Nietzsche disait que la maxime delphique « Connais-toi toi-même » était une phrase ironique. Peut-on vraiment se connaître soi-même ? Peut-on prescrire à une telle connaissance ? Et surtout : est-il souhaitable de se connaître soi-même ?
La connaissance de soi présuppose, comme l’ironie, une certaine duplicité : il y a le moi que je connais et le moi-même que je voudrai connaître. Exactement comme dans une phrase ironique ou auto-ironique : moi je ne suis pas le moi dont je parle et je me réjouis ainsi de montrer qu’il y a une certaine distance entre moi et ce que je dis. Mais la connaissance de soi présuppose aussi, presque toujours, une certaine méconnaissance de soi : si je désire me connaître, c’est parce que moi je suis, pour moi-même, la chose plus opaque, la plus mystérieuse et la plus obscure. Peut-être est-ce l’impératif même de me connaître moi-même qui me sépare de moi, qui me divise et me confond ?
Dans cette duplicité constitutive de chaque action réflexive, le piège s’insinue : le risque – dit narcissique – est en effet que, au lieu de moi-même, je ne réussis à me saisir qu’en tant qu’image, en tant que simulacre, et qu’ainsi je n’arrive jamais moi, à me toucher, mais seulement cette image statique et rassurante (au fond trop semblable à un mort ou à un fantôme). C’est le risque que la connaissance de soi ne représente pas une union, la réconciliation des parties séparées, mais une scission et un divorce d’avec moi. Si cela est vrai, cela signifierait que tant qu’il y aura un moi que je regarde, un moi objet de la connaissance, aussi juste ou vraisemblable soit-il, toute ma connaissance de moi-même sera fausse.
Et peut-être, compris dans ce sens, il en est toujours ainsi ; et peut-être, ce n’est pas un mal – du moins dans une certaine mesure – mais c’est la condition même de notre vie habituelle. C’est le principe du bovarysme, que Lacan a repris à Jules de Gaultier : « Un fou qui croit être un roi, est un fou. Mais un roi qui croit être un roi est encore plus fou ». La connaissance absolue de soi est impossible et, si elle était possible, elle coïnciderait avec l’immobilité, avec la mort.
La solution pourrait être, alors, celle de penser à « moi » non pas comme un contenu, comme un quelque chose que j’arrive à connaître, comme une image de moi. Ou plutôt, accepter la vanité de cette forme réflexive-représentative et inévitable de la connaissance, qui me sépare de moi – et de prendre un autre chemin. Lequel ? Me saisir non de face, mais de dos.
L’idée développée par certains philosophes de la Renaissance, comme Giordano Bruno ou Tommaso Campanella, est de penser la connaissance de soi comme une forme très particulière d’amour et de désir. On ne peut pas connaître sans amour (ainsi le disait Elsa Morante dans l’un de ses poèmes : « Seul celui qui aime connaît. Pauvre celui qui n’aime pas ») ; de la même manière, on ne peut pas se connaître sans s’aimer. Un tel amour de soi n’a pourtant rien à voir ni avec le risque narcissique que nous avons dit ni avec ce qu’on appelle « l’estime de soi ». Parce que connaître soi-même ne signifie pas encore, pour les philosophes de la Renaissance, avoir certaines idées sur soi (les idées sur soi ne sont d’ailleurs, bien souvent, que des obstacles à la connaissance de soi).
L’amour de soi – la philautia, comme l’appellent ces philosophes – a surtout à voir avec notre amour pour ce qui est en dehors de nous. C’est une forme de perméabilité, une manière d’être poreux, une capacité réceptive, une forme d’attention. C’est dans le désir de quelque chose – ça peut être n’importe quoi : le geste le plus insignifiant et involontaire de quelqu’un, une certaine mélodie, une certaine saveur – que je me (re)connais moi-même, et donc jamais en ne me séparant des choses qui me donnent de la force et de l’intensité, qui élargissent l’espace autour de moi. En ce sens, la connaissance de soi est l’action la moins réflexive qui soit. Moi je ne suis pas présupposé, mais je nais à chaque fois.
Les philosophes médiévaux et puis de la Renaissance étaient très souvent aussi des érudits de magie. Une partie de la philosophie, en effet, était appelée « magie naturelle » et avait précisément pour objet ce soi étendu et diffus, que la philosophe moderne dénira et voudra renfermer dans la prison du moi qui pense.
