La nature fait l’homme à partir de l’enfant et la poule à partir de l’œuf ;
Dieu fait l’homme avant l’enfant et la poule avant l’œuf.
Maître Eckhart, Le Sermon de l’homme noble
I
Le drame est un jeu, un jeu de l’homme et du destin, un jeu dont Dieu est le spectateur. Il n’est que spectateur, jamais sa parole ou ses gestes ne se mêlent aux paroles ou aux gestes des acteurs ; ses yeux seuls sont fixés sur eux. « Qui regarde Dieu en meurt », écrivait Ibsen ; mais peut-il vivre, celui sur lequel est tombé le regard de Dieu ?
Cette incompatibilité, les perspicaces amoureux de la vie l’éprouvent également, et ils adressent au drame de durs reproches. Leur tranchante opposition, bien plus que les paroles des pusillanimes défenseurs du drame, touche de façon plus fine, plus pertinente, à son essence. Leurs reproches consistent en ceci : selon eux, le drame constitue une falsification, une vue grossière de la réalité. Non pas seulement qu’il lui dérobe – même chez Shakespeare – sa plénitude et sa richesse, et que ses événements brutaux, qui n’offrent de choix qu’entre la vie et la mort, la dépouillent de ses finesses psychologiques (seelisch) les plus subtiles ; le reproche fondamental reste que le drame engendre un espace vide entre les hommes. Dans le drame, il y a toujours un individu qui parle et un autre qui ne fait que répondre (sur ce point, la technique du drame reflète totalement son essence la plus intime). L’un commence à parler et l’autre termine, et cette sévère stylisation fige les fluctuations silencieuses et imperceptibles de leurs relations réciproques, qui rendent la vie réelle vraiment vivante. Tout cela est de la plus profonde vérité. Mais des défenseurs trop empressés du drame s’avancent et en appellent à la plénitude de Shakespeare, au chatoiement sans repos des dialogues naturalistes, à la dissipation de tout contour destinal dans les jeux du destin chez Maeterlinck. Ce sont des défenseurs trop empressés : leur aide détruit les valeurs suprêmes du drame ; des défenseurs pusillanimes : ce qu’ils peuvent avancer pour la défense du drame n’est qu’un compromis. Un compromis entre la vie et la forme dramatique.
La vie est une anarchie du clair-obscur : rien en elle ne s’accomplit totalement, et jamais quelque chose ne va jusqu’à son terme ; toujours se mêlent de nouvelles voix qui sèment la confusion dans le chœur de celles qui résonnaient déjà auparavant. Tout s’écoule, tout se mêle sans frein et forme un alliage impur ; tout est détruit, tout est démantelé, jamais quelque chose ne fleurit jusqu’à la vie véritable (zum wirklichen Leben). Vivre : c’est pouvoir vivre quelque chose jusqu’au bout (ausleben). La vie : jamais quelque chose n’est vécu totalement et parfaitement jusqu’au bout. Parmi tous les êtres concevables, la vie est ce qu’il y a de plus irréel et de moins vivant ; elle n’est descriptible que négativement, seulement ainsi : quelque chose survient, toujours en perturbant… Schelling écrivait : « On dit qu’une chose dure parce que son existence est inadéquate à son essence. »
La vraie vie est toujours irréelle, toujours impossible pour la vie empirique. Quelque chose resplendit, tressaille, étincelant par-delà ses sentiers battus ; quelque chose qui perturbe et séduit, quelque chose de dangereux et de surprenant, le hasard, le grand instant, le miracle. Un enrichissement et une perturbation : cela ne peut durer, on ne pourrait le supporter, on ne pourrait vivre sur ses hauteurs – sur les hauteurs de la vie propre, des possibilités ultimes et propres. On doit retomber dans l’apathie ; on doit renier la vie pour pouvoir vivre.
En effet, les hommes aiment dans la vie ce qu’elle a d’atmosphérique, d’indéterminé, ce dont l’oscillation ne cesse jamais et ne balance pourtant jamais jusqu’à l’extrême ; ils aiment la grande incertitude comme une berceuse monotone, endormante.
Mais l’élément déterminant et déterminé, c’est le miracle : de manière imprévisible, il fait irruption dans la vie, par hasard et sans liens, et il résout le tout par un calcul clair et univoque.
Les hommes haïssent l’univoque et le craignent ; toute entrave venant de l’extérieur, tout obstacle obstruant leurs voies, leur faiblesse et leur pusillanimité les caresseront. Car les paradis insoupçonnés des rêves forgés dans l’inaction, éternellement inaccessibles, fleurissent pour eux derrière chaque falaise qui leur est à jamais infranchissable. Pour eux, la vie consiste à aspirer et à espérer, et ce que barre le destin se transforme facilement et à bon compte en richesse intérieure de l’âme. L’homme de la vie n’apprend jamais où se terminent ses courants : où rien n’est accompli, tout est possible. Mais l’accomplissement est le miracle ; il arrache à l’âme tous ses masques trompeurs, tissés de moments brillants et de sentiments (Stimmungen) équivoques ; l’âme se trouve face à son visage dans son essentialité nue, un visage que dessinent de durs et impitoyables contours.
Mais aux yeux d’un Dieu, seul le miracle a de la réalité. Pour lui, il ne peut y avoir de relativité, de gradations et de nuances. Son regard enlève à tout événement ce qu’il a de temporel et de spatial. À ses yeux, il n’y a plus de différence entre l’apparence et l’essence, entre le phénomène et l’idée, entre l’événement et le destin. Ici, la question de la valeur et de la réalité a perdu son sens : la valeur créera la réalité, elle ne sera plus rêvée et annoncée en elle. C’est la raison pour laquelle toute vraie tragédie est un mystère. Son véritable sens intérieur consiste en une révélation de Dieu à Dieu ; le Dieu de la nature et du destin, éternellement muet et jamais racheté, tire ici des sons du Dieu qui dort en l’homme ; le Dieu immanent éveille le Dieu transcendantal à la vie. « Parce que Dieu n’est pas en état d’exercer sa volonté dans la réalité et le mouvement sans créature, il le fera dans et par la créature », dit l’Opuscule de la vie parfaite, et Hebbel parle d’une « incapacité, propre à Dieu, de tenir un monologue ».
Mais les dieux de la réalité, de l’histoire, sont étourdis et entêtés ; la force et la beauté de la pure manifestation ne suffisent pas à leur ambition. Ils ne veulent pas être seulement spectateurs de son accomplissement, mais encore la guider et la parfaire. De propos délibéré, leurs mains pénètrent dans l’entrelacement à la fois énigmatique et clair des fils du destin, et les emmêlent jusqu’à atteindre un ordre d’ensemble, dépourvu de sens. Ils entrent en scène, leur apparition rabaisse l’homme au rang d’une marionnette, le destin au rang d’une providence, et l’action laborieuse de la tragédie se transforme en un cadeau de la rédemption reçu sans rien faire. Dieu doit quitter la scène, mais rester néanmoins spectateur : telle est la condition de possibilité historique de l’âge tragique. Et parce que la nature et le destin n’ont jamais été si effrayamment sans âme qu’aujourd’hui, parce que les âmes des hommes n’ont jamais hanté si solitairement leurs voies délaissées, nous pouvons de nouveau espérer une tragédie : si elle fait complètement s’évanouir toutes les ombres vacillantes d’un ordre qui serait bienveillant à notre égard, projections dans la nature de nos lâches rêves aspirant à une certitude illusoire. « Ce n’est que lorsque nous serons devenus complètement athées, dit Paul Ernst, que nous aurons une tragédie. » Car, autour de Macbeth de Shakespeare dont l’âme ne put supporter la rigueur de la voie nécessaire menant au but nécessaire, au carrefour du destin, dansent et chantent encore de séduisantes sorcières, et les miracles attendus lui annoncent que le jour de l’accomplissement ultime est venu. Autour de lui, le farouche chaos que ses actes transforment et qui prend sa volonté dans ses filets n’est vraiment chaotique que pour les yeux aveugles de son aspiration, et seulement autant que doit l’être pour son âme sa propre frénésie. En vérité, tous deux constituent un jugement de Dieu : ce sont les mêmes mains de la même providence qui les dirigent. Elles lui mettent mensongèrement toutes les victoires dans les mains, tout lui réussit jusqu’à l’accomplissement intégral – alors, tout lui est arraché d’un coup. Ici encore, l’intérieur et l’extérieur consistent en une seule et même chose : les mêmes mains mènent les âmes et le destin. Le drame est encore un jugement de Dieu : chaque coup d’épée, ici encore, est porté par une providence méthodique. Jarl d’Ibsen, qui, dans ses rêves, était toujours roi, et ne pouvait l’être que dans ses rêves, attend aussi un jugement de Dieu de la lutte des forces, une sentence concernant l’ultime vérité. Mais le monde qui l’entoure suit sa voie propre, intouché par les questions et les réponses ; toutes les choses sont devenues muettes, et les combats amènent indifféremment les lauriers ou la défaite. Jamais plus ne retentiront dans la marche du destin les claires paroles des jugements publics de Dieu : c’était leur voix qui éveillait l’ensemble à la vie, et maintenant il doit vivre pour soi, dans la solitude, la voix du juge s’étant tue pour toujours. C’est pourquoi Jad a pu vaincre là où le roi de Shakespeare eût succombé ; c’est le vaincu, celui qui est destiné à la chute – encore plus en tant que vainqueur qu’en tant que fugitif. Ici, les sons de la sagesse tragique résonnent purement, sans être troublés : le miracle de la vie, le destin de la tragédie, n’est que le révélateur des âmes. Le révélateur et le révélé, le prétexte et la manifestation, trop étrangers pour être ennemis, se tiennent l’un en face de l’autre. Car ce qui, au contact de la circonstance, a été révélé, lui est étranger et supérieur, appartient à d’autres mondes ; l’âme venue à elle-même (selbstgeworden) considère d’un œil étranger la totalité de son existence antérieure, celle-ci est pour elle incompréhensible, inessentielle et sans vie ; elle n’a pu que rêver avoir été autre à un certain moment – car cet être qui est le sien, c’est l’être –, et un hasard désœuvré a chassé les rêves, les sons contingents d’une cloche éloignée ont, le matin, causé le réveil.
