« Maintenant que tous les tabous sont dépassés, ridiculisés, il ne reste plus qu’à éliminer l’hypocrisie. Mais l’hypocrisie est le dernier rempart derrière lequel la puissance de la morale, traquée de toute part, a trouvé refuge. »
Giorgio Colli, Après Nietzsche
Son petit capital politique, cette certitude fondamentale, ce réconfort sénile dans lequel chacun puise assez d’espoir pour persévérer sans réussite. Les scrupules s’évanouissent au gré des trahisons envers les évidences d’antan. Tel est le prix à payer pour consoler son désir d’être du bon côté. Dans cette accumulation d’erreurs s’attache une peur viscérale, celle que la politique devient le refuge d’un retour plus ou moins étonnant d’être de gauche. Heureusement que gît près de leurs pieds la dépouille de l’autonomie, il s’agit là de la garantie minimale de se couvrir de la perte effective de toute intelligence. Les remords se consolident dans un déni généralisé. Aucun pardon possible, comme le dit un ami : « seul Dieu pardonne ». Le cynisme devient la seule façon de sauver les apparences devant les malvoyants éthiques. Cette déformation chronique de la réalité a pour conséquence non négligeable une stérilisation de la pensée. Dès lors, certains préfèrent appeler le spectre fasciste dans l’espoir de résoudre leur impuissance affective et stratégique. La démocratie reste sauve et sa fatalité fasciste de même.
Rien n’est en effet plus démocrate que l’hypocrisie : elle ignore toute considération d’âmes et considère le mensonge, le refoulement comme l’expression nécessaire de toute parole. « Le mouvement démocratique constitue l’héritage du mouvement chrétien. » (Friedrich Nietzsche, Par-delà bien et mal) La décadence de la parole désigne la fluidité des mots sans ancrage éthique. Les sons prononcés font l’éloge de la médiocrité, l’abaissement de toute intelligence. Une sophistication du ressentiment se peaufine au gré du règne de la faiblesse. Car, la démocratie se trouve dans la solidarité de la faiblesse pour la tyrannie, criant face au retentissement de l’heure du suprême silence. On reconnaît un démocrate tant à sa gourmandise pour les débats qu’à son avarice spirituelle pour la conservation. La prédation de toutes certitudes sensibles semble lui aller comme un gant. Il dépouille sans scrupule la vérité singulière d’une certitude sensible afin de la crucifier sur l’autel de l’universel.
Une certitude sensible, loin de la figure tutélaire d’Hegel, coïncide non dans une scission de l’âme, mais dans ce mouvement de l’âme et du monde, comme la formulation de la continuation de l’expérience, en quoi une perception accueille l’entrecroisement d’une intuition et de l’intelligible. Ainsi se forme « une mobilité concrète » (Renaud Barbaras), où l’enfant sort des jupons de sa mère pour avancer dans le monde. La vérité ne devient plus un tabou, ni une recherche, mais la clef de « la porte étroite par laquelle pouvait passer le Messie. » (Walter Benjamin, Thèses sur le concept d’histoire) La vérité n’est pas une fin. « Le caractère partiel de la vérité est saisi comme un engagement : la vérité est ma vérité, cela revient à dire qu’elle ne se réduit pas à une contemplation, mais à une épreuve ou à une vérification de la vérité par une vie. » (Emmanuel Lévinas, Franz Rosenzweig : une pensée juive moderne)
Le caractère contre-révolutionnaire se démontre dans l’absence de puissance de vérification. Elle s’installe au moment même où la gouvernementalité mondiale produit sa mue afin d’unir par tous les moyens l’incarnation de sa métaphysique qu’on nomme Occident. La nature intrinsèque de cette métaphysique correspond à deux types de volontés : accaparement et destruction. Ces volontés, enracinées dans un ensemble de procédés de pouvoir, ne tolèrent que difficilement les âmes qui pourraient échapper à leur emprise pour traverser singulièrement le monde. En dépit du désir avide de ressentir l’expérience d’une puissance propre que confère une forme de vie, l’appropriation n’est pas vivre l’expérience, loin de là. Ce n’est que l’arrachement du matériel et du spirituel en une entité amputée de sa vie. Cette impossibilité de ressentir conduit à la cruauté de la faiblesse, pour qui il devient nécessaire d’éliminer cette espèce qui détient le secret de vivre. La structure de l’homogénéisation du monde et de ses épistémologies mène à une destruction féroce des formes de vie humaine et non humaine comme manière de gérer la vie. Ainsi, le paradigme de la guerre comme technique de gouvernement déploie la mobilisation totale. Ce paradigme fige les êtres, les formes sensibles, et autres étants, en de simples ressources qu’elle peut engloutir aux files et à mesure. Les instincts refoulés de l’Occident trouvent une jouissance macabre : « elle qui consiste à s’anéantir soi-même et à tout détruire autour de soi. » (Roger Caillois, L’homme et le sacré) Le plus haut degré de la gestion planétaire n’est rien d’autre que la contre-révolution, comme ensemble des tactiques et des opérations de destruction sensible de toute rencontre entre refus de l’état de choses et désir de vivre pleinement. Le part irréductible de la vie devient la menace à éliminer.
Entêtement