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Relation avec l’inconnu

En septembre 2023, paraissait aux Éditions Payot & Rivages La vie heureuse, traduction française du deuxième ouvrage d’Emanuele Dattilo La vita che vive. Ce livre dense et rigoureux propose une lecture puissante du conatus spinoziste comme dynamique vitale et inséparable de la dimension éthique de notre vie. Ni manuel de développement personnel ni manuel politique, cet ouvrage tente de tracer les lignes d’une éthique loin du moralisme ambiant. 


— Dans La vie heureuse, tu démontres comment le conatus a été instrumentalisé comme principe égoïste par la culture occidentale, à l’inverse de l’originalité du spinozisme qui élaborait le conatus comme un principe de communauté. Quelle a été la nécessité pour toi de revenir à Spinoza et de repartir du conatus ?

Je pense qu’il faut se débarrasser au plus vite de ces catégories : égoïsme et altruismeindividu et société. Ce sont deux abstractions, toutes deux très néfastes, qui jouent toujours ensemble, et qui n’aident en rien dans la compréhension de ce qui nous entoure. Elles ne servent, trop souvent, qu’à faire un catéchisme paresseux. Sur l’individualisme en particulier, la condamnation augustinienne de l’amor sui pèse encore lourd. 
Mais le conatus est, en tout état de cause, quelque chose de très différent de l’amor sui augustinien : c’est quelque chose qui décide de nos prédilections et répugnances non pas simplement comme des appétits subjectifs et privés, mais comme quelque chose de beaucoup plus ontologiquement pertinent – et donc, un critère extrêmement politique, encore plus concret que l’« ami/ennemi » schmittien. Nous pourrions peut-être dire que c’est ce qui décide de l’ami/ennemi, et qu’il peut être utile de repenser différemment tout le lexique que nous avons laissé à l’intériorité psychologique.

— On retrouve également des passages nécessaires sur la liberté, qui est un mot de presque abandonné aujourd’hui, sinon assimilé au libéralisme, ou réduit à une pure question de volonté. Loin de ces sordides considérations, tu tisses un attachement entre éthique et liberté, par la faculté de connaître. La connaissance n’est pas entendue comme une accumulation d’informations acquises, mais comme une puissance qui perçoit l’opacité entre soi de ses propres actions. Tu dis que « la connaissance éthique se confond avec la capacité d’identifier, dans telle ou telle circonstance, ce qui nous meut. » Pourrais-tu expliciter la transparence qu’implique entre éthique et connaissance ? Est-ce une question de justesse ?

La liberté est un mot que l’on a du mal à prononcer aujourd’hui, tant il est assimilé à l’autodétermination. Rappelons la phrase de Kafka dans son Rapport pour une académie : « Je ne voulais pas la liberté, mais seulement une issue (Ausweg) ». 
L’éthique de Spinoza a l’avantage salutaire de nous obliger à reformuler le lexique traditionnel de la philosophie et de la morale. Je ne veux pas poser la question de savoir ce qu’il y a de nouveau dans la philosophie de Spinoza, je pense que c’est toujours la mauvaise question. Mais il n’en reste pas moins que Spinoza utilise certains mots et certaines idées d’une manière radicalement différente de la manière dont ils étaient utilisés dans la tradition de pensée dans laquelle il évoluait : parmi ces mots, on trouve éthiqueconnaissanceliberté. Et, bien sûr, le plus embarrassant de tous : Dieu
L’éthique n’est pas quelque chose de distinct de la connaissance, et les deux ne sont pas liés par une relation causale obligatoire, comme si nous devions mettre en pratique ce que nous savons. L’éthique est simplement ce qui fait bouger notre connaissance, la direction que prend notre possibilité de connaître. Cette hypothèse est encore plus importante que la position que nous prenons. Les positions, qu’elles soient intellectuelles ou politiques, sont quelque chose de statique, et finalement mortes, s’il n’y a pas un « après » et un « avant », c’est-à-dire des présupposés vivants – et ce sont ces derniers que nous partageons réellement, souvent même au-delà des positions. 
Ce qui m’intéresse avant tout, c’est la possibilité de dépasser un certain fétichisme de la connaissance, qui est très souvent un fétichisme des mots et des noms. C’est la superstition de la connaissance. Je pense qu’il est vrai que « celui qui ne peut se débarrasser d’une idée », comme l’a dit Max Stirner, repris par Fritz Mauthner, « est esclave du langage ». Il me semble que la plupart des personnes qui étudient la philosophie, et en particulier la philosophie politique, se limitent très souvent à cela : prendre un mot et le contraster avec un autre, en séparant – pour citer Deleuze – les concepts des problèmes. Du coup, l’activisme politique devient très souvent une forme étrange de militantisme de certains mots contre d’autres mots, d’un modèle contre un autre, où l’on assiste, entre autres, à l’extinction progressive de toute force argumentative et de toute idée de vérité. J’ai d’ailleurs l’impression que, dans ce processus, on risque d’échanger les mots, ou les conceptions, contre les choses elles-mêmes : par exemple, on risque d’échanger une certaine conception de la forme de vie contre la forme de vie elle-même. Je pense que nous devrions nous passer de tout cet attirail conceptuel lourd – parce qu’abstrait – et que nous devrions examiner concrètement les formes de vie, en essayant de nommer ce qui est déjà vivant en elles. 

