façon numérique, aux hôpitaux d’être opérationnels et à toutes les industries essentielles de fonctionner normalement. Malgré les défis considérables posés par les cybermenaces et les changements dans la structure de la demande, l’électricité a tenu bon, prouvant sa résilience face aux chocs. Pour aller de l’avant, le secteur de l’électricité doit relever le défi d’accélérer sa transition énergétique » Covid-19 La grande réinitialisation, Klaus Schwab.

Rien de plus pragmatique pour un esprit si « disruptif » qui ne jure que par un nouveau « contrat social » basé sur la santé et l’écologie, servies aux goûts de la Big Tech.

« Le bien-être doit être abordé de manière holistique ; nous ne pouvons pas nous sentir bien individuellement dans un monde qui souffre. Par conséquent, prendre soin de la planète sera aussi important que prendre soin de soi (…) L’association de l’IA, de l’internet des objets et des capteurs et technologies portables permettra d’obtenir de nouvelles informations sur le bien-être personnel (…) et effaceront progressivement les frontières entre les systèmes de santé publique et les systèmes de création de santé personnalisés (…) Dans le monde postCovid-19, des informations précises sur notre empreinte carbone, notre impact sur la biodiversité, sur la toxicité de tous les ingrédients que nous consommons et sur les environnements ou contextes spatiaux dans lesquels nous évoluons vont générer des progrès significatifs en termes de prise de conscience du bien-être collectif et individuel. »  Covid-19 La grande réinitialisation

9.

On pourrait chercher dans ce délire quelques raisons économiques ou politiques, mais c’est plutôt la plus parfaite application technique de l’ingénierie humaine. Une fois abstrait en un organisme de captation, le corps peut se fondre dans sa matrice environnementale. Dans un continu aller-retour d’informations cybernétiques, entre « moi » et « la planète ». Les deux images, l’organique et la systémique se rassemblent alors dans une même représentation spectrale, appelée à se diffuser partout. Les experts de tout bord, faisant mine d’avoir trouvé une doctrine originale, appellent cela « résilience ». Mais il faut percer ce « truc » discursif et montrer, à la suite de Anders, que ce désir d’interconnexion ne constitue pas une libération, mais bien un nouvel enfermement dans ce qu’il nommait la « consubstantialité instrumentale » : les corps devenant machines, les machines devenant corps.

Il n’y a pas, comme le voudraient les managers planétaires, « la technologie », et à côté « le monde », l’une venant au secours de l’autre. Il y a par contre une titanesque, et pourtant tissulaire technologisation du monde.

10.

L’idée même de réseau n’est pas quelque chose de neuf, qui circule dans les bureaux des seuls énergéticiens et concepteurs. Elle naît entre le XVIIIe et le XIXe siècle à la croisée de l’ingénierie militaire, de l’hydraulique et de la médecine. C’est dans les mines et les galeries des fortifications que les ingénieurs géométrisent le réseau défensif du territoire depuis les grandes galeries jusqu’à leurs « rameaux », reprenant à Vauban ses grands principes de défenses, mais en systématisant le calcul des coûts de terrassement et de travail humain nécessaire à l’œuvre d’aménagement militaire.

Le système urbain de distribution de l’eau devra lui aussi, grâce aux mathématiques, construire ses ramifications souterraines. Et régler les problèmes de charge et de diamètre des conduites afin d’assurer l’approvisionnement et la circulation la plus efficace de l’eau dans chaque quartier, tout en limitant les pertes. Dans les deux cas, le paradigme de l’interconnexion se formalise grâce aux figures végétales du « réseau arborescent » avec son tronc et ses branches. Son centre et ses périphéries.

Depuis la fin du XVIIIe siècle, il existe des liens étroits entre pensée militaire, ingénierie et médecine, puisque les trois domaines s’intéressent à l’hygiène sociale, les mathématiques, et l’étude des matériaux. Au début du XIXe siècle, Bichat instaure le concept de « tissu » pour décrire les propriétés physiologiques des organes. Magendie étudie le système nerveux et le fluide cérébro-spinal par la mécanique. Mais c’est au polytechnicien et médecin Poiseuille, en 1835, qu’on doit d’avoir repris la métaphore végétale et hydraulique en l’appliquant au corps humain. Il est le premier à mesurer la pression de ce liquide visqueux qu’est le sang dans les « rameaux des veines » fonctionnant comme des tubes soumis aux mêmes lois de l’hydraulique en termes de pression, longueur, diamètre, température, temps d’écoulement et perte de charge.

