Dans la décennie qui a suivi la chute du Mur de Berlin, les théoriciens critiques ont porté une attention renouvelée à ce que Charles Taylor a appelé de manière célèbre « la politique de la reconnaissance »[1]. Ce dernier suggérait que la demande de reconnaissance soit en fait liée aux notions modernes d’identité – la compréhension qu’une personne a de ses caractéristiques fondamentales, de ce qu’elle est. Puisque notre identité est en partie façonnée par la reconnaissance des autres, les individus peuvent subir un préjudice réel si la société leur renvoie une image dévalorisante d’eux-mêmes. Ainsi, les femmes dans les sociétés patriarcales peuvent être amenées à intérioriser une image d’elles-mêmes sexiste et/ou à souffrir d’une faible estime de soi. La domination blanche a, pendant des générations, projeté une image dégradante des peuples noirs, indigènes et colonisés, imposant aux opprimés des formes paralysantes d’autodépréciation. À cet égard, une reconnaissance adéquate est un besoin humain vital. Taylor voyait la quête incertaine de la reconnaissance comme liée à l’émergence, au XVIIIe siècle, d’identités individualisées, fondées sur un concept d’authenticité intérieure. Parallèlement, Axel Honneth, dans Kampf um Anerkennung (1992) [La Lutte pour la reconnaissance, Cerf, 2000], a esquissé une théorie morale dans laquelle la reconnaissance, obtenue par la lutte politique, était constitutive de la personnalité. Nancy Fraser a plus tard développé une réponse dualiste, en un dialogue critique avec Honneth, qui proposait un équilibre entre reconnaissance et redistribution, dans la quête de l’égalité[2].
Le moment de ce tournant vers la reconnaissance était significatif. Il coïncidait avec le triomphe de la mondialisation capitaliste, alors que les fondements conceptuels de la théorie critique et de la politique émancipatrice se retrouvaient profondément contestables et contestés. Tout comme l’effondrement du socialisme d’État a sapé la confiance de la critique marxiste, l’universalisme agressif du marché qui a suivi, a engendré une certaine hésitation à l’égard de la critique kantienne. Pour des raisons différentes et de manières diverses, Taylor, Honneth et Fraser ont tous les trois tourné leur attention vers ce qui faisait le lien critique entre les deux traditions : Hegel.
La reconnaissance, dans ses différences concrètes, culturelles et historiques, devait être une partie constitutive de la justice. Les dimensions dialogiques de la subjectivité, sous-estimées ou ignorées à la fois par le marxisme et le libéralisme, allaient s’intégrer à la théorie critique et à la politique radicale.
Une raison majeure de prendre au sérieux la politique de la reconnaissance était qu’elle avait sa propre dynamique empirique et historique. La demande de reconnaissance était devenue intégrante de ce que Fraser a appelé les « paradigmes populaires de la justice » – le langage moral des mouvements sociaux apparus après les années 1960. Le multiculturalisme était un fait sociologique. Malgré des différences considérables entre ces théoriciens, une raison pour laquelle ils jugeaient la reconnaissance importante sur le plan philosophique et politique était qu’elle comptait manifestement pour les acteurs politiques et moraux. Le renouveau de la théorisation de la reconnaissance était donc une continuation de ce que Luc Boltanski avait identifié comme une problématique de longue date : comment enregistrer la souffrance quotidienne et les revendications des acteurs « ordinaires » dans la métacritique offerte par la théorie savante.
Réactions
À la suite de la crise financière de 2008 et des protestations qui ont suivi, la politique de la reconnaissance est devenue une question beaucoup plus commune – et un sujet de controverse acharnée. Des intellectuels de centre-droit comme Francis Fukuyama et des néoconservateurs comme Douglas Murray ont affirmé que l’ordre libéral-démocratique était déstabilisé par les demandes de reconnaissance identitaire. Les « post-libéraux » de droite et les catholiques communautariens ont attaqué cette idée fixe de la gauche libérale de reconnaissance des blessures individuelles et de la violence symbolique, comme se faisant au détriment des normes morales traditionnelles. Les populistes ont été également accusés par les libéraux de se complaire dans la politique de l’identité, raciale ou autre, produisant ainsi une politique « post-vérité »[3]. Et les universités ont été régulièrement accusées par les médias grand public de soutenir une idéologie morale relativiste, au sein de laquelle toutes les revendications de reconnaissance se vaudraient.
Cependant, une grande partie de ces réactions nouvelles, contre la politique de la reconnaissance sont également formulées en termes de reconnaissance : la « politique identitaire » est dénoncée pour avoir privé les hommes blancs, la classe ouvrière ou l’État-nation, de la reconnaissance qui leur revient de droit. La lutte pour la reconnaissance s’est ainsi transformée en une sorte de course aux armements, dans laquelle les identités majoritaires utilisent le langage des minorités pour se défendre. Dans des contextes comme le Brexit, les libéraux ont également lancé des demandes de reconnaissance identitaire, avec force de manifestations, et en arborant des drapeaux et en ayant des revendications de marginalisation culturelle. L’avertissement de Fraser selon lequel, en l’absence d’une théorie économique pour rééquilibrer cela, la politique de la reconnaissance pourrait dégénérer en un culturalisme vulgaire. Et cela s’est vérifié à travers tout le spectre idéologique. La politique de la reconnaissance a ainsi acquis plus d’élan et de vitesse que quiconque n’aurait pu le prévoir dans les années 1990. En particulier, la sphère numérique publique est traversée d’allégations de fausse reconnaissance ou de méprise, dont toutes ne sont pas de bonne foi et certaines délibérément utilisées afin de générer de la confusion.