— Nous aimerions revenir sur le conatus comme principe de communauté. On se rappelle qu’un texte de Giorgio Agamben écrit pendant le covid déployait un point de vie schismatique par la composition de communautés dans la société. Cela donne l’impression d’avoir de nombreuses lacunes éthiques sur la composition de communautés et sur leurs capacités à élaborer ce vivre-ensemble sur une temporalité. En France, pays de la société par excellence, et de surcroît un pays profondément chrétien, il suffit de discuter avec des athées pour se rendre compte que sont des chrétiens. Est-ce que le conatus que décrit ta lecture de Spinoza, émanant d’une formulation panthéiste, ne regorge pas de profonds matériaux pour les communautés qui viennent ?

Absolument. Le livre sur le conatus a été écrit pendant le confinement provoqué pendant la pandémie au printemps 2020, et est dédié à Giorgio Agamben. Tant Il Dio sensibile[1] que La vie heureuse peuvent être considérés comme des émanations de La communauté qui vient, qui contenait d’ailleurs de nombreuses références panthéistes explicites. 
À l’instar de ce livre, je crois qu’il est également nécessaire de penser à autre chose qu’à la fondation des communautés, et donc à quelque chose comme une reconnaissance plus élémentaire et en même temps plus oblique, plus efficace. Les communautés ne se fondent pas, et il est intéressant de voir combien d’énergie est trop souvent dépensée dans cette autofondation et cette autodéfinition permanente de l’identité. Il me semble que c’est une opération grotesque, qui n’est aujourd’hui menée qu’avec mauvaise foi. Les communautés, je crois, se reconnaissent elles-mêmes, et il me semble que toute tentative de fixer ou de définir trop a priori ce « nous » – qui est d’ailleurs le sujet, jamais défini, qui parle dans l’Éthique – est à éviter absolument. 
Est-il encore possible de définir ce nous, clandestin et anonyme, comme politique ? Je pense que cette question, elle aussi, tombe finalement dans le problème que j’ai évoqué plus haut. Il ne suffit pas de déclarer que quelque chose est politique pour qu’il le devienne. Mais sans doute ce « nous » est-il beaucoup plus concret et dangereux, parce que clandestin et insaisissable, que les sujets traditionnels de la politique, aujourd’hui en voie de décomposition. Il s’agit, je crois, de lui donner une consistance réelle et autonome, et donc de le rendre politique à chaque fois, à chaque reconnaissance. En d’autres termes, je crois que ce que nous avons dit du conatus vaut pour l’attribut « politique », à savoir qu’il doit toujours être saisi et empoigné, plutôt que baptisé. 

— Lorsque nous lisons ta manière de travailler le conatus, il nous semble qu’il met en crise l’hégémonie de l’être occidental, bâtie sur l’angoisse et sur une volonté d’accaparer ce qu’il ne peut sentir. Il s’y exprime un refus de la contingence propre au caractère même de la vie et une volonté tragique de vampiriser l’altérité. Porter une attention sur le conatus appelle à faire preuve de sagesse, car pour toi il y a dans le mouvement du conatus une joie dans l’impossibilité de connaître entièrement ce qu’on désire. C’est une invitation permanente à la rencontre de l’inconnu dans l’expérience vécue. C’est aussi accepter les limites du langage, car on voit de plus en plus d’injonction à devoir « se confronter à soi-même » par l’intermédiaire d’un psy pour cocher les bonnes cases du monde du social. Le mouvement du conatus accepte d’être non représentable, ne pouvant donc faire d’une quelconque exhibition capitaliste ou « thérapeutique ». Le conatus est-il le mouvement de toute la profondeur d’une âme ? 

