Dans une ère qui peine à saisir l’ensemble des affres du règne technologique, il nous a semblé que Conjurations, paru en février 2024 aux Éditions La Grange Batelière, était un livre nécessaire à l’élaboration d’une intelligibilité de l’époque. Loin de se perdre dans des considérations idéelles, il s’agit d’abord de penser en commun ce qui s’impose souvent sous des formes individuelles et de construire un langage adéquat pour vivre et prendre acte. Ses auteurs reviennent avec nous sur certains des points saillants de l’ouvrage.
— Votre livre Conjurations est paru en février 2024. Nous pourrions dire vingt ans après Facebook, ou bien un an après l’explosion de l’intelligence artificielle générative. Quelle est votre envie au moment de son écriture ?
Nous avons souhaité élaborer autour de la question des technologies de l’esprit, malgré son caractère quelque peu trop vaste, parce qu’elle nous semblait sous-estimée. Il s’agissait de tenter de poser des jalons, à partir de ce qui avait déjà été analysé au cours des deux décennies précédentes, mais aussi de penser cette séquence de façon nouvelle, sans forcément réduire ou ramener à du déjà connu des phénomènes comme la domination numérique, la capture de l’attention, son emprise sur les temporalités et les comportements, « l’addiction » dont on parle tant, etc.
Nous repérions approximativement trois approches critiques sur ces questions, qui nous ont influencés de manières différentes. Chacune d’elles nous semble encore importante, mais en partie incomplète. Il y a d’abord une approche technocritique qui comporte des apories et aboutit parfois à une sorte d’humanisme nostalgique. Il y a ensuite la focalisation sur la surveillance étatique et policière, qui conduit à développer des pratiques d’opacité où il s’agirait principalement d’être assez malin pour passer « sous » les dispositifs. Enfin une tendance plus morale ou réformiste, qui alerte contre les excès voire les ravages du capitalisme attentionnel et en appelle à une régulation juridique ou institutionnelle. La démarche d’un Bernard Stiegler peut être rattachée à cette dernière tendance, même si elle s’inscrit dans une pensée plus vaste de l’être technique… Il nous semblait qu’entre ces trois approches existantes il y avait un lieu d’où la question pouvait être posée autrement, ce qui nous a amenés à proposer le concept de « noopouvoir ».
Le terme est formé à partir du préfixe « noo », de « noûs », qui signifie l’esprit en grec, en référence au biopouvoir de Michel Foucault et en partie dans la continuité de celui-ci. Ce dernier définissait le « biopouvoir » comme une phase historique où pour le pouvoir il y va de la vie comme telle, c’est-à-dire où l’essentiel est de contrôler les corps et les comportements, de les orienter, de les discipliner, et non simplement de les limiter, de les contraindre ou les châtier en cas de transgression, comme dans des formes plus anciennes de pouvoir souverain.
Il nous semble qu’une série de phénomènes largement perceptibles liés aux environnements numériques (omniprésence des écrans, capture de l’attention, présentisme, effets d’unanimité ou de polarisation massifs…) doivent se comprendre à partir d’une prise du pouvoir sur l’esprit comme tel – à laquelle bien sûr on peut trouver des antécédents bien plus anciens que les technologies numériques contemporaines.
À travers le « noopouvoir », il s’agissait également d’amener un concept suffisamment plastique pour articuler différents niveaux de technologies de l’esprit et de leurs implications : individuel-collectif, spirituel-corporel, subjectif-objectif, actif-perceptif, conscient-inconscient, moléculaire-molaire, privé-public, pour en rester à des dichotomies schématiques que nous avons justement cherché à compliquer…
Il importe aussi de préciser ce que nous entendons par « esprit ». Disons pour résumer que par ce terme nous désignons d’abord une puissance d’extériorisation. En ce sens, l’esprit n’est pas dans le cerveau, il ne s’actualise et se déploie qu’à travers une inscription matérielle et corporelle. L’emprise technologique et les environnements numériques contemporains révèlent cette perpétuelle inscription de l’esprit dans des supports matériels même si ceux-ci semblent aujourd’hui devenir de plus en plus « immatériels ».