Deux réponses immédiates sont possibles : la première serait de rester fidèle aux expériences subjectives de l’injustice et à leurs modes d’articulation, même au prix d’une escalade dans la guerre culturelle. Cela a l’avantage de permettre aux groupes d’exprimer leurs blessures et injustices selon leurs propres termes ; mais ce processus est désormais utilisé par la droite comme un moyen de le détourner sur le mode de la satire, sabotant ainsi tous les discours de justice sociale et transformant la politique de la reconnaissance en un piège pour la gauche.
Une deuxième réponse serait de rejeter complètement la politique de la reconnaissance, en faveur d’un mode de critique entièrement externaliste, qui mettrait entre parenthèses le discours et les revendications des parties lésées. Cela offrirait une possibilité tout à fait bienvenuen de sortie de la politique culturelle, mais ne résoudrait pas la question démocratique essentielle de la méthode adaptée pour donner une voix à la souffrance et une agentivités aux personnes marginalisées.
Fraser avait anticipé ces difficultés avec une acuité remarquable, notant que l’expansion de la reconnaissance comme catégorie politique risquait de déplacer les injustices matérielles et de réifier des identités simplistes, au risque de les rendre de plus en plus fragmentées, isolées. Sa réponse est une théorie bidimensionnelle de la justice, dans laquelle l’égalité de participation politique est soutenue par la reconnaissance du statut et la redistribution matérielle, les deux étant interdépendantes. La reconnaissance ne serait pas une fin en soi, mais une composante nécessaire de la liberté positive[4].
Mon intention est d’aborder l’explosion actuelle de la demande de reconnaissance sous un angle différent : considérer comment les transformations de la sphère publique ont conduit à une mutation dans la manière dont la reconnaissance est demandée et fournie. La nécessaire condition de tout cela est le support numérique, qui a inauguré une nouvelle ère de participation publique, dans laquelle la reconnaissance du statut n’est jamais vraiment atteinte par quiconque, de sorte que l’injustice semble omniprésente. Dans l’économie de l’attention des réseaux sociaux, les acteurs publics peuvent aspirer à la reconnaissance, mais doivent se contenter de quantités variables de « réputation », ou simplement de la « réaction », d’un retour immédiat. L’important comme je le suggère, est donc de conserver une certaine loyauté envers la manière dont les critiques quotidiennes et les expressions de la souffrance s’articulent, mais aussi d’être vigilant envers les nouveaux atours de ce que Jodi Dean nomme le « capitalisme communicationnel ». L’essor du capitalisme de plateforme a donné lieu à une nouvelle manière de fonctionner, qui doit absolument être comprise, si la critique ne veut pas se faire piéger par ces logiques de plateforme, de notation et de trollage.
Articuler l’injustice
Les théories critiques de la reconnaissance partent de l’intuition que la méconnaissance est une forme de préjudice moral qui sape l’estime de soi et la capacité à une pleine personnalité, mais qui motive également la lutte pour la justice. S’appuyant sur la théorie intersubjective de l’agentivité morale de Hegel, Taylor et Honneth soutiennent tous deux que la personnalité individuelle se développe à travers les relations sociales, en ce qui concerne la famille, la société civile et l’État. Pour Taylor, le problème est devenu aigu avec l’avènement de la modernité, car la reconnaissance ne pouvait plus se construire uniquement par les biais de la tradition ou du rituel. On attendait ainsi des individus qu’ils se développent de manière distinctive et autonome, mais ils découvraient ensuite qu’ils dépendaient en réalité des autres pour reconnaître leur moi authentique. La subjectivité moderne contenait donc une dimension précaire dès le départ, en ce sens que la vérité devait émerger de l’intérieur, mais sa validation provenait d’une reconnaissance sociale. Taylor ainsi dit que « ce qui est apparu avec l’époque moderne, ce n’est pas le besoin de reconnaissance, mais les conditions dans lesquelles la tentative d’être reconnu peut échouer »[5].
Pour lui, cette précarité était un symptôme de la sphère publique bourgeoise, qui a usurpé les systèmes de valorisation antérieurs basés sur l’honneur. Elle était organisée autour de deux idéaux potentiellement conflictuels : d’une part, les individus y entraient comme des égaux, sans avoir de statut préalable. Dans le langage de la reconnaissance, cela implique de respecter la dignité égale de tous les êtres humains, mais en pratique, cela ne concernait que les propriétaires.
D’autre part, son grand accomplissement était d’établir de nouvelles gradations de valeur sur la base de la critique, de l’opinion et de la délibération, plutôt que sur la base de l’honneur. En démocratie libérale, une grande partie de la valeur de la reconnaissance – en tant qu’artiste, politicien ou entrepreneur – découlait précisément du fait qu’elle n’est paségalement distribuée, mais gagnée sur un certain principe de mérite. Honneth a qualifié ce principe de principe d’accomplissement individualiste, qui garantit que la reconnaissance ne peut être considérée comme acquise Tout le monde recevait une reconnaissance égale pour avoir un potentiel culturel, mais pas pour l’utilisation qu’il en faisait.
Un défi majeur réside dans la manière dont cet équilibre entre la reconnaissance de l’égalité et la reconnaissance de l’inégalité est géré. La théorie ambitieuse de la justice-comme-reconnaissance de Honneth a proposé une réponse. Il a articulé trois domaines dans lesquels la reconnaissance est accordée sous différentes formes : au sein de la famille comme amour, au sein du système juridique comme droits, et dans la société civile et la sphère publique comme estime et solidarité. Le système juridique a donc la charge de veiller à l’égalité des droits, mais la tâche de la société civile et de la sphère publique de différencier les cultures, les mérites et les identités. Le défi de Honneth lancé au marxisme et à Fraser dans leur échange, consiste en la suggestion suivante selon laquelle les conflits de classe et les demandes de redistribution sont initialement alimentés par une blessure de méconnaissance, par exemple, la contribution du travailleur à la production n’est pas adéquatement reconnue par le marché du travail.