Telle est la question fondamentale : la relation avec l’inconnu, qui ne devrait jamais être séparée de notre expérience quotidienne et isolée sous une forme particulière. C’est un antidote puissant, je crois, à cette obsession de la dimension cognitive qui appartient à notre modernité confuse, où tout réside dans le savoir et le langage, et où il suffirait de les changer pour changer le monde. Il ne s’agit pas, bien sûr, de rejeter le savoir et le langage, mais de savoir les comprendre de manière non réductrice ou instrumentale, c’est-à-dire, comme vous le dites justement, de ne pas les réduire à la représentation. Je crois que le choc avec cet inconnu irreprésentable est bien plus puissant que n’importe quelle thérapie et n’importe quel calcul algorithmique, et qu’il est intrinsèquement lié au processus même de la pensée, qui se déroule normalement dans des domaines très obscurs et dont les processus nous restent largement inconnus. Contrairement à la connaissance, telle qu’elle nous est représentée aujourd’hui, qui est plutôt un calcul efficace de représentations. 
Il serait intéressant de voir comment les modèles épistémologiques de la physique dite quantique sont liés à ce problème de représentation et donc au spectacle. Au tout début du siècle dernier, des apories effrayantes ont été atteintes dans de nombreuses disciplines concernant la manière dont nous connaissons et représentons le monde – et ces apories de la connaissance ont été résolues politiquement. 

— Il y a dans le livre un passage très fin ou tu désactives certains réflexes de pensée sur la perspective de repenser le bien et le bonheur : « Le bonheur n’est pas la réalisation achevée des désirs et des appétits : il est intrinsèquement inhérent à l’essence et ses affections. » À partir de là, tu démontres éthiquement l’impuissance de la religion du capitalisme, dont la tonalité du bonheur est inefficace, car fondé sur les pulsions et les désirs, et incapable de saisir le plan des affections de l’essence. Face au bonheur inefficace du capitalisme, la nécessité n’est peut-être pas de construire de nouveaux imaginaires, mais de densifier une constante éthique tenue « vers ce bonheur clandestin » ?

Ce que beaucoup d’interprètes de l’Éthique ont dénaturé, c’est que les désirs et les affections dont il est question n’ont de sens que par rapport à ce que Spinoza appelle l’« essence », un mot qui n’a rien à voir avec les approches dites « essentialistes », si redoutées et persécutées aujourd’hui. Spinoza veut simplement dire que les affections, les passions, les désirs, etc., ont une teneur ontologique, sont capables d’augmenter notre réalité ou de la diminuer. 
Mais au-delà de Spinoza – qui m’intéresse jusqu’à un certain point, et sur lequel vous trouverez toujours des Negristes prêts à vous faire la leçon – je pense que la question aujourd’hui est celle de la capacité à éprouver réellement des affects et des désirs. À la consistance purement fantasmagorique du bonheur que nous voyons représenté partout, il s’agit d’opposer quelque chose de plus insaisissable et irreprésentable, et donc de beaucoup plus réel. 
Mais je ne veux pas non plus trop insister sur la clandestinité, comme si nous devions tous vivre cachés (ce qui, d’ailleurs, est souvent souhaitable). Non, je crois que ce bonheur clandestin est quelque chose de très visible, quelque chose qui a une forme très évidente et sensible – bien que souvent très précaire – et que nous connaissons et reconnaissons tous avec certitude. Le fait qu’il soit visible fait d’ailleurs partie de son essence. Il n’est clandestin que par rapport au monde halluciné de la représentation sociale. 
Je voudrais faire, en passant, une dernière considération, peut-être un peu hors sujet par rapport à la question. Dans ce moment historico-métaphysique, je crois que la Loi a pris le visage de Aggadà, plutôt que celui de la Halakhà (qui d’ailleurs ne signifie pas Loi, comme on l’entend souvent à tort, mais chemin). Les journaux ou la publicité sont beaucoup plus normatifs qu’un décret-loi, et la folle prolifération de ce qu’on appelle les récits a à voir avec cette nouvelle forme de la norme, beaucoup plus prégnante que la norme halakhique. Cette Aggadah consiste, tout simplement, à montrer le bonheur ou le malheur – ces idées étaient d’ailleurs implicitement contenues, je crois, dans La Communauté qui vient, lorsqu’il parle de la publicité et de la pornographie. C’est une loi qui est formulée à l’indicatif, qui n’est pas étudiée, comme la halakha, mais qui est déposée comme un capital à exécuter. C’est vraiment, je pense, une loi morte. 

