Des parcs sans fin. Notes sur une victoire

Un témoignage de première main qui nous est parvenu quelques mois après la fin de la bataille pour le parc Don Bosco à Bologne.

Au parc Don Bosco, nous avons obtenu une victoire. Disons-le d’emblée, pour ne pas jouer le rôle des éternels insatisfaits ou, pire, celui de ceux qui doivent se positionner en perdants pour se sentir légitimes à faire entendre leur point de vue. Disons-le également pour désamorcer la rhétorique de la « concession » accordée par la municipalité : tant que l’on n’aura pas destitué l’administration de tout pouvoir, tout progrès apparaîtra comme une concession – du moins dans le discours du gouvernement municipal.

Ce qui est véritablement intéressant, c’est de comprendre les rapports de force, les conjonctures, les techniques et les tactiques qui ont contraint l’administration à changer de cap (même si cela ne concerne qu’un projet au budget limité, en comparaison avec celui du Passante di Mezzo ou du tramway). Une victoire, donc. Dans une situation très particulière et spécifique. Quels éléments ont rendu la lutte pour sauver le parc Don Bosco « forte » ? Quel a été le lien entre le « mouvement réel » du Don Bosco et la dialectique publique qui a tenté d’en rendre compte ? Et encore : que nous dit cette situation sur le rapport entre la représentation des résistances et la gestion effective des territoires ?

Tentons une première réponse, que nous développerons ensuite : au Don Bosco, l’installation physique du campement a déclenché un processus qui excédait la seule dimension politique, c’est-à-dire les revendications formulées pour légitimer publiquement la lutte. Le discours écologiste a fonctionné comme une « couverture rhétorique » pour des besoins et des désirs, des écosystèmes affectifs, bien plus complexes.

Dans le même temps, aucune des forces qui ont tenté de représenter la lutte – de parler « au nom du parc » – n’a été en mesure de contrôler, à travers des rhétoriques écologistes ou autres, le développement politique et humain du campement et des protestations. Ce qui pourrait sembler être une faiblesse s’est en réalité révélée la plus grande force : le discours public ayant légitimé la « prise du parc » n’a pas fonctionné comme un dispositif de cadrage des formes de vie du parc, encore moins comme un cadre de la protestation. Surtout, aucun « dialogue » ne s’est instauré à partir de la légitimité acquise par le campement : un tel dialogue n’aurait fait que pousser les habitant·e·s du parc à relativiser leurs revendications face à une dialectique démesurée. L’opacité envers l’administration a été la force du parc.

Ceci fut particulièrement évident lors des interventions violentes des forces de l’ordre, lorsque la place a réagi de manière désordonnée, et donc très difficilement contrôlable. Dans ces moments (et durant les journées d’hiver où le campement fut véritablement inventé à partir de rien), on a pu observer une imagination courageuse. Par effet de cascade, cette situation a transformé un petit projet de parc en une affaire ingérable.

Prendre racine au sommet des arbres

Au Don Bosco, l’installation physique du campement a déclenché un processus qui excédait la seule dimension politique, c’est-à-dire les revendications formulées pour légitimer publiquement la lutte. Le discours écologiste a servi de couverture rhétorique à des besoins et des désirs, à des écosystèmes affectifs bien plus complexes et contradictoires.

Quiconque observe la lutte du Don Bosco à la lumière des revendications publiques énoncées dans le parc (« non au projet Nuove Besta. Oui à la rénovation des anciennes écoles. Sauver le parc ») risquerait de ne rien y comprendre. En particulier, il passerait à côté d’une force qui ne découle d’aucune raison, mais d’une alchimie improbable de prises de position diverses et obstinées, qui ont trouvé dans ce lieu l’occasion de s’y cristalliser. Ce qui a joué un rôle fondamental, c’est le désir de défendre son propre parc, celui où l’on promène son chien ; ou bien le souhait d’avoir un espace commun accessible à tout moment ; le besoin de défendre des arbres par une technique de construction, en façonnant son propre terrain de lutte ; le désir de disposer d’un lieu où passer quelques nuits sans avoir à payer. Le besoin de vivre dans un endroit un peu moins gris et poussiéreux que l’environnement oppressant de San Donato. Pour certains, il s’agissait même d’un repas de plus.

