Gaza et Auschwitz. Une perspective juive

D’accord, très bien. Gaza est le nouvel Auschwitz, les Israéliens sont les nouveaux nazis, l’étoile de David équivaut à la swastika. Bien sûr, cela fait tellement longtemps qu’on l’entend, que cela ne choque plus personne, à part quelques bien-pensants sionistes, inquiets de l’éternel antisémitisme, toujours prêt à ressurgir. Pourtant. Je ne m’intéresse pas à savoir si ceux qui le disent sont antisémites ou non. Ni même à ce que cette identification Gaza-Auschwitz soit reconnue institutionnellement par Giorgia Meloni, Emmanuel Macron ou le Parlement européen, comme si ces lieux représentaient la conscience politique ultime, le lieu de la vérité. Est-il nécessaire de dire que ce n’est pas le cas ? Il me semble cependant que des mots comme nazisme, antisémitisme, Troisième Reich sont souvent vagues et imprécis. Et je voudrais aussi ajouter : juifs. Ce sont des mots dont le sens littéral et figuré glissent sans cesse, chargés d’une émotivité convulsive, aveugle. Des mots utilisés surtout pour leur effet rhétorique, plutôt que pour leur valeur véritablement cognitive. Ils prétendent nommer concrètement ce qui se passe, mais ne sont en fin de compte que d’énièmes commentaires impuissants face aux nouvelles télévisées – et, du reste, même ceux qui parlent aujourd’hui de désertion semblent prêts à tout fuir sauf l’espace du commentaire et de l’auto-promotion sur les réseaux sociaux (« Demain je serai à Bologne pour parler de massacre »).

Il y a sans aucun doute une certaine satisfaction dans le regard de ceux qui affirment que les juifs sont les nouveaux nazis. Mais cette satisfaction me semble assez naturelle et justifiée. Car les juifs ont historiquement acquis, au siècle dernier, cet avantage moral : celui d’avoir été les victimes. Victimes, sinon exclusives, du moins privilégiées de l’Histoire. Dans notre culture, si imprégnée de christianisme, la victime possède un statut tout à fait singulier. Elle désigne quelqu’un qui est identique à ce qu’on lui a fait. Identique dans le sens où son identité est cela, rien d’autre que cela. Ainsi les juifs ont pu sortir des ghettos dans la modernité sécularisée, et entrer dans l’histoire : d’abord comme victimes, puis avec la compensation de l’identité nationale. Autrement dit, les deux plus grandes calamités possibles : le dommage et la dérision. Ces deux événements, au XXe siècle, ont tellement transformé l’identité juive qu’on peut douter de l’existence même des juifs, tels qu’ils existaient auparavant. Mais comment existaient-ils auparavant ? Il a été démontré que le mot « judaïsme » – yahadut en hébreu – n’existe que depuis le XIXe siècle environ. Les juifs ne ressentaient pas, jusqu’à il y a deux siècles, le besoin de se définir en tant que juifs. D’autres mots définissaient l’appartenance à un certain type de communauté : selon un critère ethnique (naître d’une mère juive) et, entre beaucoup de guillemets, religieux (l’étude et l’observance de certains préceptes). Mais tout cela définissait avant tout une étrangeté à la politique, aux institutions, à l’histoire. La construction de l’identité juive moderne (ou plutôt : la construction moderne de l’identité juive) est le fruit de l’intériorisation de modèles historiques et politiques totalement étrangers, cela va de soi, à la pensée juive, mais trop souvent considérés comme naturels et nécessaires.

Pour revenir au point de départ : insister pour dire que les victimes sont devenues bourreaux revient, me semble-t-il, à reconnaître que le système sacrificiel est circulaire et implacable. Les victimes – puisqu’elles ne sont rien d’autre que ce qu’on leur a fait – ont besoin des bourreaux pour exister. En l’absence de bourreaux, deux possibilités se présentent : soit continuer à évoquer les anciens bourreaux et tout ce que l’on a subi ; soit en trouver de nouveaux, réels ou fantasmés, qui nous permettent encore de nous définir. Les deux options ne s’excluent pas.