— Dans notre époque où le règne du mensonge s’est renforcé, ton livre ouvre la question de la vérité d’une manière intéressante. Le capitalisme dans son ère néolibérale, réaffirmant qu’il n’y a qu’une vérité donnée par une entité supérieure, va donc vendre l’accès à la vérité comme le résultat du marché ou de ses experts. Pourtant, la vérité est ailleurs, loin du mensonge social et de l’économie, car elle implique notre relation au monde, d’où la pluralité de vérités. Tu t’inscris dans cette sensibilité du refus de réduire la vérité à une description du monde, mais plutôt à ce qui nous tient à lui. Tu écris à la page soixante-quatre que « la vérité qu’on a apprise nous fait sentir vivants. « On a l’impression que c’est quelque chose à chérir. Ne pas céder au mensonge pour un quelconque calcul politique, mais garder les vérités qui nous animent est peut-être le meilleur moyen de densifier une consistance éthique ?

J’ai beaucoup aimé l’idée, formulée je crois dans Tiqqun, d’une vérité éthique, une vérité qui – comme je l’ai compris – n’est pas du tout individuelle (il n’y a pas, en fait, de « mes vérités » ou de « mes jeans »), elle n’est pas simplement logique ou linguistique, bien qu’elle puisse s’exprimer dans le langage. C’est à cette vérité éthique que nous devons tous nous attacher. Elle exige une attention particulière, qui ne s’adresse pas tant à l’orateur, dans un sens confessionnel, mais au monde de l’orateur, à sa capacité d’exprimer le monde. Il s’agit donc d’une attention aux différences entre les mondes. 

— La conception panthéiste de l’accroissement du conatus, que tu décris au chapitre XX, permet de sortir de l’idée de Sujet souverain et de partir du plus intime qui est sa propre nature. Autrement dit, elle permet de partir de son expérience vécue, car l’ensemble des expériences vécues façonne notre être, démontre notre singularité. De surcroît, toute singularité ne peut être séparée de l’expérience, elle est toujours en participation au monde, et donc affectée par le monde. Ce passage déjoue l’opposition entre individu et collectif, car l’être libre assume son plan de singularisation qui s’ouvre aux autres. L’être libre est-il celui qui va au-delà des prédicats qui forgent les identités, car pour lui il n’est question que de mode de présence en situation ?

Je ne saurais mieux dire. Je pense que les tentatives de se débarrasser de la subjectivité et du moi finissent, très souvent, par nous clouer à de nouvelles formes de subjectivité, bien pires que celles dont on voulait se débarrasser, plus résistantes et plus chantantes. Et très souvent, le militantisme politique est l’une de ces formes. Avec l’identité, il se passe quelque chose de semblable au hogtie du mafioso : on est attaché à une corde dont on s’étrangle d’autant plus qu’on essaie de se libérer. J’ai toujours été frappé par une phrase de Simone Weil qui disait : « il ne faut pas dire moi, mais il faut encore moins dire nous ». Mais n’avons-nous pas dit que le nous est le sujet parlant dans l’éthique ? Le conatus me semble être un moyen de sortir de cette situation, de cette corde d’étranglement. Et pour cela, des mondes sont en jeu, c’est-à-dire qu’il s’agit d’une question ontologique concernant l’essence du réel et notre capacité à l’exprimer. La façon dont nous définissons cette essence réelle, ce monde, n’aura plus d’importance. C’est lui qui nous définira. 


La vie heureuse
Emanuele Dattilo
Format 120 x 195 mm, 100 pages
ISBN : 978-2-7436-6109-0
17e
Octobre 2023
Éditions Payot & Rivages


[1] Emanuele Dattilo, Il Dio sensibile, Neri Pozza Editore, Vicence (Italie), 2021, non traduit. 

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