Aucun des éléments énumérés dans le paragraphe précédent ne possède en soi une « raison » publiquement justifiable. La raison fut plutôt fournie par un discours écologiste critique du modèle de rénovation urbaine promu par le Parti démocrate et cette administration en particulier. Tout cela est vrai et légitime, mais si l’on se limite à la dialectique entre écologie et développement, on ne trouvera pas d’explication satisfaisante à ce qui s’est passé. Ce sont des volontés particulières, qui, dans d’autres contextes, auraient pu être taxées d’« égoïsme », qui ont donné consistance à la situation.
Ces volontés et formes de vie obstinées sont un sous-texte inavoué des phénomènes que nous appelons luttes. Souvent perçues comme quelque chose de scabreux, à cacher parce que trop liées à un désir spécifique, particulier. Les « mouvements » créent alors un vocabulaire « de lutte », généraliste, pour expliquer de manière adéquate et convenable ce qui se passe. Mais ce faisant, ne coupe-t-on pas ce qu’il y a de plus intéressant dans le récit ? Ne se ferme-t-on pas la possibilité de comprendre comment un intérêt particulier peut résonner au-delà du cercle qui l’a vu naître ?

Essayons de mener une enquête a posteriori, en lançant quelques pistes sur cette réalité contingente de besoins et de désirs qui ont trouvé un espace au Don Bosco :

  • Un espace quotidien, autour duquel s’étaient organisées les habitudes de différentes personnes, a été perçu comme menacé.
  • Des habitudes liées à la détente et au temps libre. Dans un quartier en mutation constante, ce n’était pas une première. Cette menace a aussi revêtu une dimension esthétique. Le parc Don Bosco n’est pas particulièrement beau, mais il est une île de verdure dans un quartier où le changement signifie grisaille, béton, pollution, chantiers, poussières. Avant toute explication technique, il y a eu une intuition esthétique : beaucoup ont compris qu’ils préféraient le vert au gris, qu’ils préféraient la continuité lente du parc au renouvellement perpétuel fait de chantiers.
  • Une association de personnes âgées du quartier connaissait la vie du parc sur le bout des doigts, les espèces qui y vivaient, le petit écosystème sur lequel donnaient les immeubles où se sont tenues les premières assemblées contre le projet… une passion, un hobby donc, mais aussi l’intention – aussi naïve ou candide qu’elle puisse paraître – de connaître et de reprendre en main leur environnement.
  • Nombreux sont les jeunes (du quartier ou d’ailleurs) qui ont trouvé dans le parc un espace habité à toute heure, un lieu où l’on pouvait aller sans rendez-vous, sans coût monétaire ou social. Cette fonction de « lieu de rencontre assuré » était autrefois assurée par des espaces universitaires ou certains « espaces sociaux ». Depuis la pandémie, ces lieux ont disparu ou sont bien moins nombreux.
  • Certaines personnes sans domicile ont trouvé dans le parc un abri, un repas garanti, un moment de relation égalitaire.

Derrière la représentation

Aucune des forces qui ont tenté de représenter la lutte – c’est-à-dire de parler « au nom du parc » – n’a jamais été capable de contrôler, à travers des rhétoriques écologistes ou autres discours « sociaux », le développement politique et humain du campement et des protestations. Ce qui semblait une faiblesse s’est révélée être la plus grande force : le discours public, qui avait fourni la légitimation à la « prise du parc », n’a pas fonctionné comme un mécanisme de cadrage des formes de vie du parc ni des formes de la protestation. Surtout, aucun « dialogue » ne s’est installé à partir de la légitimité que le campement avait acquise : un tel dialogue n’aurait pu qu’amener les habitants du parc à relativiser leurs revendications face à une dialectique démesurée. L’opacité face à l’administration a au contraire été la force du parc.

Ce jeu particulier de voix et de contre-voix, qui se déclenche dès lors qu’une lutte gagne en intensité, fonctionne avant tout comme un moyen de faire circuler les informations concernant la lutte, les revendications des combattants, ainsi que les rendez-vous de la mobilisation : cortèges, manifestations, rassemblements, assemblées. Dans le même temps, le contrepoint ordonné entre les parties opposées délimite la logique du conflit, concentrant l’attention sur quelques points soumis à débat, nous laissant croire que c’est la victoire dialectique sur ces points qui déterminera l’issue de la bataille.

Lorsque, comme en l’occurrence, la thématique principale est d’ordre écologique, les justifications techniques se multiplient, chaque partie en formulant quelques-unes de récurrentes : l’administration évoque la nécessité de certains aménagements qui permettent d’articuler le développement urbain et une logique écologique « à grande échelle » (par exemple : réduction des émissions à long terme) ; ceux qui défendent le parc soulignent la nécessité de ralentir ou d’arrêter ledit développement, en insistant sur la nocivité locale de la bétonisation et la réduction des espaces verts, ainsi que sur les contradictions de la partie adverse. À mesure que la controverse progresse, chaque camp fait appel à des « experts » pour renforcer son autorité.

