(Intervention au XXXIIe colloque de la Mutualité, par Gerardo Muñoz)
Je voudrais commencer cette intervention à partir d’un point très précis : la crise de légitimation du libéralisme dont certains identifient le début dans les années 1970, et que nous connaissons aujourd’hui sous le nom de néolibéralisme, a facilité une sortie créative et fluctuante en termes de gouvernabilité. Comme Grégoire Chamayou l’a bien montré dans son important ouvrage La Société ingouvernable. Une généalogie du libéralisme autoritaire (2021), la crise de légitimité entre l’État et la société a été subordonnée à une série d’opérations qui ont rendu le régime d’ordre économique plus flexible au sein des organes institutionnels (c’est-à-dire qu’elles ont transformé les institutions en formes vicariantes pour le fonctionnement d’un nexus d’ordre concret, garantissant le modèle d’accumulation)[1]. En ce sens, il est important de rappeler que la crise de légitimation n’est pas à proprement parler une crise économique, mais plutôt une nouvelle technique de gouvernement, une oikonomia, qui n’implique rien de moins qu’une transformation de la disponibilité de l’espace total du social. Si un tournant irrévocable de cette « révolution silencieuse » (comme l’a appelé le constitutionnaliste Cass R. Sunstein) est une transformation de la rationalité dont l’empreinte est incarnée par l’esquisse de Carl Schmitt dans son discours « État fort et économie saine » de 1932. Cela indique aussi que le problème économique n’est pas à proprement parler une crise économique, mais plutôt une nouvelle technique de gouvernement. Mais cela indique également que le problème économique reste un domaine d’attention important dans la mesure où nous pouvons l’isoler de la configuration du domaine (la question de savoir si une telle opération ontologique est possible fait l’objet d’un débat). Mais c’est certainement l’une des aspirations de la thèse du « marché radical », puisqu’elle suppose que nous vivons effectivement un moment de stagnation économique, et que ce moment est dû à la coagulation de grands monopoles de propriété et de biens. En d’autres termes, on admet que le paradigme ou nexus de la gouvernance État-fort-sain est entré dans une phase terminale, et qu’il est nécessaire de passer à autre chose.
En d’autres termes, le nœud du libéralisme ingouvernable a conduit à un affaiblissement des formes autonomes de socialisation tout en favorisant la concentration de la production et des revenus dans de grands monopoles adaptés au « code du capital », comme l’a documenté Katharina Pistor dans un livre incontournable sur le sujet[2]. Et si la solution « progressiste » a été jusqu’à présent une vaine tentative de désintégrer les monopoles par le biais de procès en « droit antitrust » (ici le travail de Lina Khan est d’une importance indéniable), comme un repli sur l’ère classique de l’État activiste. Or, nous pourrions dire avec Pistor qu’il s’agit d’une réaction légaliste dont la faiblesse s’exprime dans l’impossibilité de se mesurer à l’élaboration fluctuante de l’empire du code du capital[3]. Dans cette perspective, je pense qu’il devient un peu plus lisible pourquoi Posner & Weyl reprennent et radicalisent la position de William Vickrey sur un système rotatif de l’usage des biens et des propriétés afin de réaliser une décentralisation de l’axe de la gouvernance d’une part, et la socialisation de la propriété liée à l’usage d’autre part[4]. Cette refonte prépare la liquidation effective de la politique à partir d’un hyperréalisme économique qui introduit un élément qu’il faut aborder : l’usage. Il n’est pas anodin que l’accent d’un « marché radicalement nouveau » porte sur ce point particulier, car implicitement (sans que les auteurs l’assument à aucun moment du livre) il est tenu pour acquis que l’ère de la production sous organisation fordiste, liée à la force de travail et à la valeur d’échange, a été supplantée par un nouvel ordre que l’on pourrait appeler la région de l’usage sur les choses.
Dans une certaine mesure, le « socialisme » a déjà été mis en commun en tant que conception par le biais d’une substitution de l’inappropriabilité des biens communs par un bien commun substantiel afin d’établir un lien entre l’usage, la temporalité et la fiction juridique des choses. En effet, la nouvelle topologie d’une communalité sans faille est fondée en échange du transfert de l’usage à l’ordre des choses. Si l’usage a été compris comme la capacité d’exproprier une relation ordonnée au monde en dehors de l’intentionnalité et de la production, le nouveau lien d’un marché radical du « bien » instrumentalise l’usage vers la disponibilité du temps de vie. L’ère de la politique a été abandonnée, car, comme le disent les auteurs, « la politique s’est fracturée et se trouve dans un état toxique »[5]. On voit ici comment, pour Weyl & Posner, la mise en place d’un marché radical ne vise pas la transformation d’un horizon politique, même si elle parvient à promouvoir un principe de légitimation. Et la légitimation, nous disent-ils, réside dans la liturgie du public contre la dérive des monopoles : un système d’« auto-évaluation » orienté vers l’axiomatique d’un ordonnancement commun auquel nous sommes obligés de participer[6].
