Depuis de nombreuses années, Sidi Mohammed Barkat élabore un travail important qui dépasse la seule question de la domination coloniale en Algérie française. Dans un dialogue implicite avec Giorgio Agamben, ses travaux réfléchissent à la manière dont le pouvoir affecte les corps par la création d’un état d’exception permanent. Comme un prolongement de son livre Le Corps d’exception, récemment réédité par les Éditions Amsterdam avec une présentation de Kaoutar Harchi, il revient dans ce texte sur l’opération de destruction de la vie provoquée par la colonisation et par là, nous aide à penser les modalités du pouvoir qui nous est contemporain.
1.
Ce qui se joue principalement en Algérie sous occupation française, c’est la question du rapport à la terre. Une telle affirmation est de l’ord1re de l’évidence, pourrait-on rétorquer. Rien n’est moins sûr. Le rapport à la terre de l’État colonial et des populations en présence englobe des considérations qui sont loin d’être transparentes. La particularité de la colonisation de l’Algérie nous oblige à aller au-delà de la simple reproduction du visible et à tenter de rendre visible ce qui se dérobe alors même qu’il est devant nous.
2.
Essayons de peindre les choses dans cette perspective. Des campagnes militaires particulièrement meurtrières ouvrent la voie à l’établissement d’une population migrante européenne en Algérie. Les Européens prennent possession de la terre. Les habitants du pays en sont dépossédés. Il ne s’agit pas, ici, de la spoliation de la terre au profit des colons, question naturellement importante, mais de la saisie du territoire algérien dans son ensemble. Les Européens en sont les maîtres, par l’intermédiaire de l’État qui prétend les représenter. Les habitants n’apparaissent plus que sous la figure paradoxale de ceux qui sont considérés comme des étrangers alors même qu’ils deviennent les ressortissants de l’État qui les dépossède de leur terre. Pour parler trivialement, les Européens sont chez eux sur une terre qui ne leur appartient pas, les habitants n’ont plus de chez eux sur cette terre qui est la leur.
3.
Mais n’allons pas trop vite. Demandons-nous en premier lieu, et c’est un préalable indispensable, ce qu’est un pays. En l’occurrence, que veut dire le mot « pays » dans les circonstances de la conquête de l’Algérie ? Il ne s’agit pas de s’interroger, à la manière de l’historien, sur l’existence ou l’inexistence de l’Algérie avant la venue de l’Occupant – l’autre nom de l’État colonial utilisé ici. Il s’agit plutôt, pour l’essentiel, de répondre à la question en prenant la mesure du fait que la terre prend vie dans son rapport avec ses habitants. Soulignons la préposition avec. La terre, seule, n’existe pas. Un pays n’est rien d’autre qu’une terre vivante par ses habitants, quelle que soit la manière dont on en détermine le contour.
4.
La terre acquiert la puissance d’un pays à travers le rapport immédiat qu’elle entretient avec les habitants. Elle ne peut, dès lors, être envisagée sous la figure d’une réalité anonyme. Elle a pour chaque habitant un visage. Le visage fait d’elle une réalité familière et simultanément mystérieuse, insaisissable. Ainsi est-elle singulière. Elle est autre chose qu’un espace indéterminé, simplement occupé et manipulé tel un objet. De sorte que si on soustrait les habitants au pays, la terre – résultat de cette opération – est à proprement parler défigurée. Elle perd son visage. Nous pouvons dire qu’en ce sens, elle ne retrouve pas une « nature » supposée perdue, elle n’est plus qu’une terre nue ou morte. Adepte des raisonnements captieux, l’Occupant dit du pays qu’il détruit en défigurant la terre qu’il n’avait pas de réalité avant sa venue.
5.
La blessure profonde, mortelle, infligée à la terre par ce que l’on peut désigner du néologisme déshabitation, l’Occupant la présente sous la figure d’une libération. Arrachée aux mains malhabiles, la terre serait enfin appelée à des destins favorables, ceux qui naîtraient de son accouplement contraint avec le monde de l’Occupant. L’idée de pays ne se conçoit plus, désormais, sans ce qui est censé ranimer la terre, à savoir le monde des Européens sollicités pour s’y installer. Au fur et à mesure que le pays devient méconnaissable pour ses habitants, puisqu’il perd son visage, l’Envahisseur – encore un autre nom de l’État colonial utilisé ici – en fait un théâtre d’ombres où ces derniers sont peints en une sorte d’extraneus, des étrangers au nouveau pays né d’une union forcée.