Le principal objectif de Honneth était de combler le fossé entre « une théorie morale remontant à Kant, d’une part, et une éthique communautaire d’autre part »[6]. La fonction psychologique constitutive de la reconnaissance fournissait le principe universel-normatif, tandis que les conditions et les luttes pour la reconnaissance sont historiques et locales. Mais elles ont eu également pour effet de démocratiser l’articulation de l’injustice, de sorte que l’agentivité morale et critique pouvait provenir de la personne qui subissait la méconnaissance, et pas seulement de celle qui l’observait. En basant sa compréhension de la non-reconnaissance notamment selon ma psychologie sociale, en particulier les travaux de George Mead, Honneth espérait que sa théorie soit suffisamment large pour englober les multiples manières non publiques et « non politiques » dont la reconnaissance est refusée, par exemple au sein du foyer, et à un coût considérable pour la personne.
Critique et capital
L’ouverture de la théorie critique vers les expériences vécues de l’injustice a eu des conséquences empiriques et théoriques considérables. À une époque où les moyens de l’émancipation politique étaient remis en question, un certain degré d’humilité théorique qui prenne en compte les multiples manières dont les individus expriment des sentiments d’injustice, et les formes de restauration et de reconnaissance qu’ils recherchent, était de mise. Confrontée à un régime capitaliste qui réduisait toutes les valeurs à des mesures de marché, la tâche de la théorie critique n’était pas de superposer une norme rivale de justice monologique, mais de défendre et d’explorer les conditions des revendications normatives concurrentes. Ce récit pragmatiste de la justice a depuis été développé philosophiquement par Rainer Forst, pour qui le droit à la justification est antérieur à tous les autres droits. Il a également créé les prémisses de la « sociologie de la critique » développée par Luc Boltanski et ses co-auteurs, qui – en réaction à la sociologie critique de Pierre Bourdieu – partaient du principe que la demande de justification est une caractéristique constante des disputes quotidiennes[7]. Le nouvel esprit du Capitalisme (1999) de Luc Boltanski et Eve Chiapello a montré comment la critique du capitalisme pouvait être utilisée comme une justification pour des réformes capitalistes-managériales visant à accroître les profits. Leur récit était déstabilisant, car il posait la question de savoir si le capitalisme et la critique étaient nécessairement extérieurs et opposés l’un à l’autre. Le capitalisme post-fordiste semblait puiser de l’énergie et des idées dans les demandes critiques pour une existence authentique et non marchandisée. La lecture pessimiste de cela était que la critique moderne était désormais terminée, mais la lecture optimiste était tout aussi déstabilisante pour la gauche : peut-être que la quête d’inclusion et de respect sur le marché était une lutte aussi authentique que toute autre.
Cela nous amène à l’une des caractéristiques les plus controversées de la politique de la reconnaissance, au cœur du débat entre Honneth et Fraser. Le marché est-il simplement l’un des nombreux domaines de justice où la reconnaissance est disputée, comme Honneth et Boltanski l’ont chacun suggéré ? Ou est-ce un domaine d’injustice exceptionnel et parallèle, qui a une capacité unique à priver les gens de pouvoir et à les blesser, indépendamment de la reconnaissance, comme Fraser l’a soutenu en réponse ? Selon le premier point de vue, les prix monétaires (y compris les salaires) sont l’une des nombreuses manières dont l’estime peut être exprimée et ressentie, et l’un des nombreux domaines où la lutte pour la reconnaissance se poursuit. Selon le second point de vue, les injustices distributives du marché exercent une force indépendante sur les gens, indépendamment de l’estime culturelle ou morale dans laquelle ils sont tenus.
Ce que ni l’une ni l’autre position ne saisit tout à fait, ou n’anticipe, c’est la manière dont le capitalisme néolibéral déploie le marché dans deux sens à la fois, l’imposant simultanément comme la seule base rationnelle pour la distribution matérielle et étendant la portée de l’évaluation basée sur le marché dans des sphères non marchandes comme une norme culturelle. En dehors du marché – dans l’éducation, les arts, les médias, la santé et la société civile – les métriques, les classements, la comptabilité financière et l’économie néoclassique sont poussés comme la lingua franca de la justification publique. Cela sert à imposer une discipline de marché sur les sphères d’échange social et culturel, établissant des indices fixes sur la manière dont les inégalités de mérite et de réalisation doivent être jugées. Alors que la sphère publique devient de plus en plus organisée autour de normes numériques de jugement et de justification – enquêtes, notations, systèmes de notation – la portée potentielle du marché s’étend. La lutte pour la reconnaissance est canalisée dans le terrain du calculable.
Fraser préconise un dualisme perspectiviste, attentif simultanément aux dimensions culturelles et économiques de l’injustice. La critique du capitalisme néolibéral nécessite quelque chose de similaire, bien qu’au lieu d’examiner comment la reconnaissance et la redistribution sont refusées, nous devons examiner l’établissement d’espaces quasi-marchands dans lesquels l’estime morale et culturelle est accordée à l’autonomie, à l’innovation et à la famille[8]. Le jugement culturel ultime dans un tel contexte est de savoir si un individu, une organisation ou un espace est un investissement digne d’intérêt pour l’avenir ; et l’outil ultime pour déterminer cela est la plateforme.
Reconnaissance marchandisée
Au XXIe siècle, un nouveau modèle économique capitaliste a émergé, conçu pour maximiser la collecte et l’exploitation des données numériques. La plateforme est un type d’infrastructure numérique qui permet aux utilisateurs d’interagir les uns avec les autres, que ce soit sous la forme de transactions marchandes, d’échanges sociaux ou d’une combinaison des deux. Dans l’analyse convaincante de Nick Srnicek, les plateformes ont plusieurs caractéristiques distinctives. Premièrement, elles fournissent une infrastructure de base, comme l’application Uber, pour servir d’intermédiaire entre un très grand nombre de personnes. Deuxièmement, elles bénéficient d’effets de réseau, où davantage d’utilisateurs les rejoignent par la simple présence des autres utilisateurs. Troisièmement, elles sont subventionnées de manière croisée, offrant des services « gratuits » sur la base de revenus générés ailleurs. Enfin, elles tirent parti de leurs données pour ajuster constamment leurs interfaces et leurs règles afin d’attirer et de retenir le plus grand nombre d’utilisateurs possible[9].