On voit bien ici que, comme l’engagement constitutionnaliste pour le bien commun configuré par la polarité ius-lex, un marché radical est aussi un autre nœud d’une gouvernance dont la polarité d’ordre est l’administration commune et la péremption de l’usage en valeur indivise[7]. Le principe de légitimation n’est plus transféré par la refondation d’un contrat social, ni par un « opting out » de la coopération (comme le demandait David Hume), mais exclusivement par une liturgie qui nous oblige à agir à partir de l’abstraction d’un commun substantiel. Et c’est ici qu’il faudrait s’interroger sur l’usage (chresai), puisque cette notion liée à une dimension modale de l’être singulier est désormais modulée au service des distributions oscillantes d’une axiomatique de l’ordre (je reprends la notion du vocabulaire de Maddalena Cerrato). Il est symptomatique que, dans le pari des « marchés radicaux », la catégorie modale de l’usage après la production réapparaisse comme l’enjeu de ce qui doit être domestiqué, plaqué, constitué, modulé sur un horizon temporel.
Une nouvelle technologie de l’ordre ? Certainement, et maintenant la règle des âmes de l’âge classique de la théologie politique autoritaire devient l’autogouvernance d’un âge post-autoritaire dans lequel un nouveau code (et le système complexe de vote quadratique qui est proprement explicité dans le chapitre 2 de Radical Markets) qui organise les médiations abstraites entre le codage quadratique, le codage du temps d’utilisation (et l’expiration de la propriété face à des offres de valeur supérieure) et le codage juridique comme processus d’atténuation de la force et de neutralisation des conflits entre les acteurs, la codification du temps d’usage (et la déchéance de la propriété face à des offres de valeur supérieure) et la codification juridique comme processus d’atténuation de la force et de neutralisation des conflits entre acteurs. En effet, la réalisation de ce que nous appelons le domaine cybernétique s’applique à des capacités multirégionales, c’est-à-dire à des modulations de la règle du code. Comme nous le dit Katharina Pistor dans son The Code of Capital (2020), l’hyperréalisme d’un marché radical présuppose une posture originelle de table rase dans laquelle on ne nous dit jamais les modes d’investissement boursier avant l’établissement d’un système rotatif des communs de Vickey. Y aura-t-il une phase de redistribution avant la modélisation du marché radical sur le social ? La gouvernance ne persiste-t-elle pas et ne s’affine-t-elle pas au travers de la décentralisation de la blockchain ? Je laisse ces questions entre parenthèses pour le moment.
En tout état de cause, ce que l’on voit émerger avec un tel pari de marché radical, c’est l’opposition entre différents empires de la codification qui ne peuvent établir un principe de légitimité qu’à travers des tensions de force. En réalité, la conception d’un marché radical ne peut exister sans la règle du code juridique ; mais c’est le code de la légalité qui ne peut être assumé comme un moyen d’échapper à un principe de légitimité. En ce sens, les marchés radicaux émergent comme l’une des possibilités du nexus de gouvernance, mais pas comme une alternative au nihilisme du code. Et pour conclure, je voudrais rappeler la célèbre déclaration d’Alexandre Kòjeve dans sa dernière interview où, pour illustrer le nihilisme de l’ère post-historique, il disait : « La révolution chinoise n’est rien que l’introduction du Code Napoléon en Chine. La fameuse accélération de l’histoire, dont on parle tant, n’avez-vous pas remarqué qu’à mesure que le mouvement historique s’accélère de plus en plus, il avance de moins en moins[8] ». Concrètement, l’illusion de la kinésis fait proliférer les nexus de la reconstitution d’un ordre qui ne parvient pas à surmonter la crise théologico-politique, parce qu’il vit constamment dans la fabrique d’adhésifs pour suturer les médiations d’un espace social qui ne va plus.
Gerardo Muñoz
Retrouvez l’article original sur : https://infrapoliticalreflections.org/2022/03/15/el-imperio-del-codigo-sobre-mercados-radicales-y-el-uso-intervencion-en-el-coloquio-xxxii-mutualidad-por-gerardo-munoz/
[1] Gregoire Chamayou, La Société ingouvernable. Une généalogie du libéralisme autoritaire, Éditions La Fabrique, Paris, 2018.
[2] Katharina Pistor, The Code of Capital: How the Law Creates Wealth and Inequality (Princeton U Press, 2020)
[3] Lina Khan. “Amazon’s Antitrust Paradox”, Yale Law Journal (126:710), 2017.
[4] Eric Posner & Glen Weyl. Radical Markets: Uprooting Capitalism and Democracy for a Just Society (Princeton U Press, 2018).
[5] Ibid., 24.
[6] Ibid., 55
[7] Adrian Vermeule. Common Good Constitutionalism (Polity, 2022).
[8] « Les philosophes ne m’intéressent pas, je cherche des sages », Alexandre Kòjeve, La Quinzaine littéraire, n°53, Juillet 1968. (Disponible ici : https://legrandcontinent.eu/fr/2020/12/25/conversation-alexandre-kojeve/ )