6.
Le nouveau pays a un nom usurpé : Algérie. Et les Européens sont les seuls à porter le nom « Algérien ». « Algérien » est un nom qui confirme celui de « Français ». Les habitants du pays, eux, sont appelés « Indigènes ». Soit des sans-nom. Quelle chose extraordinaire que ce retournement. Soulignons le fait que le nom « Français » attribué aux habitants est continuellement vidé de son contenu par l’appellation « Indigène » qui les désigne. Et les habitants sont invités à le remplir continuellement, alors qu’il se vide dans le même temps. Un châtiment sans fin et des efforts sans espoir, comment ne pas penser à Sisyphe ?
7.
En somme, l’habitant est soustrait au pays, quand l’occupant s’ajoute à la terre défigurée. Nous avons affaire à une permutation des places opérée sous la Conquête, puis sous un régime de gouvernement tyrannique. Or, du statut d’occupant ou d’habitant de cette terre dépend la condition réservée à l’une et l’autre population. La distribution des places – au sens de la police, selon Nicolas Delamare2 –, notamment celle de citoyen à part entière et celle d’« Indigène », est un effet de l’attribution de la qualité d’habitant ou d’occupant. Le signifiant utilisé afin de désigner cette qualité importe peu. Prenons l’exemple du signifiant « raton », substitut des termes « Arabe » ou « Indigène » dans la bouche des occupants les plus virulents intronisés habitants. Ce signifiant suggère fortement que nous avons affaire à un être nuisible. Un raton est un commensal ne pouvant occuper qu’un espace extérieur dans le lieu propre au nouvel habitant. L’espace de l’« Arabe » est une extériorité saisie à l’intérieur même du lieu. Assimilé par faiblesse de discernement à un habitant, il causerait des dégâts au monde raisonnablement formé et au territoire convenablement aménagé, ceux des Européens.
8.
Côte à côte, chacune des deux populations doit tenir sa place. Les populations sont hiérarchisées en fonction de leur capacité ou incapacité supposées de construire un espace habitable, c’est-à-dire un lieu, et de donner forme à un monde où la vie est possible. La construction d’un lieu et la formation d’un monde sont inconcevables sans la possession exclusive de la terre. Les autochtones considérés comme des nuisibles mettant en danger cette construction et cette formation sont tenus à distance. Un monde symboliquement formé et une terre rationnellement aménagée sont la condition de possibilité d’une transformation de la terre en un pays. Aux yeux de l’Occupant, il est impensable de partager un même lieu avec les « Indigènes », perçus comme foncièrement étrangers à l’ordre symbolique (c’est-à-dire à l’ordre du langage instituteur de l’humain) et ignorants des règles de la rationalité. C’est alors que la question de la sécurité devient centrale. Celle du refoulement continu des « nuisibles », aussi.
9.
Durant les 132 années d’occupation et à partir de l’axiome selon lequel les « Indigènes » tourneraient le dos au principe de Raison – sans lequel le symbolique et la rationalité n’existeraient pas –, l’Envahisseur n’aura de cesse de créer les conditions d’abord institutionnelles, puis matérielles, morales et policières, tendant à faire des habitants du pays les simples occupants d’un espace situé dans le lieu, mais séparé de lui, et des populations européennes les habitants de ce lieu. Où nous voyons que l’appropriation de la terre ou sa possession, qui est le but recherché, est l’effet de la mise en œuvre d’un moyen extrême : faire disparaître, sous une forme ou une autre, les populations autochtones.
10.
Leur disparition pure et simple s’entend par rapport au lieu progressivement construit par l’Envahisseur sur une terre qui ne lui appartient pas et dont il s’est saisi en utilisant des moyens marqués au coin de la cruauté. Cette saisie entérinée par le droit au profit des uns ne va pas sans la dépossession et de leur terre et de leur qualité d’habitant au détriment des autres. Le mot domination, utilisé par l’Envahisseur lui-même, est tout à fait impropre à caractériser la situation ainsi créée. À tout le moins, il est insuffisant. Le but recherché est, en réalité, une domination d’au-delà de la domination, soit une forme extrême d’hégémonie.
11.