Dans la tragédie, ce sont des âmes nues qui tiennent des dialogues solitaires avec des destins nus. Aux uns et aux autres, tout ce qui ne constitue pas leur essence la plus intérieure est enlevé ; toutes les relations de la vie sont anéanties pour que la relation destinale puisse être posée ; toute atmosphère entre hommes et choses a disparu pour que règne entre eux l’air rude des hauteurs, clair et ne voilant rien, l’air des questions ultimes et des réponses ultimes. Là où le miracle du hasard a projeté l’homme et la vie, commence la tragédie : c’est pourquoi le hasard est à jamais banni du monde de celle-ci. À cette vie-ci en effet, il ne peut plus apporter l’élément dangereusement enrichissant qu’il introduit dans la vie habituelle (ins Gewohn- liche hineintragt). La tragédie n’a qu’une dimension : celle de la hauteur. Elle commence au moment où des forces énigmatiques poussent l’essence hors de l’homme, le contraignent à l’essentialité, et sa démarche n’est qu’une manifestation toujours croissante de cet être unique et vrai. Une vie qui exclut le hasard est une vie sans élan, stérile, une plaine infinie sans collines ; sa nécessité est celle de l’assurance à bon compte, du mou repli sur soi face à toute nouveauté, celle d’un fade repos dans le sein d’une rationalité desséchée. La tragédie, cependant, n’a plus besoin de hasard, elle l’a incorporé pour toujours en son monde, il est en elle, nulle part et partout.
La question de la possibilité de la tragédie est la question de l’être et de l’essence, celle qui consiste à se demander si tout ce qui existe est un étant, rien que parce qu’il existe, simplement parce qu’il existe. N’y a-t-il pas des degrés, des échelles de l’être ? L’être est-il une propriété appartenant à toutes choses, ou un jugement de valeur à leur égard, un élément séparateur et différenciant ?
Voilà donc le paradoxe du drame et de la tragédie : comment l’essence peut-elle devenir vivante ? Comment peut-elle devenir, dans l’immédiateté sensible, la réalité pure et simple (zum einzig Wirklichen werden), l’étant véritable (zum wahrhaft Seienden) ? Car seul le drame « figure » des hommes réels, mais il doit – par cette figuration précisément – leur enlever toute existence simplement vivante. Paroles et gestes constituent leur vie, mais chaque parole qu’ils prononcent, chaque geste qu’ils accomplissent est plus qu’une parole ou un geste ; toutes les manifestations de leur vie ne sont que des chiffres des relations ultimes, leur vie n’est qu’une pâle allégorie de leurs propres idées platoniciennes. Leur existence ne peut avoir qu’une réalité spirituelle (seelische Wirklichkeit), et non une vérité factuelle. La réalité d’une expérience vécue et d’une foi. L’« expérience vécue » est cachée en chaque expérience vécue de la vie, comme un abîme menaçant, la porte de la salle de jugement : c’est la relation de la vie avec l’idée dont elle est le simple phénomène, ce n’est que le fait qu’une telle relation soit pensable au milieu des hasards chaotiques de la vie réelle. Et la foi affirme cette relation, transforme sa possibilité (Moglichkeit) à jamais indémontrable en les fondements a priori de la totalité de l’existence.
Cette existence ne connaît ni espace ni temps ; tous ses événements sont dépourvus de tous fondements (Begründungen), et les âmes de ses personnages de toute psychologie. Pour être plus précis : l’espace et le temps de la tragédie ne modifient et n’affaiblissent en rien la perspective, et les motivations, externes aussi bien qu’internes, des actes et des souffrances, ne concernent jamais leur essence. Tout compte dans la tragédie, tout compte avec une force égale et d’un poids égal. Il y a en elle un seuil de possibilité de vie, d’éveil à la vie, mais ce qui peut vivre est toujours actuel (gegenwartig), et tout est toujours également actuel. L’être-parfait (Vollkommen-Sein) est l’être-là (Da-Sein) des personnages de la tragédie. La philosophie du Moyen Âge possédait à cet effet un moyen d’expression clair et univoque ; elle disait que I’ens perfectissimum était en même temps I’ens realissimum ; plus une chose est parfaite, plus elle est ; plus elle correspond à son idée, plus elle a d’être. Mais dans la vie vivante – et la matière de la tragédie est ce qu’il y a de plus vivant –, comment fait-on l’expérience (erlebt man) de son idée, de sa convergence et de son identification avec elle ? Pour la vie, ce n’est pas une question épistémologique, théorique (comme pour la philosophie), mais c’est la vérité vécue dans l’immédiateté du sang vif des grands instants.
L’essence de ces grands instants de la vie est la pure expérience vécue du soi (Selbstheit). Dans la vie habituelle, nous ne faisons l’expérience de nous-mêmes (erleben wir uns) que sur un mode périphérique : ce sont nos motifs et nos relations. Notre vie n’y a pas de réelle nécessité, mais seulement celle de l’existence (Vorhandensein) empirique, celle de l’enlacement par mille fils dans mille liaisons et rapports contingents. Or la base de tout le réseau de nécessités est elle-même contingente et dépourvue de sens ; tout ce qui est aurait aussi pu être autrement, et seul le passé auquel, justement, on ne peut plus rien changer paraît réellement nécessaire. Mais le passé est-il réellement nécessaire ? L’écoulement contingent du temps, le déplacement arbitraire de l’angle arbitraire sous lequel on considère les expériences vécues peut-il en modifier l’essence ? Créer quelque chose de nécessaire, d’essentiel, à partir du contingent ? Trans- former la périphérie en centre ? Souvent, cela semble possible, et pourtant ce le semble seulement. En effet, ce n’est que notre savoir momentané, contingent, qui fait du passé quelque chose d’achevé et d’immuable dans sa nécessité. Pourtant, le plus infime changement que tout hasard peut produire dans ce savoir jette de nouvelles lumières sur cette « chose immuable », et tout change de sens sous le nouvel éclairage ; tout est devenu différent. Ce n’est qu’apparemment qu’Ibsen est un disciple des Grecs, un continuateur de la composition œdipienne. Le sens réel de ses drames analytiques consiste en le fait que le passé n’a rien en soi d’immuable, est coulant, chatoyant et changeant, métamorphosé par les nouvelles connaissances.