Le point décisif est que la circulation au sein d’un réseau, qu’il soit de fortification, hydraulique ou sanguin, implique nécessairement la surveillance et le contrôle du centre sur la périphérie, afin de conduire efficacement les flux. C’est le cœur et le cerveau qui agissent métaphoriquement comme centre de contrôle et de pouvoir. Comme la capitale pour le territoire, les administrations pour l’État, les banques pour le système économique. À cela viendra s’ajouter, à la fin du XIXe siècle, par exemple chez Spencer, l’image positiviste des chemins de fer, de la presse et du télégraphe comme systèmes nerveux centraux du corps politique. Puis s’y associera la commande-contrôle des systèmes de distribution d’électricité après la deuxième guerre mondiale, avec le développement des théories de l’information chez les machines et l’homme.

Dans l’imaginaire des énergéticiens, ce modèle physiologique continue d’être l’un des plus puissants. Les communicants de RTE ne cessent de tirer sur la même ficelle : « Comme l’influx nerveux contracte nos muscles, l’électricité qui circule sur notre réseau fait vibrer l’économie. À haute et très haute tension, elle alimente les industries, qui éclairent les territoires. Nous ajustons en temps réel la production et la consommation et nous assurons la solidarité entre les régions. Pour que chacun ait accès à l’électricité, en France, en Europe, le jour, comme la nuit. » Juste une seconde pour que le courant passe.

Leur hantise, par contre coup, est que cet organisme réticulaire tombe malade. Que le réseau électrique, « lignes fragiles de la civilisation », « support de toute société » soit rompu et que surgisse le « spectre primal du retour au chaos » Les réseaux électriques au cœur de la civilisation industrielle. Bouneau, Derdevet, Percebois.

Que survienne l’obstruction, le blocage, la panne, l’arrêt, le sabotage en temps de guerre, ou la prise de pouvoir révolutionnaire sur le système électrique et c’est la bonne circulation qui ne fonctionne plus. Le cauchemar qu’ils s’activent à conjurer chaque jour c’est celui du « blackout », le synonyme parfait de la nuit, de l’ombre, de l’anarchie. Une société qui s’est construite comme utopie réalisée des Lumières se trouve rattrapée, à chacun de ses pas, par la peur des ténèbres ! Quelle étrange ironie de l’histoire !

11.

De la fin du XVIIIe, et tout au long du XIXe siècle, ce qui va donc se généraliser jusqu’à aujourd’hui c’est bien une logique de l’organisme se rigidifiant en pure idéologie. L’organisme va se doter d’une rationalité et la raison d’une organicité qui formeront un paradigme des plus efficace dans le gouvernement des hommes et des choses. Il faut à ce propos, relire l’ouvrage important de Judith Schlanger, Les métaphores de l’organisme. L’idée même de grands corps d’État, comme le corps des ingénieurs des Ponts et Chaussées ou des Mines, ne pouvait pas naître sans cette puissante fusion conceptuelle. L’organisme, comme corps organisé, pourra bientôt symboliser le Tout social avec ses organes-rouages mis en ordre scientifiquement.

Sa régénération morale et la recherche d’une organisation supérieure constituent le fond technocratique du fascisme, comme du socialisme.

« La politique deviendra une science positive quand ceux qui cultivent cette branche auront appris la physiologie et qu’ils ne considéreront plus les problèmes qu’ils auront à résoudre que comme des questions d’hygiène » écrit Saint-Simon, l’entrepreneur de la Religion industrielle, en 1813, dans son Mémoire pour la science de l’homme, en copiant les mots de son ami médecin, membre de la Société de santé de Paris, Jean Burdin.

Est-il étonnant que quelqu’un comme Michet Derdevet qui a fait sa carrière chez EDF, RTE, ENEDIS puis a basculé vers le conseil en stratégie énergétique se réclame explicitement du saint-simonisme ? Comme Macron d’ailleurs, dès le début de son premier mandat !

12.

Contre ceux qui répètent que le réseau n’est finalement qu’un objet technique parmi d’autres et qu’il est donc possible de se le réapproprier, il faut toujours rappeler que le réseau est d’abord historiquement le nœud d’un triple dispositif : d’ingénierie, médical, militaire. Rome s’est étendue comme empire grâce à ses armées et ses bâtisseurs de routes, d’aqueducs, de ponts. Si l’Occident continue de dominer le monde, c’est autant à travers la diffusion de son modèle que par le travail incessant de ses infrastructures. L’ingénierie réticulaire passe par la maîtrise des masses physiques, humaines et matérielles, la projection et la canalisation de leur énergie. C’est que le réseau, en colonisant l’espace, porte avec lui un certain Ordre et Langage qu’il doit imposer à la « matière inerte » du monde, simple réceptacle chaotique et indéterminé de l’organisation formelle et intelligible.