Mais qui a fait des juifs des victimes ? Les nations du monde (expression un peu solennelle qui traduit le terme hébreu goyim, les non-juifs). Comment ? Non pas tant à travers les innombrables massacres subis par les juifs au fil des millénaires. Ce n’est pas cela qui les a rendus identiques à ce qu’ils ont subi. Malgré les pogroms, les persécutions, etc., les juifs ont toujours conservé, en Europe et ailleurs, une vitalité propre, plastique, insaisissable. Leur manière de vivre, leurs usages et coutumes, étaient concrètement différents des autres, et différents d’une communauté à l’autre (ce qui, avec l’État d’Israël, n’est plus le cas). Malgré tout, ils n’étaient pas des victimes.

Cela signifie que ce ne sont pas les bourreaux qui font des victimes. Le massacre ne suffit pas à accorder ce statut à quelqu’un. En fait, les bourreaux ont tendance à percevoir les victimes comme des bourreaux, et à se voir eux-mêmes comme des victimes qui réagissent. C’est un jeu implacable de reflets : désidentification et identification – où il est décisif qu’un tiers observe. Ce ne sont donc pas les bourreaux, mais bien la Société qui fait de la victime ce qu’elle est, qui l’identifie à ce qu’elle a subi, pour pouvoir se refléter en elle. C’est la Société qui fait d’une ancienne déportée à Auschwitz une sénatrice. La Société – comme l’ont analysé nombre d’essais récents, quoique parfois un peu myopes – est intégralement fondée sur la victime. Elle ne peut exister que grâce à ce bouc émissaire dans lequel tous se reconnaissent. Sortir du sacrifice signifie alors avant tout sortir de la Société. Ce qui signifie aussi rompre l’identification avec la victime.

La vérité la plus alarmante, alors, n’est pas que les juifs sont les nouveaux nazis, mais que les Palestiniens sont les nouveaux juifs, et qu’on leur réserve aujourd’hui le même traitement qu’aux juifs après la Seconde Guerre mondiale – celui de détenir le statut symbolique de victimes. Cette identification avec les Palestiniens est très risquée. Surtout si elle est invoquée comme un devoir. Comme l’étaient déjà, autrefois, les sympathisants qui disaient se sentir juifs, ou un peu juifs, comme si c’était leur devoir historique et moral.

Je ne dis pas que cela aboutira fatalement, dans trente, cinquante ou soixante-dix ans, à un autre Auschwitz ou une autre Gaza, où les Palestiniens seront les bourreaux. Ce n’est pas cela, le problème. Ce qui importe surtout, c’est que les victimes soient libérées, ici et maintenant, du poids concret et symbolique qui les écrase – indépendamment du fait qu’elles soient ou non prêtes à devenir à leur tour des bourreaux. C’est urgent parce qu’on a la nette impression que les juifs, au cours du siècle dernier, ont tout perdu – non à cause des nazis ou d’Auschwitz, mais pour avoir troqué leur identité historique contre le statut de victimes. Pour avoir échangé, autrement dit, une intensité multiple et insaisissable contre une identité claire et nationalement définie. Il est vrai que les antisionistes ne sont pas antisémites : d’abord parce qu’en théorie les sionistes ne sont pas juifs. Ou du moins, ils ne sont pas sionistes en tant que juifs, ni juifs en tant que sionistes. C’est ce processus ambigu d’identification historique des juifs à eux-mêmes à travers le sionisme qu’il faut interroger – et ce faisant, il faut interroger non seulement Israël, mais toute la politique moderne, dont les juifs contemporains ne sont qu’un produit de laboratoire.