Pour cette raison, le concept de noopouvoir ne s’oppose aucunement à des approches qu’on dirait plus « matérialistes ». Sans même parler de la part énergétique croissante du numérique, des datas centers ou des câbles de fibres optiques qui traversent l’océan, l’une des spécificités des technologies numériques contemporaines et du capitalisme attentionnel est précisément de montrer, à travers l’importance de la gestion massive des données, du profilage algorithmique, de l’extractivisme de l’attention, des guerres informationnelles et d’autres phénomènes, que de nos jours rien n’est plus matériel et concret que l’esprit au sens où nous l’entendons.
Le noopouvoir nomme d’abord un contrôle sur la venue en présence, qui se comprend à travers l’expérience quotidienne et généralisée de soumission aux écrans, de manière directe et sensible. Mais à un niveau plus massif, il implique une gestion des réactions collectives et des polarisations, également observable pour les enjeux économiques, politiques, sociétaux… Il y a donc en quelque sorte deux niveaux ou deux échelles à partir desquelles le noopouvoir se manifeste. C’est par l’articulation de ces niveaux qu’il parvient à se constituer en environnement, à se donner comme cosmos spontané.
Concernant les deux moments que vous repérez (Facebook et IA générative), ils marquent en effet le contexte où s’inscrit notre démarche. Les réseaux sociaux manifestent un grand nombre d’aspects du noopouvoir, notamment ceux qui semblent les plus évidents, qui sont reconnus, voire dénoncés par un pan assez large de la société. Il nous paraissait important de prendre ces aspects au sérieux, mais sans se restreindre au cas des réseaux sociaux, qui est certes emblématique, mais repose sur des dynamiques plus profondes, plus rarement comprises et nommées…
Quant à l’IA générative, l’essentiel de l’ouvrage a été élaboré avant le bouleversement lié à l’arrivée de ChatGPT à la fin 2022. Nous consacrons une partie à ce sujet, qui selon nous reste le plus souvent évoqué d’une façon qui occulte ce que l’IA et ses succès doivent à la connexion généralisée, aux environnements numériques, à l’omniprésence des dispositifs de capture attentionnels, en somme à ce que nous cherchons à penser comme noopouvoir. Il ne s’agit pas de sous-estimer les changements récents liés à l’IA ni ses potentiels ravages, dont l’avenir montrera l’importance et la portée véritables. Mais nous pouvons dire d’ores et déjà que leur importance dans la publicité dominante masque leurs rapports et leurs dépendances à d’autres dynamiques…
— Il nous semble que le noopouvoir ne permet pas seulement de saisir les reconfigurations d’un pouvoir devenu moléculaire, mais trace une compréhension de ce type particulier d’empire sur les formes de vie. Comment cette notion vous permet-elle d’appréhender la gestion par le pouvoir de la conflictualité sociale et politique ?
À l’heure actuelle, de nombreux livres sortent sur des thématiques proches ou connexes. Là où le concept de noopouvoir peut être opérant pour saisir la situation actuelle, ce serait pour défaire quelques réflexes un peu rapides qui se focalisent soit sur les subjectivités qu’il faudrait (ré)armer soit sur un système technologique omnipotent qu’il faudrait humaniser ou maîtriser. Nous avons cherché à esquisser un mode de pensée où cette opposition est dépassée, où il s’agit avant tout de voir quels problèmes se posent au sein de cet environnement technologique qui n’est pas « neutre ».
Dans le cas particulier des contextes de révoltes, cette question est souvent évacuée par les mouvements de luttes minoritaires au nom d’autres impératifs présentés comme des priorités, mais en réalité à cause d’une tendance à demeurer dans des temporalités d’urgence et des logiques d’efficacité. Si notre intuition est juste, alors la condition numérique et les technologies de l’esprit ne sont pas seulement une question parmi d’autres. Elles concentrent l’un des principaux impensés de notre temps, peut-être le principal impensé… Par ailleurs, elles doivent d’abord être envisagées comme problème au sens d’une problématique, qui doit donner à penser ; on ne peut pas les « gérer », trouver seulement des accommodements, des rustines, ou de soi-disant « bons usages », autant de manières de reconduire le solutionnisme de l’époque…
Le noopouvoir véhicule des effets d’unanimité et de polarisation très forts illustrés par exemple par la récente séquence électorale, mais auparavant par la séquence Covid, la guerre russo-ukrainienne, l’unanimisme pro-Israël après le 7 octobre…
Comme avec le concept de Spectacle, dans le prolongement duquel s’inscrit le noopouvoir, il s’agit d’abord de neutralisations systématiques de l’événement. Mais celles du noopouvoir sont plus efficaces et en un sens plus directes, parce qu’elles impliquent une occupation de l’espace psychique, gestuel et cognitif qui parvient à gérer, valoriser et uniformiser des envoûtements collectifs. Ces opérations se déploient en quelque sorte « sous » les positions explicites des opinions, des goûts ou des représentations que se font les personnes.