Le grand instant lui aussi apporte une nouvelle connaissance, mais elle ne s’insère qu’en apparence dans la série des transvaluations perpétuelles, éternelles. En vérité, elle constitue une fin et un commencement. Elle confère aux hommes une nouvelle mémoire, une nouvelle éthique et une nouvelle légitimité. De ce qui jusqu’ici paraissait constituer un pilier de la vie, de nombreuses choses disparaissent, son support est devenu d’une petitesse le rendant quasi imperceptible, et il est capable de la soutenir. Les chemins que l’homme parcourait auparavant, ses pas ne pourraient plus les fouler, et ses yeux n’y pourraient plus distinguer d’orientation. Mais, d’une légèreté d’oiseau, sans peine, il escalade maintenant jusqu’à la cime des montagnes sans chemins ; marchant avec fermeté et assurance, il a raison de marais sans fond ; Un oubli profond et une lucidité de la mémoire s’emparent de l’âme : l’éclair de la nouvelle connaissance a illuminé son centre, tout ce qui n’y appartient pas se dissipe, et tout ce qui est en lui s’épanouit dans la vie. Ce sentiment de la nécessité n’est pas né de l’entrelacement inextricable des raisons ; il est sans raison et saute par-dessus toutes les raisons de la vie empirique. Être nécessaire veut dire ici être intimement lié à l’essence ; hors cela, point n’est besoin de fondements, la mémoire ne conserve que cet élément nécessaire et a simplement oublié tout le reste. Le procès en lequel l’âme juge et se juge n’a donc qu’un accusé, cet élément même. Tout ce qu’il y avait en plus est oublié ; sont oubliés tout « pourquoi » et tout « comment » ; lui seul est jeté sur la balance. Cette juridiction est atrocement sévère, elle ne connaît ni grâce ni prescription. Impitoyablement, elle condamne sans recours le moindre manquement qui recélerait fût-ce l’ombre d’une infidélité à l’essence ; dans une inflexibilité insensible, elle écarte du rang des hommes tout individu qui a trahi, à un moment fugitif et passé depuis longtemps, par un geste à peine perceptible, sa non-essentialité. Aucune richesse, aucun éclat des talents de l’âme ne sont capables d’adoucir sa sentence ; à ses yeux, une vie entière remplie d’actions glorieuses n’entre aucunement en ligne de compte. Et pourtant, elle néglige avec une éclatante clémence tout péché de la vie habituelle qui n’a pas pénétré jusqu’au centre ; pour ce sentiment, pardonner équivaudrait à surestimer ; intouché par ce péché, le regard du juge glisse au-dessus de lui.
Cet instant est un début et une fin, rien ne peut le suivre ni en résulter, et rien ne peut le relier à la vie. C’est un instant ; il ne signifie pas la vie, il est la vie, une autre vie, opposée de façon exclusive à la vie habituelle. Telle est la raison métaphysique de la concentration temporelle du drame, de l’exigence d’unité de temps. Elle provient de l’aspiration à s’avancer dans l’expression aussi près que possible de l’émancipation de la temporalité, émancipation caractéristique de cet instant, qui est pourtant toute la vie. (L’unité de lieu est le symbole évident, le plus tangible, de cette immobilisation au milieu de l’incessant changement de la vie ambiante ; dès lors, c’est le moyen techniquement nécessaire à sa figuration.) Le tragique n’est qu’un instant : c’est le sens qu’exprime l’unité de temps ; le paradoxe technique qui y est contenu, et consistant en ce que l’instant, qui, selon son concept, est sans durée éprouvable, doit pourtant avoir une durée temporelle, provient précisément de l’inadéquation de tout moyen d’expression langagier à une expérience mystique. « Comment peut-on figurer ce qui est sans figure et démontrer (beweisen) ce qui ne se montre pas (Weisloses) ? » demande Suso. Le drame tragique doit exprimer ici une accession du temps à l’intemporalité du temps ; l’accomplissement de toutes les exigences d’unité consiste en une union constante du passé, du présent et du futur ; non seulement leur suite réelle-empirique est rompue, emmêlée, le présent devenant quelque chose d’irréel et d’accessoire, le passé un élément dangereusement menaçant, le futur une expérience vécue depuis longtemps familière quoique éprouvée inconsciemment, mais même la succession (Nacheinander) de tels moments n’est plus une suite temporelle. Temporellement, un tel drame est éternellement figé dans l’immobilité ; la dispersion (das Auseinander-gezogen-sein) de ses moments est plus une coexistence (Nebeneinander) qu’une succession (Nacheinander) ; elle ne se trouve plus sur le plan des expériences vécues temporelles. L’unité de temps est, déjà en soi, paradoxale : toute délimitation, toute réduction du temps à un cercle (In-einen-Kreis-Verwandeln der Zeit) – le seul moyen de former l’unité – contredit son essence (que l’on pense simplement à la rigidité du mouvement circulaire dans l’éternel retour du même chez Nietzsche). Mais le drame n’interrompt pas seulement le cours éternel du temps à son début et à sa fin, les deux pôles se courbant l’un vers l’autre et fusionnant, il accomplit cette stylisation en chacun de ses points ; chaque moment est un symbole (Sinnbild), un reflet (Abbild) diminué du tout, qui n’en est distinguable qu’en grandeur. Leur réunion doit de la sorte consister en un assemblage (Ineinanderlegen), non en l’établissement d’une succession (Nacheinandersetzen). À cet effet, pour la comprendre correctement, les classiques français ont voulu en établir les fondements rationnels ; formulant rationnellement l’unité mystique, ils ont rabaissé le profond paradoxe qui y est inhérent à l’arbitraire et à la trivialité. Ils ont fait de cette unité supra-temporelle et extra-temporelle une unité interne au temps ; de l’unité mystique, ils ont fait une unité mécanique. Le sentiment de Lessing, selon lequel Shakespeare s’était à ce propos plus approché, par des voies opposées, de ce qui avait été essentiel aux Grecs que leurs apparents continuateurs, était correct, bien que, tout comme eux, il en eût établi les fondements superficiellement rationnels, donc incorrects, et qu’il y ait, de ce point de vue précisément, maintes choses à lui objecter.
Cette expérience vécue est à la fois un début et une fin ; chacun, en cet instant, est nouveau-né et mort depuis longtemps ; c’est sa vie face au jugement dernier. Toute « évolution » d’un personnage dans le drame est apparente ; elle consiste en l’expérience (Erleben) d’un tel instant, l’élévation d’un homme dans le monde de la tragédie, à la périphérie duquel son ombre, jusque-là, avait déambulé. Elle constitue son accession à l’humanité (Mensch-werden), son éveil d’un rêve confus. Cela se passe toujours d’un coup, soudainement – les préliminaires ne sont là que pour les spectateurs : c’est une préparation de leur âme au saut de la grande conversion. Car l’âme du personnage tragique fait, sans s’en soucier, la sourde oreille à tout préliminaire et, de façon foudroyante, tout se transmute, tout se fait essence, lorsque la parole du destin a finalement retenti. La résolution à la mort des personnages tragiques, leur sereine tranquillité face à la mort ou leur émerveillement exalté à son égard ne sont aussi qu’apparemment héroïques, ils ne le sont que du point de vue humain et psychologique ; les héros de tragédie en train de mourir – comme l’écrivait à peu près un jeune auteur tragique – sont morts bien longtemps avant de mourir.
La réalité (WirkHchkeit) d’un tel monde ne peut rien avoir de commun avec celle de l’existence temporelle. Tout réalisme (Realismus) doit nécessairement anéantir toutes les valeurs génératrices de formes, et dès lors conservatrices de la vie, du drame tragique. Nous en avons déjà énuméré toutes les raisons. Le drame doit nécessairement devenir trivial si la proximité de la vie voile la réalité dramatique ; par contre, toute proximité de cette sorte devient superflue et nous passera, inaperçue, devant les yeux, si elle est insérée dans une structure véritablement dramatique. Le style intérieur du drame est réaliste au sens du Moyen Âge et de la scolastique, ce qui exclut tout réalisme moderne.
La tragédie dramatique est la forme des points suprêmes de l’existence, de ses fins et de ses limites ultimes. C’est ici que se séparent l’expérience vécue mystico-tragique de l’essentialité et l’expérience vécue de l’essence chez les mystiques. Le sommet de l’être, éprouvé dans les extases mystiques, disparaît dans le ciel nuageux de l’Un-tout (All-Einheit), l’élévation de la vie qu’elles entraînent fait fusionner celui qui en fait l’expérience avec toutes choses, et toutes choses entre elles. Ce n’est que lorsque toute différenciation a disparu pour toujours que la véritable existence du mystique commence ; le miracle qui a créé son monde doit détruire toutes les formes, car ce n’est que derrière elles, masquée et cachée par elles, que vit sa propre réalité, l’essence. Le miracle de la tragédie est créateur de forme, son essence est le soi (Selbstheit) de façon tout aussi exclusive qu’elle était, chez le mystique, la perte de soi (Selbstverlorenheit). Le miracle du mystique était une épreuve du tout, celui-ci en est la création. Là, le fait de savoir comment un moi pouvait accueillir tout ceci en lui-même, comment, bien qu’en état de fluidité fusionnelle, il pouvait anéantir tout ce qui distinguait son propre soi de la totalité du monde et conserver néanmoins un moi (Ichheit) pour éprouver cette suppression de soi (zum Erleben dieser eigenen Aufhebung), était au-delà de toute explication. Ici, c’est précisément l’opposé qui est tout aussi inexplicable. Le moi souligne son soi (Selbstheit) avec une force qui exclut tout, qui anéantit tout ; mais cette extrême affirmation de soi confère à toutes les choses qu’elle rencontre une dureté de fer et une vie maîtresse de soi, et – ayant atteint le point suprême, définitif, du soi pur – se supprime elle-même : l’ultime effort du moi a sauté par-dessus tout ce qui était simplement individuel. Sa force a conféré aux choses la sanctification de l’élévation au destin, mais son grand combat avec le destin qu’il s’est créé le transforme lui-même en quelque chose de supra- personnel, en symbole d’une relation destinale ultime. Ainsi, les expériences du monde mystique et tragique se touchent, se complètent et s’excluent mutuellement. Toutes deux réunissent énigmatiquement en elles-mêmes, dans une essence supérieure, la mort et la vie, le soi concentré en lui-même et la dissolution intégrale du moi. La voie du mystique est abnégation, celle du personnage tragique est combat ; chez celui-là la fin est une dissolution, chez celui-ci un éclatement. Celui-là saute, à partir de l’unité avec le tout, jusqu’à l’élément le plus profondément personnel de ses extases, celui-ci perd son soi à l’instant de son élévation la plus véritable. Qui peut dire où la vie a son trône ici, où la mort a le sien ? Toutes deux sont les pôles des possibilités de la vie, que la vie habituelle emmêle, affaiblit au contact l’une de l’autre, car ce n’est qu’ainsi qu’elle peut les supporter, sans forces, à peine reconnaissables. Et chacune d’elles, isolée, est la mort pour elle. Mais elles sont l’une à l’égard de l’autre dans une fraternelle inimitié : chacune constitue le seul, le vrai triomphe à l’égard de l’autre.