Ces caractéristiques se combinent pour produire un nouveau type de monopole capitaliste qui s’aligne sur les intérêts de la finance dans une ère inondée de crédit bon marché. Dans tous les domaines, du commerce de détail à la recherche en passant par les réseaux sociaux, les capitalistes de plateforme font appel aux instincts spéculatifs des investisseurs patients, se concentrant principalement sur la croissance et l’appréciation de la valeur des actifs, et seulement ensuite sur le profit. Amazon, dont le fondateur est désormais l’homme le plus riche du monde, a mis quatorze ans à devenir rentable. Uber prévoit d’atteindre l’équilibre en 2021, douze ans après son lancement. Le profit, lorsqu’il arrive, est une rente extraite sur la base du fait que les utilisateurs, payants ou non, manquent d’alternatives disponibles.
Même en l’absence de rentabilité, le capital de plateforme extrait de la valeur et sape la viabilité d’autres formes économiques. L’appréciation de la valeur des actifs de la plateforme se produit grâce à la détérioration des perspectives sociales ailleurs : ce que Facebook fait au journalisme, Spotify le fait aux musiciens et Uber Eats aux restaurants indépendants. Dans chaque cas, les moyens d’accès de base à un marché ou à un public sont privatisés et deviennent une opportunité d’extraction de rente. Cela représente une nouvelle phase de ce que David Harvey appelle l’accumulation par dépossession, sauf que c’est l’infrastructure de la société civile qui est saisie, et ce sont des start-ups rapidement capitalisées qui font la dépossession, sans l’intervention directe de l’État. La contribution la plus importante des États au capital de plateforme est la négligence réglementaire, basée sur une orthodoxie de l’école de Chicago selon laquelle tant que les prix n’augmentent pas pour les consommateurs, tout va bien[10]. Un tournant dans le développement de l’économie de plateforme a été 2007, qui a vu le lancement de l’iPhone, permettant aux plateformes de devenir plus intégrées spatialement, et la croissance soudaine des utilisateurs de Facebook, mais aussi le début de la crise des subprimes qui a annoncé la crise financière à venir. Comme le détaille Srnicek, la crise a déclenché trois développements qui ont fourni les conditions pour que les plateformes prospèrent : des politiques monétaires exceptionnelles qui ont poussé les investisseurs vers des start-ups technologiques à haut risque et non rentables à la recherche de rendements ; une accumulation généralisée de liquidités et une évasion fiscale par des entreprises comme Google ; et une main-d’œuvre désemparée et sous-employée, prête à accepter l’emploi précaire et sous haute surveillance offert par l’économie de plateforme.
Une nouveauté du modèle économique des plateformes est qu’il permet d’effectuer des évaluations marchandes et non marchandes via une seule infrastructure. Ainsi, Uber fournit l’infrastructure sur laquelle repose le système de prix des transports municipaux, mais aussi un moyen d’évaluation morale des conducteurs. Facebook permet aux utilisateurs de partager du contenu et de s’accorder de l’estime, mais vend également l’accès à ces utilisateurs aux annonceurs. Pour ces rares individus qui gagnent un revenu en tant que stars d’Instagram ou de YouTube, l’astuce est la même : comment maintenir une personnalité non marchandisée suffisamment attrayante pour être habilement marchandisée pour du placement de produit ou du parrainage lorsque nécessaire. Le principe de réalisation individualiste que Honneth a identifié est de plus en plus canalisé via l’économie de plateforme, où la valeur culturelle et morale est indiquée via des systèmes numériques de notation, de retour d’information et d’évaluation. Le problème de l’authenticité, que Taylor considérait comme un aspect crucial du moi moderne, est de plus en plus médiatisé par des interfaces numériques.
Tout capturer
Par leur nature même, les entreprises de plateforme collectent plus de données qu’elles ne savent qu’en faire, car elles pourraient se révéler valorisables dans le futur. Les données incluent non seulement les retours d’information – par exemple, les rapports de satisfaction des clients – mais aussi le « feedforward » : de vastes banques de traces comportementales, déposées par défaut, qui pourraient un jour être exploitées pour un objectif encore inconnu. Cela ajoute à la futilité spéculative de la proposition de valeur que les entreprises non rentables font à leurs investisseurs. Cela rend également la surveillance basée sur les plateformes totalement différente des modes d’évaluation marchande qui sont devenus une caractéristique de la gouvernance néolibérale depuis la fin des années 1980. Alors que ces derniers cherchaient à imposer des métriques étroites comme une forme de discipline managériale – objectifs, enquêtes de satisfaction, classements – la téléologie de la plateforme est de tout prendre en compte. L’érosion constante de la vie privée est une fonction d’un modèle économique qui refuse de spécifier ce qu’il cherche, et doit donc tout capturer.
De nombreux mécanismes de surveillance sont déployés de manière agressivement orientée vers le marché, où les conditions d’évaluation sont trop claires. Ceux-ci sont particulièrement présents dans le travail routinier, comme la conduite, les livraisons et les inventaires d’entrepôt, où la gestion néo-tayloriste du temps et de l’espace devient de plus en plus exploitatrice. La technologie portable ajoute aux possibilités, comme en témoignent les rapports sombres des entrepôts d’Amazon. Mais pour l’« utilisateur » de la plateforme, il n’y a aucune injonction disciplinaire, si ce n’est d’être aussi « authentiquement » soi-même que possible, dans son expression sociale, culturelle, politique et morale. Pour que les données qu’elles collectent soient aussi riches et étendues que possible, les plateformes – en particulier les réseaux sociaux – doivent être des espaces où les gens s’engagent dans quelque chose qui ressemble à une lutte pour la reconnaissance.