Ainsi, au parc, divers acteurs (comités, associations, partis…) ont tenté d’élaborer un tissu rhétorique s’appuyant sur la sensibilité citoyenne pour mettre l’administration en difficulté. Cela a rapidement engendré des effets secondaires dans la gestion du parc et de la mobilisation : la question non résolue était de savoir où concentrer l’énergie, sur quel type d’initiatives. La partie la plus « dialectique » du mouvement voulait miser sur des actions de communication interpellant le maire et l’administration, des manifestations bruyantes, puis la participation aux tables de concertation. La partie la plus « spontanée » se concentrait sur la présence dans le parc, sur la vie dans cette situation.

Il est certain que, dans une certaine mesure, les deux postures ont été nécessaires à la victoire finale : le parc n’aurait pas survécu s’il n’était pas devenu une communauté, mais il n’aurait pas non plus survécu sans lien avec son environnement extérieur. Cependant, soyons clairs : c’est uniquement en refusant de maintenir un plan dialectique étendu et permanent que nous avons pu affaiblir l’administration et ses méthodes de « concertation ». Et cela grâce à la continuité de la présence dans le parc. Sinon, l’instinct de l’associatif et de la gauche « de base » aurait – s’il n’avait pas été contenu – fait échouer l’expérience Don Bosco. L’argument le plus fort en faveur de cette thèse s’est vérifié dans les moments de tension, de crise et de faiblesse, c’est-à-dire immédiatement après les deux affrontements majeurs avec la police, les 3 avril et 20 juin.

Dans le premier cas (3 avril), le parc connaissait un moment de force, et l’activation simultanée des lycéens après l’agression de Gio semblait annoncer une possible extension de la mobilisation à d’autres thématiques (au-delà de l’écologisme) et à d’autres composantes (très jeunes, habitants rarement rejoints…). Durant ces jours, toutefois, on a observé un raidissement net du Comité, des associations et des partis, qui ont mal digéré que l’on sorte du cadre rhétorique antérieur (la simple défense des espaces verts) et n’ont jamais accepté que le parc devienne le lieu d’autres personnes que celles ayant initié la lutte. Cela concerne aussi des figures politiques ou militantes expérimentées, ayant par le passé participé à des mouvements organisés : ces personnes avaient en tête – avec plus ou moins de bonne foi – un schéma trop rigide pour accueillir la puissance de cette situation. Elles n’ont cependant pas été capables de contenir la vie réelle du parc. Les appels à démanteler les barricades sont restés lettre morte, et le choix de participer aux tables de concertation avec la municipalité n’a pas été adopté collectivement, mais uniquement par une partie des personnes mobilisées.

Dans le second cas (20 juin), le parc se trouvait en grande faiblesse. La défense du talus nord avait échoué, et plusieurs personnes avaient été exposées à des risques physiques. À ce moment-là, les personnes qui avaient porté la stratégie de la dialectique publique se sont retrouvées contraintes de jouer le rôle de victimes, car c’était la seule place encore disponible dans le jeu des déclarations médiatiques. Il était alors possible de se présenter comme victime des « radicaux » qui occupaient le parc et inscrivaient des slogans hostiles aux adjoints au maire (comme l’a fait Legambiente), ou comme victime de la police. Le Comité Besta a opté pour cette seconde voie, bien que la faiblesse qu’il avait contribué à créer en s’obstinant dans la stratégie de communication publique ait conduit à plusieurs faux pas, y compris de la part de ses membres les plus aguerris. Malgré tout, le parc vit

Même la composante « militante » dans ses versions les plus radicales s’est montrée trop dépendante de sa propre autoreprésentation publique. En particulier, dans le moment de faiblesse qui a suivi le 20 juin, elle s’est réfugiée dans son image de radicalité, acceptant implicitement son rôle de vaincue, bien que sous une posture plus enragée et « antirépressive ». J’y reviendrai plus en détail par la suite. Malgré cela, le parc avait sa propre vie ; il l’a enrichie, au fil des mois de lutte, d’une manière devenue incontrôlable, même pour la dichotomie entre médiateurs et radicaux.

Dans les jours de plus grande tristesse collective, au Don Bosco, les gens ont continué à circuler, à s’y retrouver pour discuter, manger, dormir. Lorsqu’il n’y avait pas les personnes « de la première heure », d’autres personnes du quartier ou sans domicile tenaient le lieu, y dormaient et y mangeaient. Il y a eu des jours où le parc était maintenu en vie par les « sans-abri ». Le parc a continué d’exister et a refusé d’endosser le rôle de vaincu : dans certains jours de démoralisation collective aiguë, une stratégie de communication fut proposée, visant à rendre publiques les faiblesses et blessures subies après le 20 juin, à en faire un objet de discours, de partage et de politique… Aujourd’hui, on peut affirmer avec certitude qu’aucune erreur n’aurait été plus grave.
Même lorsque nous, la partie la plus « militante » du parc, percevions la faiblesse, même alors, la véritable vie du parc demeurait opaque, illisible, mais active : comment cette foule aurait-elle réagi à une nouvelle tentative d’évacuation ? Combien de personnes s’étaient entre-temps habituées à l’idée d’un parc toujours vivant et habité ? Combien étaient définitivement convaincues que le parc devait rester ? Personne n’avait la réponse à ces questions. Ni la préfecture ni la mairie… et heureusement, pas même nous.