Lorsque Thomas Robert Bugeaud, dans sa brochure De la colonisation de l’Algérie, parle pour ainsi dire à la cantonade du « peuple nouveau qui doit éteindre les Indigènes », le verbe « éteindre » prend le sens de faire disparaître, faire en sorte que les « Indigènes » au contact des Européens n’existent plus. « Éteindre les Indigènes », d’une manière ou d’une autre, s’impose comme une nécessité et une obligation.
12.
Qui sont ces « Indigènes », aux yeux de Bugeaud ? Voici ce qu’il en dit : « Quiconque les a vus de près, reconnaîtra qu’ils sont supérieurs en force physique et en organisation pour la guerre, à la masse de la population française. » « Chez les Arabes, dit-il encore, tout est guerrier, tout marche à la guerre sainte, depuis l’enfant de 15 ans jusqu’au vieillard de 80. Chaque tribu est un camp, dont tous les hommes sont toujours prêts à combattre […] » Si l’on met de côté l’hyperbole à laquelle a recours Bugeaud dans le but de frapper les esprits et de conforter sa démonstration – ainsi, le « vieillard de 80 ans » serait toujours un « guerrier » –, il est clair à la lecture de la suite de ce passage qu’il souhaite imposer l’idée selon laquelle seule l’utilisation d’une force plus grande, plus organisée, plus disciplinée, que celle des « Arabes » est susceptible de les tenir à distance. À distance de leur terre et de leur statut d’habitant.
13.
Le passage que nous venons de présenter dit davantage. Si les enfants et les vieillards sont des guerriers, on comprend aisément que la guerre faite aux habitants du pays doit être sans merci. La discrimination entre les civils et les combattants ne saurait être pertinente. Les massacres de civils ne constituent pas un dépassement, le fait de quelques soldats indisciplinés. Ils font partie de la manière de faire la guerre à une communauté qui ne sait pas ou ne veut pas différencier les combattants des non-combattants, les « enfants » et les « vieillards » de ceux qui sont en âge de combattre, alors même qu’elle les distingue. Bugeaud nous instruit : « C’est la faute aux “Arabes” si on tue leurs fils et leurs pères et au-delà ! ».
14.
Après la « pacification », « éteindre les Indigènes » ne veut rien dire d’autre que les tenir à distance du lieu habité par les Européens. Les tenir à distance par la terreur – s’ils se révoltent – ou par le recours à des moyens produisant le même effet en faisant l’économie des liquidations physiques. Et il est indispensable de les tenir à distance dans la durée, si on ne les détruit pas physiquement, car, dit Bugeaud, « il faut garantir la possession de l’Algérie ». Entendre, encore une fois, la « possession » en tant qu’elle doit être exclusive.
15.
L’hégémonie signifie bien sûr l’incapacité absolue dans laquelle sont placés les habitants effectifs du pays de s’engager dans une tentative de récupération de leur terre. Concrètement, cela veut dire que, pour ces habitants, toute résistance à la condition qui leur est faite doit paraître définitivement illusoire. Pier Paolo Pasolini a mis en scène la cruauté froide à laquelle a recours un régime de gouvernement d’où s’absente toute règle et agissant en vase clos, n’étant rappelé à l’ordre par aucun Tiers. Il faut voir ou revoir son film Salò ou les 120 Journées de Sodome – si on a le cœur bien accroché, bien sûr –, afin de prendre la mesure de ce que peut signifier le syntagme « résistance impossible », dans des circonstances comparables à celles qui caractérisent la République fasciste de Salò. Il ne s’agit évidemment pas d’identifier la cité décrite par Pasolini et l’Algérie sous hégémonie coloniale, mais de considérer des situations semblables par le fait qu’y prédomine le rapport profond existant entre l’exercice de la cruauté physique ou morale et la volonté de casser toute forme de résistance, la volonté de rendre inconcevable l’idée même de résistance.
16.
Nous n’entrerons pas, ici, dans le détail des exactions commises lors de la conquête de l’Algérie. Les faits sont documentés par les historiens depuis des décennies. Signalons simplement l’ouvrage considérable publié par l’historien Alain Ruscio l’année dernière et qui porte sur la Conquête qu’il nomme « Première guerre d’Algérie »3. Il est d’ores et déjà utilisé comme un livre de référence.
17.