Cela représente une transformation historique de la sphère publique. Les espaces où l’estime et le mérite sont distribués ont été privatisés, pour être mieux analysés comme informations commerciales et financières. La plainte d’Habermas selon laquelle la sphère publique bourgeoise a été détruite par la routinisation et l’industrialisation à partir des années 1870 ne s’applique plus à cette nouvelle réalité, où le chaos, l’hilarité, la fragmentation et les poussées imprévisibles d’« influence » culturelle sont désormais la norme. En l’absence de limitations de spectre ou de goulots d’étranglement éditoriaux, la gamme des opinions politiques exprimées dans cet espace médiatique est illimitée, offrant de nouvelles opportunités pour que des mouvements de niche se mobilisent. La routinisation et l’industrialisation se font entièrement en coulisses, où l’analyse des données a lieu loin du regard de l’utilisateur.
Là où l’idéologie du marché continue d’exercer une influence diffuse sur la sphère publique des plateformes, c’est à travers les angoisses économiques et existentielles latentes du moi à l’ère du capitalisme de surveillance. Comme l’affirme Michel Feher, alors que les intellectuels néolibéraux promettaient une société d’innovation dynamique et de créativité entrepreneuriale, le capitalisme néolibéral a en pratique produit des infrastructures qui existent comme des systèmes de notation de crédit omniprésents, qui médiatisent les relations investisseur-investi à de nombreuses échelles, de l’État-nation au détenteur de carte de crédit individuel. Les plateformes peuvent désormais servir d’appareils de notation de crédit au sens littéral, permettant d’évaluer la solvabilité sur la base d’un large éventail de comportements, non seulement limités à la sphère économique, mais potentiellement incluant les connexions sociales et les scores de crédit de ses amis. C’est devenu une devise de l’industrie de l’analyse de crédit que « toutes les données sont des données de crédit ». Mais le point de Feher va plus loin que cela. Il y a une injonction morale généralisée à l’œuvre sous le capitalisme néolibéral pour communiquer sa valeur en tant que capital humain aux investisseurs potentiels – les créanciers, mais aussi ceux qui investissent leur temps, leur attention ou leur énergie émotionnelle pour un « retour » futur. La logique de l’appréciation du capital humain voit la convergence du jugement moral et financier : chaque individu doit viser à être noté comme engageant, positif, responsable et innovant[11]. L’incertitude morale-financière clé est de savoir où investir – quelles qualifications acquérir, qui épouser, où vivre, qui être. Le corollaire est que chacun doit être noté aussi haut que possible, pour être digne d’un investissement entrant.
Cela implique que, alors que la démocratie libérale a été témoin d’une lutte pour la reconnaissance, le néolibéralisme transforme cela en une lutte pour la réputation. L’accomplissement culturel de la société commerciale, selon Honneth, s’inspirant de Hegel, était qu’elle permettait aux individus de se confronter sur le principe de l’égalité via l’échange. L’essor de la critique dans la sphère publique bourgeoise a vu les œuvres d’art jugées sur un principe d’autonomie esthétique – c’est-à-dire indépendamment du statut. Le critique idéal ressemblait au consommateur idéal sur le marché au comptant, déterminant la valeur de chaque produit sur ses mérites intrinsèques. Mais si, comme Feher l’affirme, le capitalisme néolibéral reconfigure les relations sociales autour du modèle de l’investissement financier, la sphère publique devient régie par une temporalité très différente. La valeur s’établit non pas dans l’échange, mais comme une spéculation sur l’avenir, calculée sur la base de données du passé – c’est-à-dire en termes de réputation. Chaque artefact, identité, action morale et demande politique devient considéré comme un ajout à une archive de comportements antérieurs, révélant un modèle à projeter dans le futur. Le présent n’est jamais qu’un nouveau point de données.
Économies de réputation
La sphère publique sous le capitalisme de plateforme diffère de celle du capitalisme d’imprimerie à plusieurs égards. Habermas a soutenu que ce dernier émergeait lentement des réseaux de correspondance privée, jusqu’à ce que l’échange d’opinions prenne progressivement un caractère public d’échange discursif entre étrangers ; finalement, « l’opinion publique » est devenue un phénomène désincarné et autonome[12]. L’essor des plateformes a inversé ce processus, en ce sens que le discours public n’est jamais dissocié de l’identité et du statut des participants, sauf lorsque l’identité est délibérément masquée comme une tactique politique, pour le trollage. Un échange sur une plateforme laisse une trace, qui reste attachée à l’identité numérique des deux parties, et sert de type d’investissement (positif ou négatif) dans leurs réputations. L’opinion, le jugement et la critique n’existent plus sous une forme autonome, mais deviennent des médiateurs des relations sociales et des investissements.
Sur un plan culturel et psychologique, cela a pour effet de rendre tous les utilisateurs de plateformes conscients de l’impression qu’ils font, et de la manière dont cela pourrait leur bénéficier à l’avenir. Comme l’observe Richard Seymour, l’industrie sociale fait de nous tous des célébrités[13]. S’engager dans un comportement potentiellement « déplaisant » devient un risque réputationnel. Le modèle des déclarations publiques est celui des relations publiques financières : se vendre soi-même et son contenu comme un « achat » qui paiera avec le temps. La critique perd l’autonomie qu’elle a gagnée dans la sphère publique bourgeoise et devient plutôt un type de recommandation, comme un conseil boursier. Cela délimite drastiquement l’autonomie de l’écrivain, du critique ou de l’intellectuel public, à moins qu’ils ne puissent ignorer d’une manière ou d’une autre l’archive de données dans laquelle ils et leurs followers laissent leurs dépôts[14]. Mais même ce dédain est une sorte de dépôt.