Le parc et la police

L’ingouvernabilité du parc s’est révélée de manière éclatante lors des interventions violentes des forces de l’ordre, lorsque la foule a réagi de façon désordonnée, donc très difficilement contrôlable. Dans ces moments (comme dans les jours d’hiver où le campement fut littéralement inventé à partir de rien), on a vu apparaître une imagination courageuse.

Ce que j’entends par « vie du parc », ou lorsque je parle de la communauté (opaque) gravitant autour du parc et de la lutte pour sa défense, peut sembler vague. Pourtant, cela constitue le cœur de ce qui s’est passé, et il vaut la peine de s’y attarder : Don Bosco est un cas intéressant parce que cette dimension s’est enracinée dans un lieu physique. Et j’y vois non seulement l’indice de solutions tactiques efficaces (comme on l’a vu ensuite), mais aussi quelque chose qui, au plan existentiel, est plus désirable que toute conception performative de l’espace politique.

Dans les deux cas d’intervention policière, les manifestations en défense du parc ont vu la participation non seulement de personnes expérimentées, déjà confrontées à l’affrontement physique – celles qui auraient pu rejouer un rôle rituel même dans l’affrontement –, mais aussi de personnes qui se retrouvaient pour la première fois dans des situations de haute tension : des jeunes, très jeunes parfois, mais aussi des personnes âgées, que l’on aurait raisonnablement cru plus enclines à s’éloigner. Au contraire, beaucoup sont restés, nombreux ont adopté une posture offensive, beaucoup ont agi de manière tactiquement irrationnelle, mais ils l’ont fait en voyant que cette irrationalité n’était pas vaine : moment après moment, ces irrationalités s’additionnaient et créaient un terrain complètement défavorable à la police et aux ouvriers envoyés sur place. Chaque avancée des compagnies de police laissait un tronçon de clôture à découvert, où se trouvaient des manifestants, créant un potentiel encerclement. La confusion généralisée augmentait, ne se dissipait pas, même lorsque les matraques se mirent à tournoyer. Un ouvrier abattit un arbre dans la précipitation, et l’absence de mesures de sécurité faillit entraîner la chute du tronc sur la tête d’un agent de la Digos.

Lorsque certaines personnes franchirent pour la énième fois les barrières, la situation devint incontrôlable. Il est frappant qu’un enracinement aussi profond, physique et obstiné dans un lieu ait eu lieu à partir d’un conflit somme toute limité, dans une ville comme Bologne, qui ne manque pas de « grandes causes » (locales ou non) à défendre. De nombreuses personnes aguerries du militantisme ou de l’associatif ont vécu cela comme une contradiction à résoudre (par des convergences ou des revendications généralisées), mais peut-être s’agit-il d’un phénomène à explorer, comme si l’on avait touché du doigt une limite de l’expérience politique des mouvements, et un de ses dépassements momentanés. Même le 20 juin, dans un contexte bien plus défavorable, des personnes s’approchaient par vagues successives d’un groupe de CRS furieux. On a assisté à des scènes de rage de la part de personnes que l’on croyait calmes et mesurées. La police fut contrainte d’user de méthodes particulièrement brutales, de faire à nouveau couler le sang, un jour censé relever de la « gestion ordinaire », où elle ne s’attendait, au pire, qu’à quelques échauffourées avec quelques anarchistes.

Dans les jours qui suivirent cette démonstration de force, le filet « d’urgence » s’est resserré, le discours de l’administration a rapidement changé, et le message diffusé dans les médias était que ce jeu avait déjà duré bien trop longtemps. Les cris dénonçant les « fauteurs de trouble » et les « violences des No Besta » se sont multipliés, tout comme les assemblées où l’on se mettait à discuter de futilités, d’un graffiti sur un mur, de l’indignation de tel ou tel cercle d’opinion pour un choix lexical dont on ignorait même l’auteur. Des mois d’équilibres entre différentes « âmes » et « styles » semblaient s’effondrer. Mais ce qui a véritablement alarmé la préfecture et la mairie, c’est que le parc ne se vidait pas : malgré les tensions, cet espace avait acquis une valeur imperméable aux polémiques. Je résume sous le mot « polémiques » ce bourdonnement et cet entrelacs de discours amers, typique de la dichotomie entre modérés et radicaux.