« Tout ce qui subit le pouvoir de la magie, possède une forme de sensibilité, et dans les substances de cette sensibilité il est possible d’apercevoir sa forme déterminée de connaissance et d’appétit : c’est de cette manière que l’aimant, selon le genre des objets, attire ou repousse ». (Bruno, De vinculis in genere)
Connaissance et appétit, voilà les deux mots clés de ces philosophes : la connaissance de soi est une forme de dégustation de soi, un self-enjoyment. Et pourtant cette savouration a besoin de quelque chose d’extérieur, elle prend substance grâce aux choses que nous rencontrons dans le monde. C’est cette forme de connaissance impure, qui ne sépare pas encore le sujet de l’objet (un anthropologue du siècle passé l’a appelé, parlant de la pensée primitive : participation mystique), qui à distinguer la philosophie dite de la renaissance de la philosophie dite moderne, qui commencera justement par la séparation du sujet de l’objet. C’est la naissance, plutôt que de la pensée moderne, de la pensée adulte – mais, qui peut-être, perd aussi quelque chose de précieux.
Cette idée, selon laquelle il existe une identité substantielle entre la connaissance de soi et la connaissance du monde, autrement dit, que le soi et le cosmos soient le miroir l’un de l’autre, est évidente dans de nombreux domaines, non seulement philosophiques. L’astrologie, par exemple, qui a une importance fondamentale dans la pensée et dans l’art de la renaissance, se fondait justement sur cela : le moi-même, le moi que je veux connaître, se trouve tracé géométriquement dans le ciel, pendant que le moi qui agit est ici, ce que j’appelle habituellement « je », n’est rien d’autre qu’un morceau du ciel. Tous les arts divinatoires antiques se fondaient précisément sur ce présupposé : ce que je lis dehors, dans le vol des oiseaux ou dans les étoiles, me montre tel que je suis ; et vice-versa, mon caractère est le sceau imprimé par ce qui est à l’extérieur.
Si cette connaissance de soi est liée au désir que j’ai pour les choses, cela signifie qu’elle n’a rien à voir avec ce que moi je pense être ou avec ce que moi je pense que les autres pensent que moi je suis. Voilà un point fondamental : connaître soi-même ne signifie pas penser ou croire quelque chose, avoir une représentation de soi. Et donc elle ne signifie pas se définir, se donner une définition, mais peut-être au contraire : on commence à se connaître soi-même précisément en refusant chaque définition, en reniant chaque image de soi, en la reconnaissant comme fausse.
Si vraiment ma connaissance de moi-même est une forme d’amour, cela signifie aussi qu’elle sera – comme chaque amour – intermittente, imparfaite, et que pour continuer à vivre joyeusement, une telle connaissance ne devra pas trop se marier et cohabiter avec ce qu’elle aime. Ainsi, la connaissance de soi la plus réussie ne se résoudra pas, peut-être, dans un éclaircissement progressif de l’opacité originelle, mais au contraire, dans une heureuse intimité avec son propre mystère, avec sa propre inconnaissabilité, avec ses propres intermittences et hésitations.
Sandro Penna écrivait dans un poème : « L’amour de soi n’est-il pas un rêve vécu les yeux ouverts dans les rues ? ». À cette forme de connaissance amoureuse de soi, ou de philautia de connaissance, Spinoza a donné le nom de conatus, une espèce de tension ou de courant qui nous traverse, même si nous n’en sommes pas toujours conscients, et sur lequel nous ne parvenons souvent pas à mettre l’accent. C’est nous, et nous ne sommes pas tout à fait nous, c’est quelque chose avec lequel nous pouvons rarement nous identifier totalement. Au moment où nous en faisons l’expérience, selon Spinoza, nous sommes éternels, puisque nous savourons un type de bonheur très particulier, qui nous soustrait au temps, à la durée, dans une sorte d’immortalité momentanée. Walter Benjamin, des siècles plus tard, disait lui aussi que le bonheur consiste à « prendre conscience de soi sans effroi ».
Nous continuons à l’appeler connaissance, même si elle n’a pas du tout la forme d’une connaissance, telle que nous avons l’habitude de la concevoir. Elle n’est pas progressive, mais instantanée. C’est un saut, comme si l’on nous retournait le tapis sous les pieds. Parce que nous ne pouvons pas nous connaître nous-mêmes de la même manière que nous connaissons ce que nous lisons dans le journal, ou de la même manière que nous connaissons le reste des choses du monde. Ce n’est pas un cours universitaire, avec des examens et des crédits qui s’accumulent. La connaissance de soi est alors – dit Campanella – une sapientia, et avec ce mot il veut entendre quelque chose de similaire à la saveur, à la savouration. C’est instantané et immédiat, toujours lié à un sentiment d’acceptation ou de refus, à une certaine saveur.