La « résistance impossible » des habitants du pays, l’Occupant finit par y croire. Qu’en est-il ? Il nous faut partir de l’affirmation selon laquelle la population européenne est sur le sol algérien pour y rester. Elle est supposée s’établir, en principe, pour une durée et dans un espace sans aucune borne, dans les limites du territoire algérien. Dans les faits, l’établissement s’effectue pour l’essentiel dans le nord du pays et, particulièrement, dans les grandes villes, comme Alger ou Oran. Quelques mots sur cette notion de « borne », sans que nous ayons besoin d’en faire, ici, l’archéologie ni d’interroger Kant, qui la distingue soigneusement de la notion de « limite » dans sa Critique de la raison pure. D’abord, « une durée et un espace sans borne ». Un tel énoncé a-t-il vraiment du sens quand on sait que la situation se caractérise par l’existence d’habitants n’ayant nullement l’intention d’abandonner leur pays à l’Envahisseur ?
18.
La borne, elle est là, dans le paysage et devant la population européenne, parfaitement visible. Lorsque l’État envahisseur prétend offrir un établissement sans borne aux populations transplantées, il procède à une dénégation du lien qui relie les habitants du pays à leur terre et de la résistance qui découle inéluctablement de ce fait. Simplement, cet État ne voit aucune contradiction entre ce qu’il déclare et le réel. Il suffit, selon sa « philosophie », de conformer le réel à ce qu’il déclare, par l’opération de soustraction de ceux qui le gênent.
19.
Pourtant, il nous faut aller au-delà de ce simple constat. La dénégation du réel, l’Occupant en fait une doctrine, peut-être même un dogme. Un dogme, au sens ecclésial, c’est-à-dire une vérité intouchable, comme si elle était révélée. En ce sens, l’État fait du nouveau venu une sorte de croyant, dans le même temps qu’il l’intronise en tant que citoyen français quand il vient d’un autre pays que la France, sans peur du paradoxe. Être citoyen veut dire avoir accès au pays sans billet, parce que l’on est supposé apte à se comporter en véritable habitant. Cette aptitude est l’un des sens que l’on donne au nom « Européen », comme un titre et un sauf-conduit. Être « indigène » signifie, en revanche, pour l’habitant attendre un tour qui ne vient jamais pour entrer dans le pays, alors même qu’il est le seul à être muni du bon billet – puisqu’il n’est rien d’autre que l’habitant du pays. Sa capacité à habiter le pays est déniée. Le déni, l’Occupant ne le voit pas, puisqu’il s’est mis à croire à la légende qu’il a fabriquée, à savoir qu’il n’existerait qu’un seul pays, celui où la terre se conjugue avec le monde européen.
20.
Le croyant, comme le nom l’indique, est invité à croire à la bonne nouvelle, c’est-à-dire à la vérité révélée par l’État qui lui ouvre les portes de l’Algérie, quand il les referme devant ses habitants. Ce point doit être souligné. Il est facile pour la population européenne de croire au dogme enseigné par le magistère étatique, puisqu’il lui ouvre les portes de la promesse d’une vie meilleure, même si pour la majorité de ses membres, elle sera loin d’être la vie de cocagne promise ou imaginée. À partir de là est née une idée « lumineuse ». Les Européens adhéreraient ou « colleraient »4 tout naturellement aux institutions du gouvernement civil, c’est-à-dire « civilisé », grâce à leur culture et au noyau dur de cette culture que serait la religion chrétienne – principalement catholique –, alors que les « Indigènes » ne posséderaient pas la subjectivité et donc la volonté nécessaires à l’activité d’adhésion. Ils ne la posséderaient pas, à cause de leur culture et du noyau dur de cette culture que serait la religion musulmane.
21.
Cette opposition culture contre culture, religion contre religion, aussi étonnante qu’elle puisse paraître dans un État qui finira par se proclamer émancipé de la tutelle de l’Église, demeurera vivace jusqu’à la fin de l’occupation. Supposés capables d’adhérer aux institutions et d’obéir au gouvernement, les Européens peuvent évoluer librement dans le monde dont ils comprendraient les règles. Les « Indigènes », quant à eux, sont soumis, logiquement pense-t-on, aux contraintes spécialement aménagées pour eux (le régime de l’indigénat, par exemple), puisqu’ils ne seraient pas même capables de saisir le sens de ces règles. Ne sachant pas s’inscrire convenablement dans le monde des Européens – seul monde imaginable en tant que tel –, les « Indigènes » relèvent naturellement du régime d’exception qui leur est réservé. « Naturellement », pourquoi ? Dans la mesure où ils ne sauraient s’adapter au monde des Européens que sous la pression d’un dispositif au cœur duquel prévaut la loi du conditionnement – au sens psychologique du terme.