Je tiens à souligner que le parc a échappé à la phase polémiste après le 20 juin en dépite de la présence des « radicaux » et non grâce à eux : dans cette phase, la composante radicale du mouvement revenait presque toujours spontanément à se représenter comme telle, à revendiquer sa pureté face à un Comité Besta en déclin. Elle dissimulait ainsi ses propres erreurs tactiques ou lacunes stratégiques (ou simplement l’épuisement dû à une lutte éprouvante, physiquement et mentalement).
L’apparition de ces « courants » n’a cependant pas freiné la vie au parc : les petits-déjeuners à l’aube, les tentes, les repas collectifs… la vie du parc a continué de couler comme une rivière indifférente aux querelles entre poissons.

Intermède sur l’agir « militant » au Don Bosco

L’« habileté militante » dans cette situation a consisté à identifier la situation, et à œuvrer pour maintenir un niveau de communication non représentatif, à ne jamais céder à la tentation de la synthèse discursive ou à celle de créer des convergences de façade – convergences qui, plus qu’inutiles, se sont révélées néfastes lorsqu’elles ont eu lieu.

Dans ce paragraphe, j’utiliserai souvent le « nous » pour désigner ce noyau militant, issu d’horizons hétérogènes, se reconnaissant plus ou moins dans une attitude anarchiste ou anarchocommuniste. Ce noyau, plutôt jeune, a apporté au parc une grammaire anti-policière, des références aux ZAD, des techniques de résistance arboricole et un lexique libertaire. L’hypothèse que nous devons affronter avec le plus grand sérieux, c’est que nos « mérites » dans cette victoire sont minimes. Ce que nous avons réussi, c’est à empêcher que l’énergie du Don Bosco soit canalisée dans l’un des habituels petits théâtres représentatifs bolonais, où la force du moment est immédiatement mise au service d’autre chose : la « construction de la citoyenneté », ou du « mouvement » (ou du peuple, ou de l’alternative, ou de l’autonomie, ou de la convergence… selon le lexique employé). Cela s’est produit surtout grâce à des gestes qui ont dépassé les intentions mêmes de celles et ceux qui les avaient conçus : les cabanes, la manière d’être face à la police, le campement permanent. Une fois qu’a été amorcée la possibilité d’une « vie dans le parc », il était impossible de la contrôler ; les gens ont commencé à faire de même, au-delà de nous. Accueillir ces imprévus a été notre meilleure intuition.

Cependant, malgré tout, le parc a manqué d’une stratégie. On l’a constaté au moment où la mobilisation aurait pu prendre plus d’ampleur, toucher d’autres segments de la ville : il n’y a eu ni capacité ni volonté d’aller à la rencontre de ces différentes possibilités, de s’élancer au-delà du périmètre du quartier San Donato. Le parc était devenu une zone de confort mentale, satisfaisait un besoin de reconnaissance, mais n’a nourri aucune pensée stratégique, aucune véritable nouveauté (les ZAD, le droit à la ville, la lutte contre la répression… tout cela avait déjà été vu, et n’était énoncé que comme des « principes éthiques »). En dépit de la rhétorique usée de l’élargissement du conflit (« nous ne faisons pas cela seulement pour un parc », « cette lutte n’est pas uniquement pour la verdure »), la partie militante a manqué le rendez-vous, notamment au moment où l’arrestation de Gio aurait pu faire basculer la situation et la généraliser. Justement au moment où un espace d’action plus large se présentait à nous, personne n’a su – ou voulu – faire le pas, au contraire : nous avons hésité.

La richesse de l’événement-Don-Bosco réside dans le refus non-militant, prépolitique, émotionnel, contingent et diffus du projet Besta. Un refus qui nous a galvanisés, que nous avons partagé sans y réfléchir à deux fois. Cette contingence a été la base sur laquelle a pu s’édifier la victoire du Don Bosco malgré nos faiblesses politiques, et ce n’est qu’en affrontant ce point à visage découvert – sans nous mentir sur nos forces réelles et nos motivations véritables – que nous pourrons éventuellement (si nous le voulons vraiment et le jugeons possible) développer un plan stratégique plus vaste, plus étendu. Identifier les rapports de force contingents, cela signifie, par exemple, comprendre que l’écologie acquiert un contenu substantiel lorsqu’elle est liée à un territoire. Dans le langage des mouvements, on la voit au contraire régulièrement utilisée pour actualiser le vocabulaire « social ». Ou pire : comme un recueil technique pour améliorer l’administration du territoire. Il faut aussi noter que la communauté-du-parc n’a pas survécu à la victoire. Cela ne signifie pas qu’elle n’est plus « quelque chose », mais c’est là précisément que réside le problème : sitôt le parc « achevé », les discours ont commencé à expliquer ce qu’avait été le parc, le réinscrivant dans une logique éthique-pratique « de mouvement ». Le parc est devenu un symbole de radicalité, comme si la victoire avait été le fruit d’une direction politique.
Le problème semble être que le vocabulaire « politique » trahit toujours les besoins et les désirs qui l’ont généré, en transformant ceux-ci en indications éthiques générales, sans consistance.