Si la réputation est une forme de capital qui s’accumule avec le temps, alors la réaction est la monnaie de l’investissement. Aimer, acheter, partager, suivre et, surtout, assister sont les moyens par lesquels une réputation s’accumule positivement. Mais contrairement à la critique, qui fait appel à une sorte de norme externe, l’idéal de la réaction est une réponse autonome qui contourne la conscience ou la délibération. Comme l’attention, manifestée dans les mouvements oculaires, qui était une caractéristique précoce de la psychologie moderne, la réaction – un synonyme de la catégorie behavioriste de réponse – fournit un moyen de mettre entre parenthèses les questions normatives de choix et de jugement[15]. L’infrastructure de surveillance du capitalisme de plateforme a un accès privilégié aux réactions par lesquelles les réputations se font ou se défont. Si tout peut être transformé en interface – de la technologie domestique au corps humain et à l’environnement bâti – alors tous les comportements peuvent être suivis comme des réactions d’une sorte ou d’une autre, comme dans les fantasmes behavioristes de B. F. Skinner. À l’avant-garde du capitalisme de plateforme, il n’y a pas seulement la reconnaissance faciale, mais aussi l’« analyse faciale », qui cherche à détecter comment les humeurs et les sentiments changent en réponse à des stimuli donnés.
Si une réputation peut être investie et croître avec le temps, il est également possible d’être « vendu à découvert » par ce quasi-marché financier – endommagé par le trollage ou des attaques en ligne concertées. Les plateformes de médias sociaux comme Twitter servent de marché du capital humain, où les réputations montent et descendent en réponse au sentiment de masse. Des bulles peuvent se développer dans lesquelles une réputation montante entraîne plus de followers, des réactions plus larges et encore plus de followers. Une partie du frisson sadique de cette sphère publique ludifiée réside dans le risque que les personnes ayant une réputation élevée soient exposées de manière dramatique de manière négative. Comme l’a soutenu Emily Rosamond, ces niveaux élevés de « volatilité réputationnelle » ouvrent la voie à une « guerre réputationnelle », dans laquelle la valeur du capital est attaquée et détruite[16]. Cela génère la menace connue familièrement sous le nom d’être « annulé », depuis l’anglais « cancelled », dans laquelle une réputation individuelle est simplement annihilée, comme une faillite – mais cela s’étend également pour affecter la politique nationale. Voir les interventions de Trump, Bolsonaro, Modi et autres.
Dans la sphère publique analogique, la reconnaissance des réalisations (idéalement) nécessitait un acte de représentation : le critique représentait l’œuvre d’art, tout en la célébrant ou en la dénonçant, tout comme le porte-parole représentait une identité politique en l’affirmant. La mauvaise représentation était souvent une cause de méconnaissance. Dans l’économie réputationnelle des plateformes, cependant, les processus de représentation sont remplacés par ceux de la curation : un « contenu » est extrait de la vaste archive de données et partagé, comme un type d’investissement – ou de désinvestissement – dans une réputation. Supprimer ou jouer avec le contexte du matériel cité devient un moyen clé d’agir sur les réputations. Dans la sphère publique numérique, tout est une sorte de mauvaise représentation, la seule question étant de savoir si elle ajoute de la valeur au mal représenté ou la soustrait.
L’idée normative de la société civile bourgeoise est celle du marché libéral, où les étrangers se rencontrent comme des égaux. L’idée normative de l’économie de réputation est une idée capitaliste de rivalité et d’inégalité[17]. Chaque participant arrive avec une quantité différente de capital réputationnel et est immédiatement confronté à la domination de ceux qui en ont plus. Les effets de réseau produisent des distributions de loi de puissance, dans lesquelles quelques nœuds reçoivent une abondance de connectivité et d’engagement, tandis que la grande majorité en reçoit très peu. Culturellement, cela se traduit par une émotion politiquement puissante : le ressentiment. Les spirales vertueuses et vicieuses de la réputation signifient que le mérite et l’estime ne semblent jamais être équitablement distribués. Quelqu’un d’autre a toujours eu une longueur d’avance, c’est pourquoi il doit être abattu. La présidence de Trump a été une formidable exposition de la logique normative du capitalisme de plateforme : l’homme le plus puissant du monde, également une célébrité avec 73 millions d’abonnés sur Twitter, se concentrant constamment sur la manière dont il était injustement traité, et sur le fait qu’il méritait une plus grande reconnaissance – puis éteint par le PDG de la plateforme avec un ajustement algorithmique, montrant pendant un moment les machinations politiques à l’ancienne du capitalisme américain derrière le rideau numérique.
C’est le piège que le capitalisme de plateforme tend à ses utilisateurs : il offre la possibilité d’une reconnaissance qu’il ne remplira jamais, ne peut jamais remplir. Si, comme Taylor l’a soutenu, l’idéal moderne de « l’identité générée intérieurement » a donné une nouvelle importance à la reconnaissance, la sphère publique numérique voit une exposition continue du moi intérieur dans la lutte pour être reconnu, mais n’atteint jamais son objectif[18]. Plutôt que la reconnaissance, le moi reçoit une simple réaction, et espère une réputation en appréciation. Pour de nombreux utilisateurs des médias sociaux, cela produit une exposition croissante à la douleur, à l’injustice et à la méconnaissance, qui rencontrent des formes variées de réaction, certaines favorables, d’autres moins. L’émotion, que les behavioristes étudiaient traditionnellement en termes entièrement observables, devient exclusivement observable, une sorte de performance publique qui se sépare de la partie du moi qui, pour Honneth, a besoin d’être reconnue pour être accomplie en tant que personnalité.
