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Considération sans histoire

« Il est temps d’abandonner le monde des civilisés et sa lumière. Il est trop tard pour tenir à être raisonnable et instruit – ce qui a mené à une vie sans attrait. Secrètement ou non, il est nécessaire de devenir tout autre ou de cesser d’être.
Le monde auquel nous avons appartenu ne propose rien à aimer en dehors de chaque insuffisance individuelle : son existence se borne à sa commodité. Un monde qui ne peut pas être aimé à en mourir – de la même façon qu’un homme aime une femme – représente seulement l’intérêt et l’obligation au travail. » 

Georges Bataille, La conjuration sacrée

Le nihilisme est là. Il exprime sa puissance dans la négation des sentiments pleins et entiers et dans leur abandon à la complicité du pouvoir. Le nihilisme ne produit que des victimes complices de cet état traumatique de la vie. Des victimes parfaites qu’il prend dans ses filets jusqu’à ce qu’elles sacralisent l’horreur du pouvoir. Comme l’écrivait Roger Caillois dans Le pouvoir charismatique, Adolf Hitler comme idole, « Tout pouvoir est une magie réelle, si l’on appelle magie la possibilité de produire des effets sans contact ni agent, en provoquant pour ainsi dire une parfaite et immédiate docilité des choses. Or les choses ne sont pas dociles, il faut des forces pour les mouvoir et, pour ces forces, des points d’application ». Ce monde civilisationnel se figure dans la réunion des victimes. Gauchistes ou flics, tous jouissent d’être des abusés pour abuser. C’est comme tel qu’il faut comprendre la clique d’adolescents à la Trump, Musk, Orban et consorts. Leur volonté de puissance d’appropriation se hisse à la hauteur de leur fragilité. Ils exercent une pression constante sur les êtres qui conduit à la réduction du monde à sa plus misérable expérience, celle du gouvernant-gouverné. Malheureusement, les bavardages hystériques recouvrent les sons de cette douleur sans mots logée au plus profond de nous. La douleur reste prisonnière du ressentiment généralisé, incapable de faire sentir le véritable antagoniste du malheur. L’admettre serait reconnaître sa propre complicité avec le pouvoir. Comme le poursuit Roger Caillois : « Il n’y a pas de pouvoir entièrement fondé sur le contraire : le consentement est toujours le principal. ». Les flagellateurs s’en donneront à cœur joie. 
Pourtant, concéder cet état n’implique pas une automutilation, mais une voie de libération par la saisie des formes sensibles qui agencent sa propre consistance et les fait vivre. La folie héritée du XXe siècle rappelle que le monde appartient aux inconsistants. Toute la malice efficace de Trump et autres simulacres fascistes fonctionnent sur l’inconsistance de ses adversaires qui révèle leur faiblesse. L’absence évidente de consistance de ces simulacres devient comme par enchantement une allure de consistance. Elle produit l’effet d’une image rassurante et réconfortante en masquant le deuil nié. Ainsi, la lucidité de la situation s’évanouit au gré de l’agitation de l’impuissante. À force de se focaliser sur les terrains du pouvoir, on se prend à en faire partie. C’est toute la qualité d’être de gauche, forgée sur un désir de défaite, un désir insatiable de l’horreur, jusqu’à le constituer dans l’espoir d’incarner cette victime idéale. C’est vivre pour la peur et par la peur. En d’autres termes, toujours maudire la vie. 

Cependant, la vie n’est pas une chose. Elle ne se résout pas en un étant doué de certaines propriétés, de certaines fonctions, de modalités. La vie s’incarne en un comment, un mode dynamique d’autodonation. Dès lors, vivre, c’est tenir une sensibilité, une dynamique de formes indéfinie par le langage, située dans les gestes et reconnaissable par les sens. Il n’est plus question de maudire la vie, mais de traverser le conflit tragique. Vivre pleinement n’existe jamais que dans la relation entre les âmes capables de recevoir, à la fin, cet exil comme une libération plutôt qu’une privation. Nous serons avec ceux qui entreprennent ce voyage de manière solitaire ou dans une solitude partagée. Avec ceux qui ne craignent pas de vivre, ceux capables d’aimer dans la certitude d’aimer

Entêtement

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