Les rencontres du parc

La pluralité est toujours sur toutes les lèvres comme une qualité et un point de départ des situations politiques – en particulier de celles qui critiquent le modèle urbanistique de la ville… Mais au-delà de cette évidence – nous étions nombreux et divers, par génération, par origine sociale et par habitudes politiques –, il convient d’aller plus loin, de comprendre ce qu’est cette multiplicité, s’il y a eu ou non composition entre les diverses âmes, et ce que cela a produit de traduisible ou d’intraduisible.

Les types de personnes présentes dans le parc étaient éloignés tant par leurs habitudes politiques que communautaires, et aussi – en fin de compte – par leurs raisons d’être là. Aucune hypothèse forte n’est née, sur place, quant à la manière de transformer cette différence en puissance politique durable. Et pourtant, la rencontre a bien eu lieu. Ici, je souhaite m’arrêter sur la distinction entre les « plateformes de convergence » et les rencontres véritables : les premières sont des rituels permanents qui accueillent la diversité lorsqu’elle s’exprime dans un langage clair et dans le cadre d’un projet commun ; à l’inverse, les rencontres véritables courent toujours le risque de disparaître, mais accueillent la diversité comme négociation immédiate, fondée sur une contingence partagée (un objectif et/ou un affect). Certes, au sein de toute « convergence » ou « plateforme politique », il doit y avoir des rencontres véritables. Mais je souhaite souligner que la politique représentative-convergente telle qu’elle est conçue dans la gauche (le Mouvement, le Droit à la ville, GKN, etc.) renie la priorité des rencontres, les relisant toujours à travers une grille « sociale » et donc à travers une finalité « supérieure ». Le mouvement que nous avons valorisé au Don Bosco procède à l’inverse : la finalité a émergé de l’immédiateté, sans jamais se faire plateforme – et c’est précisément pour cette raison qu’il n’a pas consumé toute sa puissance politique.

Il vaut la peine ici de proposer une réflexion plus générale : les paradigmes révolutionnaires-radicaux sont en crise depuis un certain temps, et en réalité les divers mouvements politiques qui ont hérité des traditions radicales se retrouvent aujourd’hui à reproduire des langages vidés de leur substance. Le maintien prolongé de ces langages repose concrètement sur l’évitement de la question stratégique (et du sens de la victoire), réduisant les situations à une succession continue de tactiques, à enchaîner sans relâche. Le jeu des possibles est archiconnu : la plateforme (citadine, locale, nationale), la manifestation, le communiqué, l’affrontement dialectique ou de rue, l’interpellation directe de l’administration, la proposition d’une alternative, et quelques autres que j’oublie. Si l’on s’interroge sur une stratégie plus substantielle, on se retrouve face à des perspectives très faibles : des espaces électoralistes, la construction de positionnements radicaux purement éthiques, ou diverses formes de démocratie participative « par le bas ».

En somme, la précipitation avec laquelle chacun (re)propose sa propre tactique masque à peine l’absence de toute pensée stratégique radicale, ou même simplement non résignée à co-participer à l’administration publique. Ce que je dis ici risque de paraître abstrait, car la construction de grammaires partagées – pour faire de la propagande, pour massifier son point de vue – exige toujours une généralisation, un arrachement à l’extrême singularité. Mais ce que je veux souligner, c’est la nécessité de ne pas trahir cette priorité du trait singulier, de ces négociations contingentes. Cela peut sembler une prétention idéaliste, mais c’est en réalité tout le contraire : en l’absence de plan stratégique, la priorité du plan d’immanence des rencontres n’est pas seulement une exigence individuelle (de reconnexion avec un sens tangible de l’agir), mais aussi la seule perspective permettant de poser sérieusement la question de ce que, vraiment, nous n’aimons pas dans le présent.

Plus encore : les espaces de négociation par le bas sont de plus en plus réduits. Aujourd’hui, le théâtre de la participation est devenu un format pour professionnels aguerris, qui laisse bien peu de place à une véritable négociation. Chaque comité, groupe de citoyen·ne·s, groupe politique devrait se rendre compte qu’il n’existe aucun rapport de forces permettant d’imposer ne serait-ce que de petits gains par les outils « participatifs ».