22.
La fabrication des dogmes soutenant la mise en représentation glorieuse de l’« Algérie française » – glorieuse : qui participe de la splendeur de l’Empire – fonctionne dès lors comme le moyen permettant à l’État de transformer par un tour de prestidigitateur l’occupant européen en habitant du pays et l’habitant du pays en un simple occupant. Les dogmes produisent dans le même temps une vérité qui jette un voile sur l’opération de transformation en question. Et cette vérité doit être crue en tant qu’elle serait plus réelle que le réel. Tout au long de l’occupation de l’Algérie, la vérité du colonisateur se substitue au réel. L’occupant devient l’habitant, l’agresseur l’agressé, l’envahisseur l’envahi, le meurtrier l’innocent, le mensonge la vérité, etc. Orwell avant l’heure. Rétablir l’ordre dans la situation coloniale ou d’occupation signifie instituer le désordre, mettre les mots et les choses sens dessus dessous. Renversement. Il y a un passage dans le film de Pier Paolo Pasolini, auquel nous avons fait référence, qui jette une lumière crue sur ce que peut être un régime de gouvernement absolu en matière d’ordre et de désordre. On retiendra, en particulier, cette sorte de maxime, dite sans fioritures : « La seule vraie anarchie est celle du pouvoir. »
23.
Jusqu’au bout, les Européens ont foi au caractère irréversible de leur établissement en Algérie. Ils y croient jusqu’au bout, même quand l’État auquel ils étaient attachés comme à une planche de salut déclare qu’au fond, mais avec des termes en apparence étrangers à la théologie politique, la doctrine selon laquelle l’Algérie est française à tout jamais ne peut être assimilée à un dogme et peut en conséquence être révisée. Doctrine ou dogme ? La population européenne – la majorité de ses membres – considère qu’elle ne saurait être parjure à la foi qui a toujours fait d’elle le vrai peuple de cette Algérie. À ses yeux, l’Algérie française, on n’y touche pas, sous peine de mort. Elle ne pense pas « doctrine », mais « dogme ». L’Algérie française est éternelle. Sans le caractère religieux de l’attachement des Européens aux institutions coloniales et à la terre qu’ils pensent être la leur, suivant l’enseignement du magistère étatique lui-même, c’est-à-dire sans le caractère fanatique qu’implique cet attachement, on ne comprendrait pas la violence inouïe déployée par l’Organisation armée secrète (OAS), tout particulièrement à Oran où elle continue, après les accords d’Évian, de semer la désolation, alors qu’il devient évident que la foi ne déplace pas les montagnes en toutes circonstances. Ne pense-t-on pas, ainsi, susciter un miracle en recourant à une violence similaire à celle qui fut au fondement de l’Algérie française, pendant la Conquête ?
24.
L’Occupant, qui a réponse à tout, naturellement, sans se préoccuper de l’avis des habitants du pays, ne sait pas penser les choses dont il dispose pourtant à sa guise sans se référer à une conception binaire des rapports entre les humains. La résistance des habitants est impossible, mais si par extraordinaire ils venaient à résister, alors s’imposera la formule qui est aussi un cri de guerre d’anéantissement : « Ce sera eux ou nous ! ». En mai 1945, elle fut noyée dans le sang, la résistance. « Ce sera eux ou nous ! », tel est le dernier mot de l’Occupant. Et l’on sait que lui et lui seul peut avoir le dernier mot, grâce à l’usage extrême de la force ou à son exhibition, selon les circonstances. Mais ce que ne sait pas encore l’Occupant, c’est que le dernier mot allait être aussi le mot de la fin de la chimère de l’Algérie française.
25.
Nous devons donc noter avec soin cette réalité : la fin de la présence française en Algérie est écrite dès le début de la triste aventure coloniale, comme un destin pour toutes les populations, à divers degrés. Et nous soulignons : « Pour toutes les populations. » Ainsi, la question qui se pose dans les termes de l’Occupant renvoie à une équation impossible à résoudre. Sauf par le sang, serait-on tenté de répondre, spontanément. Ou, à tout le moins, par le refoulement de l’une ou l’autre des deux populations. En réalité, dire que la résolution de l’équation s’obtient par le sang ou le refoulement est un abus de langage. Le sang ou le refoulement ne sont pas la condition à remplir afin de résoudre une telle équation, ils sont tout au contraire la preuve que l’équation demeure sans résolution. La preuve que l’équation demeure sans résolution au-delà même de l’indépendance de l’Algérie. Ce qui facilite sa réactivation en France, aujourd’hui encore. Plutôt que la séparation d’avec un régime colonial désastreux, certains en demeurent les héritiers déclarés et choisissent de montrer qu’ils adhèrent irréductiblement à son image.