Méconnaissance généralisée
L’économie de réputation soutenue par le capitalisme de plateforme a joué un rôle important dans la croissance et la mutation de la politique de la reconnaissance depuis la crise financière. Ce n’est pas simplement pour blâmer « internet » pour la politique identitaire, mais pour souligner comment un nouveau type de rationalité a pénétré la sphère sociale et culturelle, transformant la distribution de l’estime en une sorte de concurrence inter-capitaliste. Les controverses sur la prétendue menace pour la sphère publique libérale émanant des universités et de la gauche ignorent souvent une transformation plus structurelle conduite par la Silicon Valley.
Les arguments culturels et politiques dans le monde anglophone tournent souvent autour de la question de la liberté d’expression, et de la nécessité de la sauver des « identitaires ». Au Royaume-Uni, le gouvernement Johnson est déterminé à légiférer pour obliger les universités à respecter les normes de « liberté d’expression ». Bien que ces allégations soient souvent faites de mauvaise foi et sur des preuves minces – sans parler de la répression qui accompagne toute expression libre de vues islamistes – la tâche devrait être de fournir un diagnostic plus précis du déclin des normes libérales, et non de nier que quelque chose a changé. Cela nécessite de prêter une attention particulière au modèle économique capitaliste et aux interfaces sur lesquelles la société civile et la sphère publique dépendent de plus en plus. Les arguments sur la censure et le « no-platforming » des intervenants sont souvent motivés par la quête d’un avantage réputationnel – de la part des institutions, des individus et des mouvements sociaux – et par un besoin d’éviter des dommages réputationnels. C’est ainsi que la politique de la reconnaissance est désormais structurée.
Comme les chercheurs gramsciens l’ont longtemps soutenu, un modèle économique capitaliste ne détermine pas seulement les relations de production, mais se reflète dans le mode d’activité politique et culturelle qui l’accompagne – offrant potentiellement une base pour la critique et la résistance. Les débats autour du fordisme et du post-fordisme ont posé des questions sur les équivalents culturels et politiques qu’ils facilitaient, et sur les nouveaux modes d’organisation et de collectivisme qui pourraient émerger. Pour Jeremy Gilbert, des questions similaires doivent être posées sur le type de mobilisations de partis politiques qui pourraient ou non être disponibles via le modèle de la plateforme numérique[19]. Les nouvelles technologies et relations économiques reconfigurent également les processus de la vie politique et culturelle, au-delà de leur application immédiate.
Cette perspective tend à mettre l’accent sur les opportunités positives pour de nouvelles stratégies politiques, mais les résultats négatifs doivent également être identifiés. Les plateformes représentent un tournant dans les concours moraux et culturels de la modernité. Elles ne transforment pas seulement les relations de production, mais reformatent la manière dont le statut et l’estime sont distribués socialement. Elles refaçonnent les luttes pour la reconnaissance de manière tout aussi décisive que la naissance des médias imprimés. En même temps, leur logique est telle que leur principal effet est de généraliser un sentiment de méconnaissance – augmentant l’urgence avec laquelle les gens recherchent la reconnaissance, mais ne satisfaisant jamais ce besoin. Un effet de ce processus est la montée de groupes qui se sentent relativement privés, jusqu’à l’insurrection politique. En termes de dualisme perspectiviste de Fraser, l’une des principales questions soulevées par la politique contemporaine est de savoir comment et pourquoi de nombreuses personnes qui sont à la fois économiquement privilégiées et culturellement incluses peuvent finir par se sentir comme si elles n’étaient ni l’une ni l’autre.
Deux voies de critique se sont ouvertes dans ce contexte, l’une internaliste et l’autre externaliste. La voie internaliste suit l’exemple de la sociologie pragmatiste en exhortant les mouvements politiques à travailler dans le sens de l’économie réputationnelle spéculative, afin de saboter les centres de pouvoir. À petite échelle, cela pourrait simplement signifier la mobilisation de mèmes et de trolls pour construire la valeur en capital d’un insurgé politique ou pour saper celle d’un pouvoir en place. Ce type de guerre réputationnelle a été notoirement utilisé par la campagne Trump, mais est aussi largement déployé à gauche. Des organisations comme Greenpeace ont travaillé à attaquer la valeur de la marque en perturbant graphiquement les galeries d’art et les musées qui reçoivent le parrainage de l’industrie pétrolière, par exemple. Feher préconise une sorte d’« activisme des investis », qui pose le conflit de classe principal dans le capitalisme néolibéral comme un conflit financier, entre investisseur et investi. Dans cette perspective, la résistance devrait viser la valeur marchande des actions des entreprises et opérer via des grèves de débiteurs qui menacent les intérêts du capital financier et des banques. Avec optimisme, Feher appelle la gauche à mobiliser sa propre vision quasi-financière d’une bonne société pour l’investissement : « La solvabilité mérite d’être disputée, de peur que nous ne laissions les investisseurs déterminer qui mérite d’être apprécié et pour quels motifs »[20]. La volatilité du marché moral-économique offre une opportunité de rivaliser politiquement sur l’avenir.
La critique externaliste se concentre sur la plateforme elle-même et ses injustices inhérentes, à la fois pour ses travailleurs exploités et ses utilisateurs. L’approche de Srnicek montre comment l’économie politique marxienne peut identifier les conditions structurelles sous-jacentes de cette forme d’entreprise extractive et les variations qu’elle peut prendre. Une évaluation et une critique matérialistes du modèle économique des plateformes sont un point de départ nécessaire pour repenser la position du travail organisé dans l’économie des petits boulots, où les employés sont légalement reconfigurés en « contractants ». C’est également le point de départ de l’analyse et de l’activisme utopique réel envisagé par Erik Olin Wright, qui cherche à établir des coopératives de plateformes et d’autres formes d’infrastructure civique numérique[21]. La résistance à Amazon et Uber pourrait impliquer d’inventer des moyens alternatifs de médiation de la vie civique qui ne seraient pas dédiés à l’extraction de rentes. Et pourtant, comme le rappelle la critique de Seymour de « l’industrie sociale », il y a d’autres aspects des technologies de plateforme – leurs qualités addictives, ludifiées, qui exploitent et perpétuent nos angoisses – dont la fonction même est de vider la vie sociale de son essence.