Quelques anarchodingues sans véritable plan stratégique sont parvenus à imposer la fin d’un projet, alors que les manœuvres machiavéliques de l’associatif lié au Parti démocrate (de la liste de la vice-maire à la section bolognaise de Legambiente) n’ont même pas obtenu un engagement clair sur le nombre d’arbres concernés. À Bologne, en particulier, se soumettre au débat « participatif » ne paie que si l’on passe par la Fondation pour l’Innovation Urbaine (et que l’on commence à faire un peu de bénévolat pour elle), c’est-à-dire par une filière bien rodée de valorisation des savoirs et du capital. En ce sens, le choix du courant « ex-désobéissant » de parasiter les projets de l’adjoint Laudani semble logique (certes, dans une optique de soumission totale à l’administration, mais je ne m’attarderai pas ici sur ce point).

Autres considérations sur la composition de la protestation

Les personnes qui ont soulevé les premières alertes concernant le Don Bosco – et qui sont restées l’âme fondamentale de la mobilisation – sont des habitants de plus de 55 ans, fréquentant assidûment le parc. Il s’agit majoritairement d’éducateurs, de quelques enseignants des écoles Besta, Bolonais de naissance ou d’adoption ancienne. La plupart ont probablement toujours voté pour le Parti démocrate ou à sa gauche, bien que plusieurs soient animés d’une critique acerbe envers la gauche et porteurs de grammaires différentes, plus proches du grillisme ou du leghisme.

Pour schématiser rapidement, dans une optique de discours journalistique, on pourrait dire qu’à Bologne, sur le thème de la critique du modèle urbain, il existe un courant critique « de gauche », cherchant le dialogue avec Coalizione Civica et l’aile gauche du PD, et un courant critique « de droite », dont les cibles privilégiées ont été le projet de tramway et surtout l’organisation de la « zone 30 » dans la périphérie bolonaise, avec les nouvelles limitations de vitesse pour les véhicules (ce courant a trouvé un relais notamment dans la Ligue). Au parc Don Bosco – et notamment dans le Comité Besta – le courant majoritaire relevait de cette grille « de gauche ».

Mais cette grille journalistique a montré toutes ses limites, surtout dans le contexte du Don Bosco. Si l’on allait au-delà des figures les plus politisées – celles déjà passées par les centres sociaux ou l’associatif militant –, on remarquait une circulation fluide et claire des discours entre toutes les composantes de la protestation, ayant pour pivot la conservation de la flore et de la faune. Le thème de la « zone 30 », tel qu’il était évoqué dans les discussions, défiait toutes les catégorisations sommaires, mais rigides auxquelles nous ont habitués les débats sclérosés sur les réseaux sociaux (déjà fortement exacerbés depuis la pandémie) : d’un côté les raisonnables, croyant au changement climatique, de l’autre les négationnistes obtus. En réalité, une mesure « raisonnable » comme la zone 30 était stigmatisée ou ridiculisée par tous (je laisse ici de côté la composante jeune et militante), et ce, malgré le fait que la préservation des espaces verts et l’agacement envers la voiture soient des arguments globalement partagés.

Même sur la question du changement climatique, il n’est pas facile de savoir ce que pensaient tous les participants. Ce qui est certain, c’est que sur les messageries collectives, la proximité avec des milieux dits « complotistes » n’était pas marginale. Bien que la composante jeune ait été bien plus rigide sur les questions idéologico-rhétoriques liées à l’écologisme, il n’y a jamais eu de véritable discussion sur ces sujets. Le thème environnemental a donc été abordé de manière périphérique, à travers la question de la préservation des arbres, sans que les questions technico-scientifiques deviennent un point de clivage – du moins jusqu’à une phase avancée de la mobilisation.

Il convient ici d’adresser une critique nette à la position de Wu Ming 1, qui, depuis quelque temps, met en garde contre la prolifération de la mentalité complotiste, notamment sur les enjeux environnementaux. Non seulement, dans le cas du Don Bosco, il a été important de suspendre la question de « ce qui est scientifiquement vrai », pour laisser toute la place aux soupçons naturels et à leurs associations libres, mais de plus, lorsque le discours est revenu sur un plan plus technico-scientifique, on a pu observer l’affinité absolue (et, au fond, la faiblesse commune) entre la science instrumentalisée par le discours politique de gauche et le mode de théorisation complotiste que Wu Ming 1 considère comme propre à la droite. Il ne s’agit pas d’affirmer que les deux tendances sont identiques, mais de mettre en évidence des affinités marquées rendant inefficace toute distinction entre ces deux attitudes. En fin de compte, La Q di complotto (le livre que je prends ici comme référence critique) se réduit à un effort nominaliste considérable, qui évite d’aborder la substance des débats contemporains.

D’un côté, le phénomène dit « complotiste » se concentre sur les théories officielles de la gouvernance, pour les inverser en contre-théories négatives ; de l’autre (la gauche, la partie raisonnable), on reproduit des « théorisations par le bas » répondant à des positionnements politiques, et donc en subordonnant la rigueur méthodologique à un positionnement. Ce dernier geste est, pour moi, riche de valeur politique, et je ne lui adresse ici aucune critique de fond, mais je tiens à souligner qu’il n’est pas si différent du geste dit « complotiste ». Surtout parce qu’en pratique, on cherche l’expert le plus adéquat à son propre discours, tout en marginalisant les approfondissements technico-disciplinaires, pourtant riches d’enjeux politiques, épistémologiques, philosophiques.