Nous avons tenté de penser ce phénomène à travers la notion de spectralité, qui est développée dans une des parties du livre. Par exemple le spectre de la « valeur travail » (au sens moral, non marxiste) sera implémenté en tant que tel même si des positionnements politiques, économiques différents s’expriment à son sujet, par le simple fait de l’accélération de la circulation de cette unité de sens. De même, les prédicats liés à la nation, aux identités ou aux positionnements géopolitiques (quelles que soient les diverses valeurs ou interprétations politiques qu’ils peuvent avoir) fonctionnent au sein des environnements numériques selon des logiques spectrales qui leur donnent un degré redoutable d’abstraction, de simplification et d’écrasement des différences, en surdéterminant les rapports, les rencontres et la forme des conflits.
Dans son fonctionnement normal, l’environnement numérique produit sans cesse ce genre de spectralités à grande échelle. Cette normalité se trouve parfois mise en crise ou dumoins troublée lors des séquences insurrectionnelles. Les instances gouvernementales peuvent alors réagir de façon autoritaire et limitative vis-à-vis des environnements numériques, comme avec Snapchat lors des émeutes qui ont suivi l’assassinat de Nahel, ou l’interdiction de TikTok en Kanaky, pour ne prendre que des exemples français… Les dispositifs numériques se trouvent temporairement détournés. Cependant, ce sont des effets mineurs, il ne s’agit pas de voir dans les réseaux sociaux des vecteurs de révolutions, comme un certain enthousiasme a pu le faire lors des soulèvements arabes des années 2010. D’ailleurs, la rapidité avec laquelle les pouvoirs gouvernementaux désactivent ou restreignent les possibilités d’usages subversifs montre de manière assez nette le caractère essentiellement hostile et carcéral de ces dispositifs. Mais rien que la révélation de cet aspect autoritaire est salutaire, car dans ces moments il se donne en quelque sorte explicitement, balayant la liberté factice et conditionnée du fonctionnement normal.
— La théorie des jeux a été créée comme description des interactions d’agents dans un mélange de coopération et de compétition, d’information et de dissimulation, de pacification et de guerre. Cela n’est pas sans rappeler le noopouvoir tel qu’il est défini dans Conjurations : un pouvoir capable de configurer l’esprit et le mode de présence au monde par une codification des relations, des gestes, des façons de percevoir le monde. Pouvons-nous parler de généalogie commune ?
Notre point de départ était celui des perceptions. Si nous avons pu esquisser une certaine généalogie, c’était seulement à partir des sciences cognitives, suivant le déroulement présenté par Francisco Varela, Evan Thomson et Eleanor Rosch dans leur ouvrage L’inscription corporelle de l’esprit. Mais nous avons surtout tenté de conceptualiser le noopouvoir à partir de ses effets. La théorie des jeux a sûrement beaucoup à voir avec ce que nous développons, mais ce n’était pas notre approche.
La proximité avec cette théorie est que dans les deux cas la rationalité ne se trouve plus dans une subjectivité séparée, mais dans la totalité sociale ou dans l’ensemble des dispositifs. Cependant, il nous semble que la théorie des jeux réfléchit en termes de configurations de subjectivités, sur un modèle d’agents possédant une rationalité qui les oriente et que l’on peut orienter.
Pour le noopouvoir, le maintien ou au contraire la dissolution des subjectivités n’est pas l’enjeu central, il s’agit de produire un environnement dans lequel des liens, des gestes, des venues en présence seront réduits à des unités de pensée, constitués en réserve, quantifiés, valorisés… Ces opérations de découpage auront pour effet d’améliorer et d’affiner le contrôle sur l’esprit, autant que d’installer des habitudes, des comportements, des routines adaptés à l’environnement numérique. Dans ce genre de schéma, les subjectivités ne se constituent tendanciellement que comme contrecoup, comme effets a posteriori de la connexion permanente. Ce qu’opère le noopouvoir c’est moins un codage des contenus qu’une formalisation de l’émergence des « relations, gestes et perceptions » dont vous parlez dans son cadre. De ce fait il n’est souvent pas perçu en tant que tel. Aucun pouvoir précédent n’a semblé aussi « neutre », aussi évanescent et enveloppant à la fois puisqu’il n’impose rien d’autre que le branchement de toute activité, même la plus intime et la plus distraite, à la machine technologique et sociale. Pour nous, la concurrence des subjectivités, propre aux réseaux sociaux par exemple, doit plutôt être comprise comme un effet.