26.
L’Occupant construit donc un édifice institutionnel dont la caractéristique principale réside dans le fait qu’il n’offre aucune chance à ce qui permettrait à la jonction des deux populations d’advenir, au-delà de leur attachement à une culture particulière. Si le mot « politique » a du sens, il désignerait l’activité immanente permettant aux deux populations de se rejoindre, à bonne distance de la dérisoire intégration par l’assimilation. De se rejoindre en tournant radicalement le dos à la métaphysique de la prééminence des dogmes et de la hiérarchie des races.
27.
Le meurtre inqualifiable que commet l’État envahisseur en Algérie et que l’on n’a sans doute pas assez rendu visible est celui de la politique. Les manifestations de la politique, le plus souvent timides, mais parfois éclatantes aussi – comme en octobre 1961 –, sont étouffées dans l’œuf, quand elles ont lieu. De sorte que la situation algérienne se caractérise durant la colonisation par l’effacement de l’horizon de toute référence à la politique. L’absence de référence à la politique contraint, en définitive, les habitants du pays à envisager de s’émanciper de leur condition en renversant le schéma établi par l’Occupant, c’est-à-dire en utilisant à leur tour la force brute. Peut-être même, devrions-nous dire, en succombant à l’esprit colonial quant à la méthode utilisée. En particulier, par l’usage d’une force trop symétrique à celle que l’Occupant a mise en œuvre depuis le début de sa présence dans le pays.
28.
Nous avons vu que le dernier mot – « Ce sera eux ou nous ! » – allait être également le mot de la fin. Celle de la France coloniale en Algérie. Tout au long de la présence française en Algérie, il demeurera comme un spectre, la hantise d’une guerre dont on sait qu’elle aura, à partir de novembre 1954, le visage hideux de ce qui s’est passé durant la Conquête. Réversibilité. En droit, le mot signifie : « Qualité de ce qui peut ou doit revenir à son propriétaire. » Réversibilité de la terre. Réversibilité du nom « Algérien ». L’Algérie est le pays du peuple algérien. Soit. Mais il y a aussi, pendant la guerre d’indépendance la réversibilité de l’usage de la force, celle de la suspension de la règle dans la manière de mener la guerre, etc. Trop de choses dont les Algériens sont les héritiers et qui expliquent en partie le déchaînement de violence en octobre 1988 et dans les années 1990. Trop de choses qui expliquent d’autres violences encore. De sorte que s’il y a un impératif qui s’impose aujourd’hui aux Algériens libérés de leur condition imposée sous l’empire de l’absolutisme colonial, c’est celui de leur détachement de tout ce qui caractérise le colonisateur et que Pasolini nomme « anarchie » en référence à l’exercice du pouvoir brut. Peut-être même du pouvoir tout court, dans les situations où la politique est interdite. Cet impératif est-il encore envisageable alors que l’interdiction de la politique est en passe d’être le lot de tous les pays, aux quatre coins de la planète ?
Avril 2025
Sidi Mohammed Barkat
- Paul Klee, Théorie de l’art moderne, trad. Pierre-Henri Gonthier, Denoël, coll. folio/essais, 1985. ↩︎
- Voir les travaux de Nicole Dyonet. Par exemple son texte « L’ordre public est-il l’objet de la police dans le Traité de Delamare ? », dans Ordonner et partager la ville, XVIIe-XIXe siècle, sous la direction de Gaël Rideau et Pierre Serna, Presses Universitaires de Rennes, 2011. ↩︎
- La première guerre d’Algérie. Une histoire de conquête et de résistance, 1830-1852, La Découverte, 2024. ↩︎
- Sur la notion de « colle », voir notamment le passage sur Ambroise dans l’article très important de Pierre Courcelle, « La colle et le clou de l’âme dans la tradition néo-platonicienne et chrétienne (Phédon 82e ; 83d) », in Revue belge de Philologie et d’Histoire, tome 36, fasc. 1, 1958, pp. 72-95. ↩︎