La sagesse du miracle tragique est la sagesse des limites. Le miracle consiste toujours en l’univoque, mais toute univocité distingue et indique deux orientations dans le monde. Toute fin est toujours à la fois un aboutissement et une cessation, une affirmation et une négation ; tout point suprême est un sommet et une limite, le point d’intersection de la mort et de la vie. La vie tragique est la vie la plus exclusivement ici-bas de toutes ; c’est pourquoi sa limite vitale (Lebensgrenze) fusionne toujours avec la mort. La vie réelle n’atteint jamais la limite et ne connaît la mort que comme quelque chose d’effroyablement menaçant, dépourvu de sens, interrompant soudainement son cours. La mystique, elle, a franchi la limite et a de la sorte ôté à la mort toute valeur de réalité. Pour la tragédie, la mort – la limite en tant que telle – est une réalité toujours immanente, inextricablement liée à chacun de ses événements. Ce n’est pas seulement que son éthique doive poser comme impératif catégorique le fait de pousser jusque dans la mort tout ce qui a été commencé, que sa psychologie ne soit qu’une connaissance des instants de la mort, des derniers instants conscients, quand l’âme a déjà renoncé à la vaste richesse de l’existence et ne se cramponne qu’à ce qui, au plus profond, au plus propre, lui appartient, cela n’a pas seulement ces significations – et beaucoup d’autres – négatives, c’est aussi purement positif, c’est une affirmation de la vie. L’expérience de la limite est l’éveil de l’âme à la
conscience, à la conscience de soi : elle n’est que parce que et en tant qu’elle est limitée. Cette question retentit au dénouement d’une tragédie de Paul Ernst :
Puis-je encore vouloir si tout est en mon pouvoir
Et seulement pendre d’autres marionnettes à mes fils ?
… Est-il possible qu’un dieu se conquière la gloire ?
Et en voici la réponse :
Notre pouvoir doit avoir des limites,
Sinon, nous vivons dans un désert mort ;
Nous ne vivons que par ce qui’ est inaccessible.
« Est-il possible qu’un dieu se conquière la gloire ? » Il faudrait poser la question d’une manière encore plus générale : un dieu peut-il vivre ? La perfection ne supprime-t-elle pas tout être ? Un panthéisme n’est-il pas, comme le disait Schopenhauer, simplement une forme courtoise de l’athéisme ? Les différentes formes de l’accession de Dieu à l’humanité, son assujettissement aux voies et moyens des formes humaines ne seraient-ils pas des symboles de ce sentiment ? Du sentiment d’après lequel lui aussi doit abandonner sa perfection sans forme pour devenir réellement vivant ?
L’ambivalence de la limite, c’est qu’elle est à la fois un accomplissement et un refus. Dans une confusion manifeste et impure, cela est aussi l’arrière-plan métaphysique de la vie habituelle, qui trouve peut-être son expression la plus profonde dans la connaissance triviale selon laquelle toute réalisation d’une possibilité n’est précisément pensable que sur fond de l’anéantissement de toutes les autres. Mais ici, c’est la possibilité originelle de l’âme qui devient l’unique réalité ; son opposition aux autres possibilités n’est pas seulement celle de ce qui est devenu réel à ce qui est simplement possible, mais celle du réel à l’irréel, de ce qui est pensé dans sa nécessité à ce qui, a priori, est impensable et absurde. C’est pour cette raison que la tragédie est
l’éveil de l’âme. La connaissance de la limite extrait d’elle son essence, laisse tout le reste de côté avec mépris et sans s’en soucier, mais confère à celle-ci l’être-là (Dasein) de la nécessité intérieure et unique. En effet, ce n’est que de l’extérieur que la limite constitue un principe limitant, amputant des possibilités. Pour l’âme éveillée, elle consiste en la reconnaissance de ce qui lui appartient véritablement. Tout l’humain n’est possible que pour une idée abstraitement absolue de l’homme ; le tragique est une réalisation (Realwerden) de son essentialité concrète. Avec fermeté et sûreté, la tragédie répond ici à la question la plus délicate du platonisme : les choses singulières peuvent-elles aussi posséder des idées, participer aux essences (Wesenhaftigkeiten haben) ? La réponse de la tragédie inverse la question : seul le singulier, le singulier poussé jusqu’aux limites extrêmes, est adéquat à son idée, est réellement (ist wirklich seiend). L’universel qui, sans couleurs et sans forme, comprend tout est par trop dépourvu de force dans sa compréhension du tout (Alldeutigkeit), par trop vide dans son unité, pour pouvoir devenir réel. Il est trop (ist zu seiend) pour pouvoir posséder un être réel ; son identité est une tautologie : l’idée est adéquate à elle-même. Ainsi, la tragédie répond au jugement qu’a prononcé Platon à son égard par un dépassement du platonisme.
L’aspiration la plus profonde de l’existence humaine constitue le fondement métaphysique de la tragédie ; c’est l’aspiration de 1’homme à son propre soi (Selbstheit), l’aspiration à la transformation du sommet de son existence en une plaine des voies de la vie, de son sens en une réalité quotidienne. L’expérience vécue tragique, la tragédie dramatique, en est l’accomplissement le plus parfait, le seul qui soit totalement parfait. Mais tout accomplissement d’une aspiration en est la suppression. La tragédie est née de l’aspiration, sa forme doit donc se refuser à toute expression de quelque aspiration que ce soit. Avant que le tragique ait pénétré dans la vie, elle a été accomplie par la force de ce dernier, elle a quitté l’état d’aspiration. C’est ce qui devait faire échouer la tragédie lyrique moderne. Elle a voulu introduire l’a priori du tragique dans la tragédie, faire du fondement quelque chose d’effectif (Wirkendes) ; mais elle n’a pu élever son lyrisme qu’à la fade brutalité intérieure ; elle est restée au seuil de l’élément dramatique et tragique. L’élément d’atmosphère et l’indétermination des vibrations remplies d’aspiration dans ses dialogues possèdent leurs valeurs lyriques tout à fait en dehors du monde dramatique et tragique. Sa poésie est une poétisation de la vie habituelle, donc seulement son intensification, non sa transformation en l’élément dramatique. Et ce n’est pas seulement le mode de cette stylisation qui est opposé à l’élément dramatique, mais aussi son orientation. Sa psychologie met en relief ce qu’il y a de momentané et d’éphémère dans les âmes ; son éthique consiste à tout comprendre et à tout pardonner ; c’est un bel amollissement et un engourdissement poétique de l’homme. C’est pourquoi notre époque se plaint toujours de la dureté et de la froideur du dialogue chez tout auteur tragique véritablement dramatique ; mais cette dureté et cette froideur ne consistent qu’en un mépris des lâches ivresses qui doivent nécessairement voiler tout tragique, parce que ceux qui refusent une éthique tragique sont trop lâches pour refuser la tragédie elle-même, et que ceux qui l’affirment sont trop faibles pour pouvoir la supporter dans sa majesté non voilée. Ainsi, l’intellectualisation du dialogue, sa limitation à un reflet clairement conscient de l’épreuve du destin (Schicksaempfinden), n’est pas non plus en quelque façon que ce soit génératrice de froideur, mais elle est, dans cette sphère-ci de la vie, humainement authentique et intérieurement vraie. La simplification des personnages et des événements dans le drame tragique n’est pas une pauvreté, mais plutôt une richesse conférée par l’essence des choses, fermement rassemblée : seuls les personnages dont la rencontre est devenue leur destin y entrent en scène ; seul le moment de leur vie qui, précisément, est devenu destin est extrait du tout. Dès lors, la vérité intérieure de ce moment devient sensible, extérieure, et son expression synthétiquement formelle dans le dialogue ne sera plus une intellectualisation génératrice de froideur, mais la maturité lyrique de la conscience destinale des personnages. Ici – et ici seulement –, le dramatique et le lyrique ne sont plus des principes opposés ; ce lyrisme-ci est la suprême intensification de l’élément véritablement dramatique.