On dit que la philosophie moderne naît avec Descartes. En réalité, avec Descartes naît surtout le sujet moderne, c’est-à-dire le sujet de la connaissance, présupposé de notre idée solidement installée de connaissance de soi. Le problème est que nous pensons souvent le soi à partir de ce modèle moderne, qui est presque notre sens commun et qui, pourtant, nous apparaît maintenant, quasiment pré-historique. Descartes, au-delà d’être un scientifique et un mathématicien, était – souvent nous l’oublions – imbibé de théologie, et en particulier de théologie augustinienne. La conception cartésienne de soi, le cogito ergo sum, est absolument augustinienne, elle implique ce même renversement vers soi, ce même enfoncement et chute à l’intérieur de soi, qui suspend chaque rapport avec le monde extérieur. Le soi est quelque chose qui est à l’intérieur et, pour le concevoir, pour le penser, je dois avant tout mettre entre parenthèses tout le monde qui m’entoure, qui n’est rien d’autre qu’apparence, dont le statut de réalité est très douteux. L’ego cogito, le moi qui connaît, naît d’une mise en parenthèse du cosmos.
Le délire cartésien rationaliste en vient à soupçonner que tout ce qui nous entoure soit un rêve, que ce qui nous semble réel soit intégralement un stratagème conçu par un « génie malin ». On pourrait dire que tout le discours cartésien naît du besoin d’avoir la certitude absolue d’être éveillé, la sécurité de ne pas être en train de dormir. Le sujet moderne est avant tout quelqu’un qui veut être certain d’être éveillé. Mais qu’est-ce que nous pouvons définir avec une absolue certitude ? Pour Descartes seulement une chose : le je, cette chose que nous sous-entendons chaque fois dans nos affirmations.
« Je supposerai donc, non pas que Dieu, qui est très bon, et qui est la souveraine source de vérité, mais qu’un certain mauvais génie, non moins rusé et trompeur que puissant, a employé toute son industrie à me tromper ; je penserai que le ciel, l’air, la terre, les couleurs, les figures, les sons, et toutes les choses extérieures, ne sont rien que des illusions et rêveries dont il s’est servi pour tendre des pièges à ma crédulité ; je me considérerai moi-même comme n’ayant point de mains, point d’yeux, point de chair, point de sang ; comme n’ayant aucun sens, mais croyant faussement avoir toutes ces choses ; je demeurerai obstinément attaché à cette pensée ; et si, par ce moyen, il n’est pas en mon pouvoir de parvenir à la connaissance d’aucune vérité, à tout le moins il est en ma puissance de suspendre mon jugement : c’est pourquoi je prendrai garde soigneusement de ne recevoir en ma croyance aucune fausseté, et préparerai si bien mon esprit à toutes les ruses de ce grand trompeur, que, pour puissant et rusé qu’il soit, il ne me pourra jamais rien imposer ».
Il est clair que ce génie malin n’est rien d’autre que l’imagination. C’est le pouvoir de l’imagination de nous tirer vers l’illusion, la duperie, de transformer le réel en irréel. Elle est d’autant plus maligne que ses contenus nous paraissent être la réalité. Le rôle fondamental appartient alors pour Descartes à ce solide, hostile ennemi du génie malin : le sujet qui doute, qui soupçonne, qui ne se laisse pas tromper par ses propres imaginations ou par ses propres rêves. C’est lui qui connaît, pense, agit. Dès lors, c’est lui qui dit je, en nous.
Les philosophes de la renaissance entretenaient à l’inverse un rapport moins hostile envers le sommeil et une relation plus conciliée avec les imaginations et les rêves. En effet, l’imagination même permet de concevoir un autre type de sujet connaissant, et donc un autre modèle de connaissance de soi. Exactement comme dans les rêves, nous sommes à la fois nous-mêmes et tout le reste – le sol que nous piétinons, les personnes que nous rencontrons, les objets que nous prenons en main – de même, dans la réalité, selon les philosophes de la Renaissance, nous avons un rôle précis, nous sommes le personnage qui dit « je », mais nous sommes aussi tout ce que nous rencontrons, et en particulier ce qui nous touche, ce qui nous attire ou ce qui nous repousse. C’est cette nouvelle duplicité, qui n’est plus celle entre le moi qui connait et le moi qui suis connu, comme le début ou la fin d’un processus, mais entre le moi qui dit « je » et le moi qui ne dit pas « je », mais qui est obscurément présent dans chaque chose vers laquelle je me tourne, autant dans ce que je désire comme dans ce qui m’effraie.
Mais combien y a-t-il de « moi » ? Et s’il y avait en nous une masse, une foule de moi, chacun avec sa propre exigence, son propre destin, son propre vécu biographique, et qu’il nous serait donné à nous d’être, de temps en temps, seulement l’un de ces « moi », faisant chaque fois le porte-parole à l’un et seulement à l’un d’entre eux ; et puis que nous découvrions que le moi précisément, ce mot même qui nous paraît la chose la plus simple, la plus immédiate, est en réalité la chose la plus archaïque, la plus impersonnelle, la somme de nombreux « moi » différents, accumulés, préhistoriques et futurs ?
Emanuele Dattilo
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