Que dit vraiment quelqu’un qui affirme aujourd’hui : « Je suis juif » ? Peut-être la question même « qui est juif ? » n’est-elle pas si intéressante, relevant plutôt de la frénésie identitaire confuse de la modernité. Au fond, il n’est pas si important d’être juif, ou de se reconnaître comme tel, comme il n’est pas important, en général, de se reconnaître dans une quelconque identité. Ce type de reconnaissance, occasionnelle et intermittente, peut être précieux s’il ouvre une possibilité de pensée, en rompant à la fois l’angoissante auto-certification identitaire et l’univocité compacte du cosmos socialisé. Il peut être intéressant s’il permet de retrouver quelque chose de vivant et de possible, en interceptant les multiples passés juifs, dans l’océan des textes et des formes de vie.

Le juif de l’exil, par exemple, ou celui du ghetto, est bien plus intéressant que le juif moderne – surtout de gauche – si désireux de donner son avis, d’être reconnu dans l’espace politique démocratique. D’autant que, à y regarder de près, ce n’est pas un juif, mais un sujet moderne à identité juive. Son judaïsme est artificiel, et au fond il le sait. Il ne se sent juif qu’en parlant de la Shoah et d’Israël. Tout ce qui précède 1933 ne le concerne pas, lui semble folklorique. Il perçoit son judaïsme comme un symbole de quelque chose – mais il ne sait pas très bien de quoi.

Chaque fois que des juifs parlent de « la seule démocratie du Moyen-Orient », ils ne font que confesser être des goyim, semblables aux goyim dont ils recherchent la complicité. On ne peut rien attendre d’eux. Car – il est temps de le dire – les juifs, aujourd’hui, comme presque toutes les autres identités historiques, n’existent plus ; puisque les conditions historiques d’une altérité juive par rapport au reste n’existent plus. Il n’existe que des hommes et des femmes assez semblables, à travers le monde, qui alimentent plus ou moins volontairement la machine sociale, quelle que soit l’identité fictive qu’ils revendiquent.

Le mot ghetto, d’ailleurs, viendrait selon certains de ghet, divorce. Voilà quelque chose de plus intéressant. Le divorce d’avec la politique est aujourd’hui plus politiquement intéressant que le mariage démocratique avec des institutions spectrales entièrement dépolitisées. Ici, certaines idées ou formes de vie juives pourraient redevenir intéressantes. Une certaine forme d’anti-humanisme juif, peut-être. Ou l’idée centrale de galut, l’exil, seul antidote possible au sionisme. Ce monde qu’il faut quitter – telle est la seule prémisse pour reconnaître le monde réel et habitable. Peut-être les juifs pourraient-ils comprendre qu’il n’est plus possible d’être réellement juif aujourd’hui, que le juif moderne est une falsification odieuse ; et qu’il faut alors, au moins, essayer de ne pas être des goyim d’appartenance juive (ou israélienne).

Il serait souhaitable de pouvoir condamner de manière plus radicale le nazisme et le sionisme, sans avoir à recourir aux six millions de morts ou au massacre de Gaza. Qu’un regard politique, voire idéologique, soit possible sur ce qui s’est passé et se passe, sans céder à cette sorte de pitié institutionnalisée d’urgence, aussi inutile que fausse, éphémère, émotive, toujours prête à se transformer en haine. Tout comme la victime devient vite bourreau, le culte de la victime devient tôt ou tard ressentiment. Que notre haine, alors, soit pure, active, qu’elle ait une idée, et non un simple ressentiment déguisé en pitié. Ce ne serait alors plus de la haine, je crois. Les morts, laissons-les tranquilles. Ou mieux : il faut parler avec les morts, les traiter comme des vivants, sans les considérer comme des martyrs à racheter. Faire des victimes un symbole, les enrôler parmi nous comme des militantes posthumes de la civilisation (comme on le voit ces dernières années pour certaines femmes assassinées) est la tentation la plus sinistre et aberrante. La béatification d’Auschwitz, l’Auschwitz céleste, avec ses journées de la mémoire, ses musées, ses « Plus jamais ça », ses poèmes qu’on ne peut plus écrire, etc., nous a menés à quoi ? À l’expansion d’Auschwitz à tous les aspects de l’existence. Veillons à ce qu’il n’en aille pas de même avec Gaza.

Menachem Teitelbaum

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