II
Brunehilde est la première réalisation qui fut accordée à l’auteur tragique Paul Ernst. Le théoricien la prévoyait depuis longtemps déjà ; il éprouvait la nécessité profonde et principielle de refuser ce qui s’était créé à son époque et dans un passé proche – même à l’égard de la plus grande beauté poétique, et il tenta de fonder toujours plus profondément ce refus sur l’essence du drame. Ainsi, dans quelques études, il parvint entièrement à l’« essence » du drame, au drame absolu, pour utiliser ses propres paroles. Mais ses théories n’étaient pour lui que des voies qui ne devaient être achevées qu’après coup, par l’arrivée au but, par des actes qui leur succéderaient. Brunehilde est son premier acte réel, son premier jet sans scories, c’est une œuvre qui ne comporte que des erreurs, et non des défauts.
C’est son premier drame « grec ». Le premier abandon décidé de la voie que suivit le grand drame allemand depuis l’époque de Schiller et de Kleist : celle de la réunion de Sophocle et de Shakespeare. Leurs combats violents pour le style d’un drame moderne-classique naquirent du dépit à l’égard de ce que toute forme grecque entraîne avec elle, le nécessaire renoncement à maintes choses. Ils voulaient – et ce fut aussi le dessein des premières tragédies de Paul Ernst – atteindre à une monumentalité simple, équivalente à celle des Grecs, sans sacrifier la multiplicité variée des événements. Mais de telles tentatives devaient nécessairement échouer, parce que cela leur imposait deux modes de connexion, de : figuration, le mode dramatique et nécessaire, et le mode vivant et probable, qui s’excluent mutuellement, l’un devant toujours entraver l’effet de l’autre, voire le détruire. En ce point, Ernst s’est élevé au grand renoncement, à la renonciation à toute richesse extérieure de la vie pour se conquérir sa richesse intérieure, à sa beauté sensible pour pénétrer jusqu’à la beauté plus profonde, non sensible, de son sens ultime, à toute matière pour pouvoir contempler la pure spiritualité (das rein Seelische) de la pure forme. C’est la résurrection de la Tragédie classique, un approfondissement et une intériorisation des projets suprêmes de Corneille, de Racine et d’Alfieri, un authentique retour au modèle éternellement grand d’un art dramatique recherchant l’âme de la forme, à l’Œdipe de Sophocle.
Comme dans l’Œdipe, tout ici est limité extensivement au strict minimum et intensivement au plus puissant. L’unique scène consiste en une cour entre un château et une cathédrale : seuls les deux couples d’amoureux et Hagen y entrent, et l’espace de temps octroyé au déploiement du destin n’est que celui d’une courte révolution solaire : le spectacle commence au lever de soleil qui suit la nuit de noces, et le soleil ne s’est pas encore couché quand Siegfried est ramené mort de la chasse pour, après le suicide de Brunehilde, être brûlé avec elle sur un bûcher, séparé d’elle seulement par son épée. Et cette concentration n’est pas seulement extérieure ; l’intérieur, les contacts de ces personnages, leur amour et leur haine, leurs élévations et leurs chutes, et les paroles qu’ils prononcent, en lesquelles tout ceci se reflète, ne laissent jamais place au superflu, à la richesse d’ornements n’ayant pour· but qu’eux-mêmes, mais seulement au destin et à la nécessité. L’attitude et les paroles des personnages sont elles aussi grecques dans leur essence-la plus profonde, et peut-être – parce qu’ils sont figurés d’une façon plus consciemment stylisée – plus grecques que celles de mainte tragédie antique. Le caractère conscient de leur dialectique destinale est peut-être encore plus clair et plus pénétrant qu’il ne l’était dans les tragédies de Hebbel, et l’expression de celle-ci est, comme chez ce dernier et comme chez les Grecs, un assemblage de l’essentiel, qui a le tranchant de l’épigramme. Mais, comme chez eux, comme en toute tragédie authentique, unetelle rationalisation – un rationalisme mystique, en quelque sorte – ne peut jamais affadir le caractère inexprimable du destin. Ce n’est certes pas la volonté, encore bien moins l’entendement, qui ont créé l’entrelacement tragique des hommes et des actes. Et le fait que ces hommes soient des hommes élevés, d’une force d’esprit profonde et pénétrante, des hommes qui connaissent leur destin et qui l’accueillent dans un silence respectueux, ne peut et ne doit – puisque cela ne peut avoir la plus infime influence sur le cours du destin – qu’approfondir le caractère énigmatique et insondable de sa naissance et de son action.
Cette tragédie est un mystère de l’amour élevé et de l’amour vulgaire. L’un des amours est clarté et exclusion, nécessité et principe d’élévation, l’autre est confusion, éternelle obscurité, absence de but, de projet et de voies. C’est un mystère de l’amour des personnages élevés et vulgaires, de ceux qui sont égaux et de ceux qui sont inégaux, de l’amour qui cherche à s’élever et de celui qui s’abaisse. Gunther est, en tant que héros et roi, perverti pour toute tragédie, et Ernst ne cherche d’ailleurs pas à le sauver, il sacrifie même également Kriemhilde. Ce sont les personnages vulgaires, aux bas instincts, qui ne recherchent pas leur propre image dans l’amour, qui doivent nécessairement craindre et ne peuvent espérer que ce qui naît d’eux puisse leur ressembler, eux pour qui la simple existence d’autres personnages évoluant plus librement et vers des buts qui leur sont invisibles constitue un objet de réprobation et de crainte ; ce sont des personnages qui veulent le bonheur, se livrent à la vengeance et craignent la vengeance. Mais les autres, ce sont Siegfried et Brunehilde.
C’est un mystère de la grandeur, du bonheur et des limites. De cette grandeur qui se cherche elle-même, trouve le bonheur et, dans la chaude obscurité de celui-ci, aspire à retourner à nouveau à soi, pour se heurter aux limites, pour trouver la tragédie, la mort. Mystère du bonheur qui aspire à. s’élever à la grandeur mais ne peut que l’abaisser à son propre niveau, qui ne peut que rendre la voie vers elle plus longue et plus difficile mais ne peut l’arrêter et doit nécessairement rester en arrière, vide et seul dans la vie. La grandeur veut l’accomplissement, doit le vouloir, et l’accomplissement est la tragédie, la fin, la dernière de toutes les notes. La tragédie en tant· que privilège de la grandeur : Brunehilde et Siegfried sont brûlés sur le même bûcher, tandis que Kriemhilde et Gunther restent en vie. La tragédie en tant que loi du monde, but final qui n’est pourtant qu’un début dans le cycle éternel de toutes choses.
Car nous sommes comme la terre verdoyante,
Attendant la neige,
Et comme la neige attendant la fonte.
Mais l’homme a connaissance de son destin, celui-ci est donc plus pour lui qu’une crête de la vague qui s’affaissera dans le creux de la vague pour redevenir crête, et répéter ce jeu de toute éternité. L’homme a connaissance de son destin, et il nomme ce savoir : responsabilité. Et, par le fait qu’il éprouve ce qui devait nécessairement lui arriver comme étant son acte propre, il trace en lui-même d’un trait épais tout ce qui est arrivé par hasard dans l’horizon ondoyant de l’ensemble contingent que constitue sa vie (sein zufälliger Lebenskomplex). Il le rend nécessaire, il crée des limites autour de lui, il se crée. Car d’un point de vue extérieur, il n’y a pas de responsabilité, il ne peut y en avoir. Chacun voit la responsabilité de l’autre comme une implication 1 et un hasard, comme quelque chose que le déplacement du moindre souffle d’air aurait pu former autrement. Mais par la responsabilité, l’homme dit oui à tout ce qui lui est arrivé, et, par le fait qu’il éprouve cela comme étant son acte et sa responsabilité, il le conquiert et forme sa vie, établissant sa propre tragédie, née de sa responsabilité, comme limite entre sa vie et le tout. Les personnages élevés délimitent plus que les personnages vulgaires, et ce qui a appartenu à leur vie, ils n’en laissent rien échapper : c’est pourquoi la tragédie est leur privilège. Pour les personnages vulgaires, il y a le bonheur, le malheur et la vengeance, parce qu’ils ressentent toujours les autres comme coupables ; parce que, pour eux, tout ne vient que de l’extérieur et que leur vie ne peut rien fondre en elle, parce qu’il n’y a pas de limites tracées autour de celle-ci, qu’ils sont non tragiques et que leur vie est sans forme. Mais, pour un des personnages élevés, la responsabilité de l’autre – l’anéantirait-elle lui-même – n’est jamais que destin. C’est un profond mystère de la responsabilité, de l’implication et du destin.