Le défi pour les mouvements sociaux est de savoir comment mettre à jour le dualisme perspectiviste de Fraser pour une époque où la plateforme devient un distributeur dominant à la fois des récompenses et des formes mutées de reconnaissance. Peu de mouvements peuvent se permettre de s’abstenir complètement de l’économie de réputation. Une leçon de Black Lives Matter est que l’accumulation de capital réputationnel sur les médias sociaux peut être exploitée pour des objectifs de justice sociale et économique de longue date, tant qu’elle reste une tactique ou un instrument, et non un objectif en soi. Les campagnes peuvent déclencher ou saisir des bulles réputationnelles qui se propagent à grande vitesse – #MeToo en est un exemple – et potentiellement éclater peu après, faisant une vertu politique de la capacité à déplacer les mouvements vers d’autres espaces, y compris la rue. La quête de la reconnaissance est plus exigeante et plus lente que celle de la réputation, et apprécier cette distinction est une première étape pour voir au-delà des limites culturelles de la plateforme, vers les obstacles politiques et économiques plus larges qui se dressent actuellement sur le chemin d’une participation pleine et égale.
Mars-avril 2021
William Davies
Retrouvez le texte original sur https://newleftreview.org/issues/ii128/articles/william-davies-the-politics-of-recognition-in-the-age-of-social-media
[1] Charles Taylor, ‘The Politics of Recognition’ [1992], in Amy Gutmann, ed., Multiculturalism and ‘The Politics of Recognition’, Princeton 1994.
[2] Axel Honneth, The Struggle for Recognition: The Moral Grammar of Social Conflicts, trans. Joel Anderson, Cambridge 1995; Nancy Fraser, ‘From Redistribution to Recognition? Dilemmas of Justice in a “Post-Socialist” Age‘, nlr i/212, July–August 1995, and ‘Rethinking Recognition’, nlr 3, May–June 2000; Nancy Fraser and Axel Honneth, Redistribution or Recognition? A Political-Philosophical Exchange, London and New York 2003. See also the 1997–98 exchanges between Fraser, Iris Marion Young, Judith Butler and Anne Phillips in nlrs i/222, i/223, i/224, i/227 and i/228.
[3] Francis Fukuyama, Identity: Contemporary Identity Politics and the Struggle for Recognition, London, 2018 ; Douglas Murray, The Madness of Crowds: Gender, Race and Identity, London, 2019 ; Daniel Luban, « Among the Post-Liberals », Dissent, Winter 2020 ; Mark Lilla, « Two Roads for the New French Right », New York Review of Books, 20 décembre, 2018.
[4] Fraser, « Rethinking Recognition ».
[5] Taylor, « The Politics of Recognition », p. 35.
[6] Honneth, Struggle for Recognition, p. 173.
[7] Luc Boltanski and Laurent Thévenot, On Justification: Economies of Worth, trans. Catherine Porter, Princeton, 2006 ; and Luc Boltanski, On Critique: A Sociology of Emancipation, Cambridge, 2011.
[8] Voir Melinda Cooper, Family Values: Between Neoliberalism and the New Social Conservatism, New York, 2017.
[9] Nick Srnicek, Platform Capitalism, Cambridge 2017.
[10] Sabeel Rahman and Kathleen Thelen, « The Rise of the Platform Business Model and the Transformation of Twenty-First-Century Capitalism », Politics & Society, vol. 47, no 2, juin 2019.
[11] Voir Michel Feher, Rated Agency: Investee Politics in a Speculative Age, trans. Gregory Elliott, New York, 2018 ; Michel Feher, « Self-Appreciation; Or, The Aspirations of Human Capital », Public Culture, vol. 21, no 1, 2009.
[12] Jürgen Habermas, The Structural Transformation of the Public Sphere: An Inquiry into a Category of Bourgeois Society, trans. Thomas Burger, Cambridge, 1989.
[13] Richard Seymour, The Twittering Machine, Londres, 2019.
[14] Voir Christian Lorentzen, « Like This or Die: The Fate of the Book Review in the Age of the Algorithm », Harper’s, avril 2019.
[15] Jonathan Crary, Suspensions of Perception: Attention, Spectacle and Modern Culture, Cambridge ma, 1999.
[16] Emily Rosamond, « From Reputation Capital to Reputation Warfare: Online Ratings, Trolling and the Logic of Volatility », Theory, Culture & Society, vol. 37, no 2, mars 2020.
[17] Foucault fait l’observation importante que la transition du libéralisme au néolibéralisme se traduit par un changement de défense du marché, passant d’une défense qui met l’accent sur l’égalité par l’échange à une défense de l’inégalité par la concurrence : Naissance de la biopolitique, cours au Collège de France 1978–1979, éd. Michel Senellart, Seuil, Gallimard, 2004.
[18] Taylor, « The Politics of Recognition », p. 34.
[19] Jeremy Gilbert, « An Epochal Election: Welcome to the Era of Platform Politics », openDemocracy, 1, août 2017.
[20] Feher, Rated Agency, p. 226.
[21] Voir Callum Cant, Riding for Deliveroo: Resistance in the New Economy, Cambridge, 2020 ; and Jamie Woodcock and Mark Graham, The Gig Economy: A Critical Introduction, Cambridge, 2020 ; Erik Olin Wright, How to Be an Anticapitalist in the Twenty-First Century, Londres et New York, 2019.