Sauf que la matière inerte n’est pas seulement celle foulée à nos pieds. La matière inerte, ce sont aussi nos corps, nos corps-infrastructures.

Dans sa manie perverse de brutaliser tout ce qu’il touche, et de réduire fanatiquement le réel à de la pure logistique, l’homme occidental s’est jeté corps et âme dans sa propre mobilisation, au nom de l’environnement et du social. Il se retrouve ainsi pris à son propre piège. Finissant de planifier l’ensemble du vivant, c’est lui qui se transforme en la cible désœuvrée de ses propres manœuvres. Dévorant la terre, il s’autodévore. Voilà le paradoxe de son champ de bataille.

Il n’est pas anodin que ce soit un polytechnicien ingénieur du corps de l’armement et un anthropologue des techniques qui ont le mieux écrit à propos de la « réticulation offensive » des corps.

« Le réseau est un travail qui nie l’hétérogénéité originaire du monde : voulant la réversibilité du mouvement et de l’échange, il est contraint de se constituer comme espace continu tendant au Même, puisqu’il s’agit de garantir la sûreté du mouvement. […] Ce système passe par un travail du terrain qu’il s’agit de rendre adéquat à la poursuite du mouvement. On modifie le terrain matériel et éventuellement le terrain social sur lesquels doit prospérer le réseau, afin qu’ils ne présentent pas de risques pour l’usager réticulé. […] Lorsqu’il visera et réussira à conquérir la transparence de son environnement, c’est-à-dire à pénétrer et décomposer l’opacité concrète des choses ; lorsque l’espace physique deviendra un plan chiffré et fluidifié, les liens logiques entre l’être humain, l’infrastructure et le bien mobile seront profondément bouleversés. Le mobile, allégé du poids de l’unique usage et voué à la poursuite infinie de sa propre mobilité, deviendra la finalité de tout travail, arrachant d’une part son énergie à une Terre disloquée, projetant d’autre part cette énergie parmi les masses humaines visées comme nouvel espace essentiel à réticuler. À l’ère ultramoderne, c’est l’espace social qui se voit réticulé et destiné à la perpétuelle mobilité des biens, dont le régime exige l’entière exploitation énergétique et informatique de la matière physique et humaine. Réticulée aux fins de l’échange souverain, la société humaine devient l’infrastructure matérielle du procès matériel ! » Forget, Polycarpe, Le réseau et l’infini

13.

Finalement, ce que tous les rapports des grandes institutions masquent c’est qu’il n’y a pas de problème de production d’énergie, il y a le problème qu’est l’énergie.

Partout, sur toute la surface de la Terre, c’est au nom de l’énergie qu’on extrait tout ce qu’il reste à extraire. Du minerai, du pétrole, du charbon, des terres rares, du vent, du solaire, de l’eau, même de l’ADN… ne sont que ressources mises à disposition, offertes là, à nos besoins infinis.

Toujours extraire et encore extraire. Comme si le monde était devenu un gigantesque et éternel gisement dans lequel il suffirait de miner. Comme si le monde n’avait plus de visage, que nous ne pouvions plus y faire face, mais seulement y faire fonds. Par exemple, on parle partout de « gisements éoliens », et de venir prospecter pour découvrir des sites potentiels à l’installation de nouveaux parcs industriels. Le vent s’efface, avec sa poétique, sa mythologie, ses noms multiples et singuliers, autan, zefir, gregal, traversà, pour se voir convertis en un simple minerai parmi d’autre. Il y avait pourtant ici et là tout un peuple du vent avec ses moulins et ses meuniers maîtres de voiles, et qu’il est indécent de comparer à des aérogénérateurs de 200 mètres de haut, criblant le paysage de leur hégémonie technologique.

Il existe certainement une différence éthique entre les techniciens de maintenance éolien et des bricoleurs fous du low tech qui créent de petites éoliennes artisanales pour l’autonomie d’un hameau. Une différence de perceptions du monde chez ceux qui réhabilitent des moulins hydrauliques abandonnés, avec leurs béals et leurs machines-outils. La multiplication frénétique des panneaux solaires dans les champs ou sur les toits ne nous épargnera pas, un jour ou l’autre, de repenser de fond en comble la manière de construire des maisons, notamment selon les principes de l’architecture bioclimatique, et d’en partager les savoir-faire. Ce n’est pas là une question utopique ou un repli localiste, technophobe, mais bien quelque chose d’une expérimentation technique, mais de techniques situées, singulières, au-monde.

14.