Tout ceci est inséré dans l’architectonique abrupte d’une dichotomie rigide et sans transitions. Mille fils destinaux de la vie impliquent les personnages élevés et vulgaires, et pourtant aucun d’entre eux ne peut créer une liaison. Et cette scission interne des deux couples est si inexorablement stricte que la pièce se serait peut-être disloquée si Ernst n’avait jeté un grand pont pour relier les extrémités de cet abîme, mais qui en accentue encore plus fortement la largeur et la profondeur. Ce principe de liaison, c’est Hagen. Le personnage élevé en tant qu’esclave, dont l’esclavage constitue la grandeur et la limite, qui a en lui-même la conscience totale, élevée et responsable, du destin, mais autour duquel quelque chose d’extérieur, se tenant loin au-dessus de la marche de son moi, a tracé les limites ; il n’est pas encore tragique – quelle que soit la profondeur avec laquelle le destin le frappe –, parce que sa nécessité (Muss) vient quand même de l’extérieur, malgré toute sa profondeur intérieure, et pourtant il peut éprouver l’événement comme lui étant propre, comme destin. Ses limites sont tracées en dehors et en dedans : ainsi, étant fermement délimité, sa vie étant formée, il est élevé au-dessus des personnages vulgaires, mais il se trouve pourtant sous ceux qui sont totalement élevés, en tant que vassal suprême, le plus proche de leur trône. Il n’est cependant que le plus proche, parce que ses limites le délimitent lui aussi, parce que les possibilités de conquêtes de sa vie sont prédéterminées pour lui, non par lui.
Et la transparence des paroles, d’une limpidité de cristal, ne fait qu’éprouver plus profondément ce qu’il y a d’énigmatique et d’insondable. Tout comme leur clarté ne peut dévoiler le cours du destin, la conscience lucide avec laquelle elles expriment tout ce qui est essentiel à l’homme ne peut néanmoins les rapprocher et augmenter leur compréhension mutuelle. Toute parole a une tête de Janus, celui qui l’énonce en voit toujours une face, tandis que celui qui l’entend voit toujours l’autre, et il n’y a ici aucune possibilité de rapprochement. En effet, toute parole devant servir de pont aurait à son tour besoin pour elle-même d’un pont. Et les actes non plus ne sont pas des signes : en effet, le bon commet la mauvaise action, et – souvent – le mauvais fait la bonne, les aspirations voilent la voie réelle et les devoirs détruisent la plus profonde union amoureuse. Et, de la sorte, chacun est seul à la fin, il n’y a aucun élément commun face au destin.
III
Cette simplification des rapports dans le drame constituait cependant une sévère renonciation. En effet, l’élément historique dans le monde du drame – pour rassembler en un mot tout ce qui n’arrive qu’une fois, dans sa variété – est bien plus qu’un obstacle à une rigoureuse stylisation. Ce n’est pas la simple joie sensible et artistique ressentie au contact de la beauté du monde extérieur qui a éveillé le désir de le représenter (darstellen). Le rapport de l’histoire et de la tragédie est l’un des plus profonds paradoxes de la forme dramatique. Aristote déjà avait vu juste : le drame, dit-il, est plus philosophique que l’histoire. Mais cette accession à un statut plus philosophique (dieses Philosophischer-werden) ne fait-elle pas perdre à l’histoire toute son essentialité propre et authentique ? Son sens le plus profond, la pure immanence de sa légalité, la totale dissimulation des idées dans les faits, leur complète disparition derrière ceux-ci, est dans ce cas compromis. Car il ne s’agit pas ici d’une unité de l’idée et de la réalité, mais d’un ensemble entrelacé et confus, d’une indiscernabilité des deux éléments. Hasard et nécessité, événement unique et intemporelle conformité à la loi, ce qui produit et ce qui est produit (das Wirkende und das Bewirkte) perdent, dans le sentiment éprouvé face à quelque chose d’historique, leur caractère d’absoluité, ils deviennent de simples points de vue possibles à l’égard des faits qu’ils peuvent à la rigueur violenter, mais pas dissoudre intégralement en eux-mêmes. L’être historique est un être tout à fait pur, l’être en soi pourrait-on dire ; quelque chose est, précisément parce qu’il est, et précisément comme il est. Sa puissance, sa grandeur et sa beauté consistent justement en son caractère incomparable, en sa non-coïncidence avec tout a priori produit par un entendement ordonnateur.
Pourtant, il y a un ordre caché dans ce monde, une composition dans l’entrelacement confus de ses lignes. Mais c’est l’ordre indéfinissable d’un tapis ou d’une danse : il semble impossible d’interpréter son sens, et encore plus impossible de renoncer à une interprétation ; c’est comme si toute la texture de lignes enchevêtrées n’attendait qu’un mot pour devenir claire, univoque et intelligible, comme si ce mot était toujours sur le bout des lèvres de quelqu’un – et pourtant, jamais personne ne l’a encore prononcé. L’histoire semble être un profond symbole du destin : de sa contingence conforme à la loi, de son. Arbitraire et de sa tyrannie en dernière instance toujours légitimés. La lutte de la tragédie pour l’histoire est sa grande guerre de conquête sur la vie, la tentative de trouver son sens dans la vie elle-même – sens inaccessiblement éloigné de la vie habituelle –, de le lire en elle comme son sens véritable et caché. Un sens de l’histoire constitue toujours la nécessité la plus semblable à la vie ; la pesanteur du simple événement est la forme en laquelle elle se manifeste, elle, la force irrésistible dans le cours des choses. C’est la nécessité de la liaison de tout avec tout ; la nécessité qui nie la valeur : tout est nécessaire, tout est également nécessaire ; il n’y a pas de différence entre la petitesse et la grandeur, entre ce qui est plein de signification et ce qui est dépourvu de sens, accessoire. Ce qui est devait nécessairement venir à l’être ; non influencé par les buts et les fins, le moment suit le moment précédent.
Le paradoxe du drame historique consiste en la réunion de ces deux nécessités : celle qui, dépourvue de raisons, afflue de l’intérieur, et celle qui, dépourvue de sens, s’écoule à l’extérieur ; son but consiste en une mise en forme, en une mutuelle élévation de soi des deux principes qui, fondamentalement, paraissent s’exclame réciproquement. Plus ils sont éloignés l’un de l’autre, plus la tragédie semble pouvoir devenir profonde, car ce n’est que poussés à l’extrême qu’ils se touchent réellement ; par leur opposition, ils se limitent et se renforcent mutuellement. Pour cette raison, ce sera l’élément proprement historique de l’histoire qui stimulera le dramaturge, et non un universel auquel elle renverrait (ein in sie hineindeutbares Allgemeine). Il croira trou ver en elle un symbole ultime de la limitation humaine, la pure contrainte sur le pur vouloir, la résistance, d’une clarté sans méprise possible, de toute matière à l’aspiration génératrice de forme de tout vouloir. La puissance, agissant sans choisir, de ce qui n’est que par son existence (das nur durch seine Existenz Seiende), sépare inexorablement l’acte de ce qui a été voulu et pousse tout individu qui veut (jeden Wollenden) au pur accomplissement de son acte ; à une pureté qui souille toute la pureté spirituelle (seelisch) de ses buts. et de ses raisons, qui sépare à jamais de son acte toute élévation à laquelle il a visé. L’idée qui était cachée en cet acte ou en cette situation devient ici manifeste, et, de la sorte, l’idée réelle de cet acte, qui résidait en cet individu, intemporelle et non devenue, qui seule eût pu l’élever à un être essentiel, doit nécessairement être anéantie ; la force de ce qui est simplement (des bloss Seienden) anéantit le devoir-être propre (das eigene Sein-sollende). Le jeune Hebbel écrivait dans son journal : « De tout temps, un bon pape dut forcément être un mauvais Christ. »
Tel est le sens des tragédies historiques de Paul Ernst ; l’expérience vécue de ses héros, Démétrius et Nabis, Hildebrand et le roi Henri. Avant leurs actes, tout ce qui est élevé réside, indissocié, en eux – et toutes les possibilités d’élévation et d’abaissement sont aussi indissociées en tout acte destiné à leur expression. Mais leur rencontre scinde en un instant toute indissociation. Ces hommes font l’expérience de la seule désillusion réelle : celle de l’accomplissement intégral. Je ne pense pas ici au caractère désillusionnant de la réalité, qui permet au romantique de se dérober devant la vie et tous ses actes, au caractère nécessairement inaccompli de toute réalité ; les personnages de tels drames vivent dans le monde de la tragédie, non dans celui de la vie habituelle. Il s’agit du caractère désillusionnant de l’accomplissement ; une désillusion qui succède aux actes, qui était contenue dans les actes, et succédera aux nouveaux actes, et non un las renoncement. En effet, il n’y a pas de néant (Nichtiges) qui leur a arraché l’innocence intérieure, laquelle voulait tout avoir : la grandeur et la bonté, la puissance et la liberté, la voie et le but ; l’inadéquation de l’aspiration et de l’accomplissement qui se manifeste ici n’est pas celle de l’idée et de la réalité, mais celle des idées les unes par rapport aux autres. L’âme noble est toujours prédestinée à la royauté, tout en elle tend à ce but, mais la royauté et son idée ne tolèrent pas de noblesse. Leurs buts suprêmes, leur essence la plus intime exigent autre chose : dureté et bassesse, ingratitude et compromis. L’âme royale veut accomplir dans la vie royale l’ultime valeur de la personnalité, et elle se trouve partout restreinte et oppressée ; mais le trône exige la même chose de toute âme et, par son sentiment du devoir le plus noble, il la contraint à tout ce qui doit nécessairement lui être étranger et odieux. Ainsi, Démétrius et Nabis se trouvent l’un en face de l’autre, le fils du roi en tant que rebelle triomphant et l’usurpateur blessé à mort. Impétueusement, les pas du jeune roi pénètrent dans la salle où l’attend le meurtrier vaincu de son père, mais il suffit que le mourant arrive encore à prononcer quelques paroles d’une dure sagesse, et c’est un autre Démétrius qui enjambe son cadavre en direction du trône. Le mourant a parlé à l’héritier de son empire, pas à son vainqueur : ce sont les paroles d’un homme désillusionné au plus profond de son âme, qui voulait le bien, « le bien, pourtant si facile à comprendre », tandis que des océans de sang devaient nécessairement couler, que son âme devait se dessécher en lui pour qu’il devienne un roi, comme son devoir le lui enjoignait, comme son temps l’exigeait de lui. Et son cadavre est à peine froid qu’un nouveau Nabis est assis sur son trône, brisé, abandonné par le bonheur, contraint à la cruauté, seul et sans amis : telles sont les premières paroles qu’entendit l’âme pure et pleine d’espoir de Démétrius – un jeune roi entouré d’une troupe d’amis dévoués.