D’un côté (les complotistes), on insiste sur la connivence du discours scientifique avec les méfaits des administrateurs ; de l’autre, on part toujours du principe que toute position technico-scientifique adoptée par le pouvoir est l’expression directe d’un intérêt extérieur au champ scientifique (donc économique ou politique). Là encore, la distinction entre les deux approches est tout sauf profonde, elle révèle au contraire une évolution des grammaires de l’époque – évolution dans laquelle on retrouve une forte continuité avec l’histoire des mouvements.

Il est enfin intéressant que ces deux approches – ou plutôt deux styles de discours – échouent sur une même faiblesse : les intuitions qui alimentent la critique et permettent de tisser des liens finissent, à un certain moment de la lutte, par être systématisées en un discours général, en une vérité globale. Ce moment marque l’entrée en scène du besoin de légitimité symbolique (aux yeux de l’administration, du « public »), qui devient un facteur d’auto-confinement de la protestation. Il y a toujours une bonne raison de le faire (être plus clairs, élargir le consensus, permettre une négociation…), mais dans la majorité des cas, le dispositif dialectique commence alors à dévorer la lutte elle-même. Le « style de gauche » commence à construire des plateformes, des projets d’« alternatives », des propositions « par le bas » ; le style « complotiste » commence à transformer ses intuitions sur le pouvoir en systèmes de vérité opposés et symétriques à ceux du pouvoir, et lui aussi finit par légitimer des groupes dans les instances représentatives (voir le cas de la Consulta del Verde bolonaise et des « associations dissidentes »).

Au parc Don Bosco en particulier, la construction d’une autorité scientifique est devenue une obsession, l’arme que le Comité Besta pensait pouvoir utiliser pour gagner la bataille. Le dispositif science-écologie a rapidement commencé à fonctionner comme une machine d’objectivation : on cherchait des experts capables d’affirmer la vérité scientifique de ce que nous revendiquions déjà – comme si un botaniste conférait davantage de vérité à la nécessité de maintenir le parc en vie, une nécessité que nous affirmions et prenions en charge depuis le début.

Les énergies dépensées pour se rendre légitimes aux yeux de l’administration et du public ont eu des conséquences directes sur l’organisation de la protestation, l’alourdissant. Mais, sur un plan plus théorique, ce qui est surtout intéressant, c’est que le schéma utilisé serait parfaitement vulnérable aux outils de la critique du complotisme, précisément celle que Wu Ming 1 et d’autres pensent pouvoir mobiliser pour distinguer une manière appropriée de faire de la politique d’une démarche complotiste. En réalité, l’organisation des colloques a cherché l’expert qui convenait le mieux à ce que l’on voulait dire, sans approfondir les positions épistémologiques et politiques des experts invités, les considérant comme de simples énonciateurs de vérité. Pourquoi ces experts affirment-ils une chose quand ceux de la mairie de Bologne en affirment une autre ? Cette question n’intéressait personne.

Il s’agit d’un exemple classique de cherry-picking, l’un de ces biais psychologiques que dénoncent à juste titre les débunkers. Il est très probable que, dans les couloirs du Palazzo d’Accursio, on ait parlé des colloques du Comité Besta comme d’un rassemblement de charlatans – et, de fait, on y a utilisé des formes de présentation « scientifique » sans jamais expliciter les positionnements éthico-politiques non objectifs qui les fondaient. Les « tonalités de gourou » de certaines interventions relèvent pleinement d’une logique et d’une esthétique que la même gauche de base qualifierait de « complotiste » – si cette protestation n’avait pas été « du bon côté ». Heureusement, tout cela est passé inaperçu, jusqu’à être évoqué ici pour en tirer des enseignements plus généraux.

Le désir – ou peut-être vaudrait-il mieux dire le besoin – de légitimation symbolique semble reléguer au second plan la contingence du problème, ainsi que la possibilité d’une victoire immédiate. Cette lutte révèle donc un impensé étroitement lié à notre époque, quelque chose qui ne concerne pas seulement la question de l’autorité dialectique, mais celle de la (auto)représentation en tant que telle : des modérés comme des radicaux, des complotistes identitaires comme des anarchistes. Comme si, autour de la question de la légitimation et de la reconnaissance, se jouait quelque chose de plus important que les systèmes éthiques ou les victoires singulières.

Nigredo

Retrouvez l’article original sur https://www.nigredo.org/2025/04/02/parchi-senza-fine-note-su-una-vittoria/

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