Le réseau électrique s’est bâti sur la capture des techniques qui lui étaient les plus favorables. Techniques mutant ainsi en un seul et unique grand-système-technique, en un seul grand corps électrisé : métropoles, chemins de fer, plateformes de production, centrales, data center. Ce que Günter Anders appelle un « macro-instrument » : un instrument n’est qu’un rouage d’un système d’instruments, qui nécessite à son tour d’autres instruments. Dans le même sens, une technologie n’est rien d’autre que l’agglomération de techniques particulières devenues, sous sa domination, techniques homogénéisées, unifiées, universelles, systématisées, calculables et comparables. In fine : compatibles avec l’ordre de l’économie.

Les outils et leurs usages appropriés peuvent être remplacés, réparés, transportés. Et surtout mis en partage comme savoir-faire interpersonnel. Un réseau ne peut être remplacé ni partagé à ce niveau. Il lui manque, comme qui dirait, une certaine sensibilité. On ne construit pas soi-même un réseau. Le réseau domine la sphère technique, il demande à ce qu’on s’y adapte, qu’on y circule, qu’on s’y soumette. Sinon il faut en arracher les techniques appropriables ou le détruire. Il est vital, pour ne pas en rester au chantage à « l’impossibilité de vivre hors du réseau », d’être porteur ici et maintenant d’autres imaginaires techniques, qui partent de quelque part, depuis une situation, en somme, des imaginaires habités.

Les microréseaux semblent attrayants, mais ils ont été en grande partie absorbés par le macroréseau et ses smart grids. Les microproductions locales sont réduites à une « réserve d’import-export dans le marché de l’énergie au profit de l’équilibre du grand réseau de distribution » comme l’a bien montré Fanny Lopez. Mais ce n’est pas tant le couple micro/macro et ses différentes échelles qui est à repenser, toujours déjà inscrites dans la même logique, mais bien notre rapport au monde. Ce qu’il s’agirait de repenser ce sont nos gestes techniques, ce qui à la fois m’attache au monde ET m’arrache à sa réticulation. Par exemple, tel paysan boulanger qui décide de fabriquer lui-même ses machines-outils avec l’aide d’un atelier collectif, de connaissances communes et de plans en open source ; tel architecte qui ne veut plus utiliser de béton ; telle ingénieure de réseaux qui quitte ses études pour rejoindre la lutte ; tel pharmacien qui devient producteur de simples. Dans le secteur de l’énergie, il existe aussi des déserteurs, comme cet ancien cadre de RTE qui informe sur le danger des ondes électromagnétiques.

Il y a ici plus qu’une question d’échelle locale, mais une géographie de la sécession qu’il s’agit de parcourir, pour établir des marronnages techniques. Capables dans leur fuite de créer un monde habitable, de reprendre des forces, et de mener des attaques. Ce sont des premiers gestes. Et des matières enfin à portée de mains.

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En termes de gestes, le réseau lui ne tolère que des comportements, ceux adaptés à son modèle. Par exemple, le passage entre le nudging des « gestes barrières » pendant le Covid-19 et l’incitation aux écogestes pour « soulager le réseau électrique » lors des pointes de consommation fut, en ce sens, impeccable de fluidité. Avec cette petite musique quotidienne : « Pour économiser l’énergie, on agit, on réduit. Chaque geste compte. Je baisse, j’éteins, je décale »… Une appli de RTE Ecowatt existe aussi pour être alerté en temps réel des risques de coupures et adapter ainsi sa consommation. Le clip promo joue sur un imaginaire graphique très léviathanesque, avec la multiplication à l’écran de centaines de mains qui éteignent la lumière pour contribuer à la vie du grand corps électrique. Le dispositif est retors puisqu’il joue sur la « solidarité » de tous pour protéger ce bien commun qu’est le réseau électrique. Il expose ainsi notre dépendance généralisée, notre lien organique aux infrastructures, comme une question vitale. Ce lien, apparemment si « naturel », fut construit de manière systémique, au moins depuis le saint-simonisme. C’est l’implémentation réticulaire que nous héritons de deux siècles de coup d’État industriel. Et il faudra bien un jour en finir avec ce projet funeste.

Toute idée du démantèlement qui ne porte pas en elle la négativité d’un arrachement, et qui n’est pas tenue par un désir d’expérimentations sauvages, ne peut que finir dans une sous-catégorie du management planétaire.

Le reste en découlera : ce qu’il s’agit de garder, de détruire, de hacker, ou de laisser à l’abandon.


« Pourtant, les structures qui enserrent, canalisent, et contiennent ne sont pas immuables. Elles sont continuellement sapées par les tactiques et les ruses des habitants, dont les “lignes d’erre” ou “l’entrelacs de parcours” (…) court-circuitent les visées stratégiques des maîtres d’ouvrage de la société, pour qu’elles s’usent et finissent par se désintégrer. »
Tim Ingold, Une brève histoire des lignes.

Jean-Baptiste Vidalou

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