La victoire et la défaite s’entremêlent encore plus inextricablement à la cour enneigée de Canossa, où Grégoire et Henri 1 se rencontrent pour la première et la dernière fois. Le pape et l’empereur dont, déjà dans les quatre premiers actes, l’un avait constitué le destin de toute la vie de l’autre et inversement. Dieu a donné une âme sensible au pape, et une âme avide de bonheur et apportant le bonheur à l’empereur, mais, en chacun d’eux, le grand combat a écrasé tout ce qu’il y avait d’humain et de personnel. Hildebrand devait devenir dur et cruel, il ne devait pas seulement rejeter tout bonheur ordinaire, mais il devait aussi sacrifier et trahir ses pauvres – eux dont il éprouvait la délivrance comme sa vocation – pour avoir en main la puissance de créer l’empire de Dieu ; il devait devenir pécheur et paraître saint, et le chemin de la pénitence, qui soulage et rachète, ouvert à chacun, lui est refusé : son âme errera en enfer pour la damnation éternelle. Tout son sacrifice est inutile. L’empereur coupable d’adultère, que le pape a excommunié, qui fait obstacle à ses projets, est agenouillé devant lui dans une pénitence simulée avec la perspicacité de l’homme d’État, et lui, celui qui n’est pas racheté, doit lever son excommunication, détruire sa seule arme de ses propres mains. L’empereur a triomphé, mais l’homme radieux qui tendait vers le bonheur des mains resplendissantes, qui, en jouant, était heureux et prodiguait le bonheur, Henri, l’homme, est mort. Grégoire part de Canossa, affligé et vaincu, et Henri se rendra à Rome en vainqueur.
Je me relevai autre que celui qui s’était incliné,
Lui, il doit maudire Dieu parce qu’il voulait la justice.
Je me suis livré à l’injustice, et je rends grâces à Dieu.
Il va à la mort, et je suis mort :
Sa mort est la mort, mais ma mort est ma vie.
Ici, Henri a vaincu et Grégoire a succombé. Et pourtant, l’empereur a-t-il triomphé, le pape a-t-il vaincu ? L’expédition de Rome est devenue possible et Grégoire sera détrôné, mais le roi de l’univers, le maître de toutes ses splendeurs, ne s’agenouille-t-il pas comme un pénitent devant un prêtre ? L’empereur ne s’est-il pas incliné devant le pape ? Et les prêtres auxquels Grégoire a arraché pour toujours toute apparence humaine et tout rapport au bonheur ne seront-ils pas toujours à partir d’aujourd’hui juges et libérateurs à l’égard de tout mortel ? Henri n’oublia-t-il pas l’empereur lorsqu’il dut nécessairement vaincre, et Grégoire le pape lorsqu’il rompit son épée en gémissant ?
Cette nécessité – c’est peut-être la plus vraie, et sûrement la plus réelle de toutes – a cependant quelque chose d’abaissant. Ici, les héros qui attendent la mort, la délivrance de la vie, ne sont pas seulement brisés, mais aussi souillés et devenus étrangers à eux-mêmes. Certes, les héros de tragédie meurent toujours heureux, en vivant déjà dans la mort ; ici cependant, la mort n’est pas l’absolue élévation de la vie, la droite continuation de sa juste direction, mais une libération du caractère accablant et impur de la réalité, un retour de l’âme à elle-même à partir de la vie étrangère. Certes, ici comme ailleurs, les actes du héros et leur caractère vain ne lui inspirent pas de remords, et il ne retourne pas aux rêves d’une belle naïveté qui étaient les
siens avant son contact avec les choses. Il sait que toutes les luttes et chaque abaissement furent nécessaires, nécessaires à sa vie, à sa manifestation, à la seule délivrance possible. Et pourtant cette seule délivrance possible n’est pas la vraie : c’est la désillusion la plus profonde de son âme. Les limites que l’événement historique trace autour de son âme, jusqu’à la rencontre desquelles il la pousse, ne sont pas ses limites réelles, les· plus propres ; ce sont celles de tous les hommes que ces événements pourraient toucher, de tous ceux qui pourraient vivre dans leur atmosphère. Le déploiement qui est accordé et ordonné ici aux héros a toujours dans son essence quelque chose qui leur est profondément étranger ; ils deviennent certes essentiels – et les âmes oppressées par l’élément habituel respirent dans un profond bonheur –, mais c’est une essence étrangère qui se réalise en eux par leur ultime déploiement de force. Et seule la mort est le retour, le premier et unique accomplissement (Erlangen) de l’essence propre. Le grand combat ne fut en son sens dernier qu’un détour. Par sa réalité irrationnelle, l’histoire contraint l’homme à l’universalité pure ; elle ne lui permet pas d’amener à l’expression sa propre idée qui, sur d’autres plans, est tout aussi irrationnelle : leur contact fait naître un élément qui leur est étranger à tous deux : l’universel. Pourtant, la nécessité historique est celle de toutes les nécessités qui est la plus proche de la vie. Mais c’est aussi la plus éloignée. La réalisation de
l’idée qui est possible ici n’est qu’un détour sur la voie de sa réalisation authentique (ici, l’élément tristement petit de la vie réelle se joue dans la sphère suprême), mais la totalité de la vie de l’homme dans sa totalité n’est qu’un détour, elle aussi, sur la voie qui mène à d’autres buts, plus élevés ; son aspiration personnelle la plus profonde et le combat qu’elle mène pour sa réalisation ne sont que des instruments aveugles aux mains d’un conducteur étranger et muet. Très peu de personnages en prendront conscience ; le pape Grégoire le sait en quelques instants extatiques de son existence :
Mon corps est la pierre
Que la main d’un enfant a jetée dans le lac,
Mon moi est la force qui trace cercles après cercles
Quand la pierre sommeille depuis longtemps dans les fonds obscurs.
Les deux faces de la nécessité historique se dérobent à toute figuration dramatique : l’une est trop haute pour elle, l’autre trop basse ; et pourtant, leur unité indissoluble, indissociable, constitue l’élément réellement historique. Le paradoxe métaphysique du rapport de l’homme tragique et de l’existence historique engendre ici les paradoxes techniques de la tragédie historique : le paradoxe de la distance intérieure de ses figures, celui des différents degrés et intensités de vie qu’elles incarnent, celui du conflit de l’élément symbolique et de la réalité vivante chez ses personnages et dans ses événements. En effet, la considération historique de la vie ne tolère aucune abstraction de lieu et de temps, ni de tout autre principe d’individuation, l’essentiel des personnages et des actes est indissociable des éléments apparemment contingents et accessoires : les personnages du drame historique doivent « vivre », et les événements qui s’y déroulent doivent eux aussi posséder la multiplicité colorée propre à la vie. C’est la raison pour laquelle Shakespeare – l’auteur le plus intimement antihistorique – a pu et dû, à cause de la plénitude et de la proximité chatoyante de la vie qui lui sont propres, agir comme le plus grand modèle pour le drame historique : il représente inconsciemment le caractère empirique de l’élément historique, avec une force inégalable et une richesse insurpassable. Mais le sens ultime de l’histoire, ce en quoi elle outrepasse tout élément personnel, est tellement abstrait que, pour le représenter, il faudrait helléniser le tragique antique au-delà de tout ce que nous connaissons de grec. De l’aspiration à créer une tragédie historique est née celle, paradoxale, d’une synthèse de Sophocle et de Shakespeare.
Cependant, toute tentative de réaliser cette synthèse doit nécessairement entraîner la présence d’une dualité de matières dans les : figures du drame. Pour les héros, on peut encore concevoir une solution de la question : ce dualisme incompatible constituerait précisément leur expérience vécue ; le défaut de matière pourrait être amené au centre de la : figuration, et ainsi être peut-être quand même surmonté. Cela n’a réussi à personne jusqu’ici – mais cela ne prouve rien quant à la résolution de la question. L’impossibilité de : figurer un destin historico-dramatique (l’élément historique y serait dès lors réellement important, et non la simple forme contingente de manifestation d’un conflit purement et intemporellement humain) est cependant impossible au principe également. Les personnages en lesquels le destin prend forme se brisent en deux parties fondamentalement différentes : l’homme ordinaire (gewohnlich) de la vie réelle devient en un instant, soudainement, brusquement, symbole, simple support d’une nécessité historique et suprapersonnelle. Et comme cette symbolisation ne se développe pas organiquement à partir de la plus profonde intériorité de l’âme, mais est portée par des puissances étrangères et pour des puissances étrangères, comme, en outre, la personnalité du personnage n’est qu’un raccord contingent, un pont pour la marche du destin qui lui est étrangère, l’unité de la figure doit nécessairement et irrémédiablement être détruite. Des mobiles qui sont étrangers aux personnages et éloignés d’eux y agissent en eux, et ils les élèvent à une sphère où ils doivent nécessairement perdre tous leurs caractères humains. Mais si cet élément impersonnel est figuré, le personnage y flotte alors incorporellement dans la durée non encore – ou déjà plus – symbolique de sa vie, dans la succession des vivants ; il devrait être regardé avec d’autres yeux que tout ce qui l’entoure, et former cependant avec cela un monde unique et indissociable. Gerhart Hauptmann a choisi partout la voie de la figuration humaine – et a dès lors renoncé à la nécessité supérieure de l’élément historique, à ce qui devrait précisément constituer le sens de la : figuration. Le but de Paul Ernst est naturellement inverse. Mais lorsque Callirhoé, la fiancée de Démétrius, dotée d’une nature amoureuse et vivante, devient d’un coup, par le discernement d’une nécessité politico-historique, la simple exécutante de cette dernière, la puissance agissant concrètement de ce qui est purement abstrait est presque intensifiée jusqu’au grotesque ; ainsi, dans Canossa, les figures du chœur, purement symboliques – la plupart du temps, le vieux paysan –, gênent le sentiment de l’uniformité du monde, et ces abstractions (Abbreviaturen) tournent carrément au baroque dans la tragédie de l’Or.
La forme constitue le juge suprême de la vie : le tragique qui vient à l’expression dans l’histoire n’est pas un tragique entièrement pur, et aucune technique dramatique ne peut masquer cette dissonance métaphysique ; en chaque point du drame, elle surgira sous la forme, chaque fois différente, d’une impasse technique. La forme est l’unique manifestation pure des expériences vécues les plus pures, mais c’est justement pourquoi elle se refusera toujours, et doit nécessairement se refuser, à figurer ce qui n’est pas clair ou ce qui abaisse.
IV
La forme constitue le juge suprême de la vie. La capacité de figurer (Gestaltenkonnen) est une force qui juge, une instance éthique (ein Ethisches), et tout ce qui est figuré contient un jugement de valeur. Chaque mode de figuration, chaque forme de littérature est un degré dans la hiérarchie des possibilités de la vie : tout ce qu’il y a de décisif à dire sur un homme et son destin l’a été quand on a déterminé quelle forme les manifestations de sa vie tolèrent, et quelle forme requièrent les points suprêmes de celles-ci.
Ainsi, la sentence la plus profonde qu’énonce la tragédie consiste en un écriteau placé sur sa porte. Un écriteau qui en défend éternellement l’accès à tous ceux qui sont trop faibles et trop vils pour son empire, avec la même rigueur inflexible que celle avec laquelle celui du portail de l’enfer chez Dante enferme pour toujours celui qui y entre. En vain notre époque démocratique voulut-elle imposer une égalité de droit au tragique ; toute tentative d’ouvrir ce royaume des cieux à ceux dont l’âme est pauvre fut vaine. Et les démocrates, qui ont pensé jusqu’à ses dernières conséquences (zu Ende dachten) et avec clarté leur revendication d’un droit égal pour tous les hommes, ont également toujours contesté le droit à l’existence (Daseinsberechtigung) de la tragédie.
Dans Brunehilde, Paul Ernst a écrit son mystère des personnages tragiques. Ninon de Lenclos en est l’opposé : un spectacle du non-tragique. Là, il figurait les personnages correspondant à ses aspirations suprêmes, ici il a donné vie à la figure qui lui est la plus étrangère dans son essence. Mais c’est un auteur tragique qui a écrit ce drame-ci également, et il devait dès lors nécessairement l’élever à l’extrême, jusqu’à la tragédie – mais, au moment de la décision ultime, son héroïne se soustrait aux tentacules du tragique, récuse avec conscience et résolution tout ce qui est élevé, tout ce qui est au niveau du destin, tout cela qui, jusqu’ici, lui a nimbé la tête, et se hâte de regagner la vie qui l’attendait, qui se languissait d’elle. L’instant ultime amène la sentence (Wahlspruch) : par-là est énoncée sa valeur, et en même temps sa limitation. Elle est devenue assez forte, par le combat qu’elle a disputé avec elle-même pour sa liberté, pour supporter l’atmosphère du tragique, pour pouvoir vivre constamment dans son horizon.
Mais il lui manque l’ultime consécration de la vie, qui fait défaut à la race à laquelle elle appartient. Elle est le point suprême d’un genre inférieur : c’est le jugement que proclame la forme du drame à l’égard de la valeur de sa vie. Elle voulait se conquérir pour elle-même ce qu’il y a de plus élevé, et elle se l’est conquis : la liberté ; mais sa liberté consistait simplement en la libération de tous liens, et pas – au sens ultime du terme – en une liberté développée organiquement à partir de la plus profonde intériorité ; cette liberté n’était donc pas identique à la nécessité suprême, n’accomplissait pas la vie. C’était la liberté des putains. Elle se libéra de tout ce qui lie fortement, à partir de l’intérieur, du mari et de l’enfant, de la fidélité et du grand amour. Elle fit pour cela de lourds sacrifices : elle se soumit aux petites contraintes avilissantes qu’entraîne dans la vie de la femme un amour qui se vend ou se donne en vue d’impressions passagères. Elle ressentit péniblement ce qu’elle perdait et supporta avec orgueil ce que lui imposait le destin qu’elle s’était choisi elle-même – mais c’était quand même un dégagement à l’égard de la vie, une fuite devant ses nécessités les plus lourdes. Cette libération de soi de la femme ne consiste pas à mener sa nécessité essentielle jusqu’à sa fin, comme l’est celle de l’homme tragique, et la conclusion du drame pose la question que le théoricien Ernst avait déjà aperçue longtemps auparavant : une femme peut-elle être tragique pour elle-même, et non en rapport avec l’homme de sa vie ?
Le noyau de l’œuvre (Lebenswerk) de Paul Ernst consiste en l’éthique du poétique, tout comme il s’agit chez Friedrich Hebbel de la psychologie du poétique. Et parce que, pour eux deux, la forme devient le but de la vie, un impératif catégorique de la grandeur et de l’accomplissement de soi, l’un sera considéré comme un froid formaliste, l’autre comme un métaphysicien de la pathologie. Mais tandis que le destin des héros de Hebbel consiste en la lutte tragiquement impuissante des hommes réels pour atteindre à l’humanité accomplie de ceux qui vivent dans l’élément de la forme, donc en ce qu’il y a de plus profondément problématique, en l’expérience psychologique des points suprêmes de la vie empirique, Ernst pose ce monde supérieur, dans son achèvement et sa perfection, comme l’élément qui exhorte et éveille, comme la lumière et le but pour la voie que suivent les hommes, insoucieux de sa réalisation effective. La validité et la force de l’éthique sont indépendantes de l’obéissance à ses prescriptions (von ihrem Befolgtsein). C’est la raison pour laquelle seule la forme purifiée jusque dans l’éthique peut oublier – sans pour cela devenir aveugle et pauvre – l’existence de tout ce qui est problématique et le bannir à jamais de son empire.
Georg Lukács
Ce chapitre est extrait de L’Âme et les formes, traduit par Guy Haarscher.