Théorie des jeux et noopouvoir correspondent à deux opérations conjointes, simultanées, et apparemment opposées, des formes contemporaines de pouvoirs. D’une part, la réduction de tous les rapports à un système mesurable de concurrence entre agents égoïstes, où la théorie des jeux s’applique, se renforce et se confirme en se vérifiant, configurant un monde à l’image de ses axiomes. D’autre part, une série d’opérations sur ce qui échappe au calcul rationnel et conscient (la venue en présence, la distraction, la passivité, l’inconscient, l’invisible) pour en prélever de l’information et l’intégrer au contrôle… Le noopouvoir colonise, valorise et oriente précisément ces aspects préconscients ou non-rationnels. Pour la théorie des jeux, il semble au contraire que le but soit de rendre ceux-ci négligeables, indifférents, de pouvoir faire comme si ces aspects n’existaient pas.
Les deux approches diffèrent sans être contradictoires. Il nous semble plutôt qu’elles peuvent se compléter. Ajoutons que contrairement au concept de noopouvoir, la théorie des jeux correspond à une généalogie historique explicitement formulée (même si sa portée a été sous-estimée) en mathématiques, en économie, puis dans le contexte militaire de guerre froide avant de se diffuser à différents domaines de la société.
— Si par dispositif nous entendons cet agencement dans lequel nous nous pensons libres, et où pourtant tout est médiatisé par le contrôle réduisant l’expérience vécue à un espace binarisé soumis à ses injonctions, le noopouvoir est-il la naturalisation de ces dispositifs au sein même de la psyché ?
Ce qu’opère le noopouvoir c’est effectivement une fluidification, un devenir inconscient et distrait, une automatisation des gestes et expressions de pensée en son sein qui ont pour effet d’invisibiliser ce que vous appelez dispositifs. L’enjeu est de réduire les temps d’arrêt et de réflexivité subjective pour que l’environnement technologique ne soit plus perçu comme obstacle, mais comme milieu « naturel ». Exemples parmi d’autres : la gestuelle induite par les écrans tactiles, le design des applications, la suppression tendancielle des codes et mots de passe à retenir au profit de validations par empreintes, rétines ou reconnaissance faciale, le paiement sans contact ou encore les QR codes… Certains de ces exemples montrent que la fluidification s’accompagne de branchements directs au corps biologique.
Si par « naturalisation », il s’agit de dire qu’il y a une invisibilisation tendancielle de cette forme de pouvoir, cela est certain. Mais pour nous ce processus ne peut être achevé. Il s’agit plutôt de faire comme s’il était achevé. Il y a comme un caractère incantatoire.
Mais une autre façon de comprendre le terme de naturalisation, c’est de le prendre comme constitution d’une réserve exploitable, comme cette « nature » que la modernité a voulu réduire à une extériorité contrôlée. L’esprit tend désormais à se donner comme un nouveau champ d’exploitation, un nouveau « dehors » réduit et neutralisé, qu’il s’agit d’aménager comme un espace ou une réserve à exploiter et à contrôler, comme ce fut le cas pour la nature au cours des siècles passés.
De ce point de vue il n’est pas nécessaire, pour ces formes de pouvoir, que l’esprit ou la nature soient intégralement occupés ou contrôlés, que l’humanité ou le monde soient intégralement refaits. L’existence de marges, de déserts, d’espaces sauvages s’avère toujours favorable, voire nécessaire, à l’accroissement et l’amélioration du contrôle. Les dispositifs prennent souvent la forme de boucles récursives, qui ont toujours besoin de l’existence d’une contingence, d’un événement, pour continuer de fonctionner. Seulement cette part de contingence ou d’événementialité est toujours de plus en plus neutralisée, du moins en moins apte à provoquer des failles significatives et ouvrir des possibilités de libération.
Il faut selon nous se garder d’un mode de pensée naturaliste qui définirait une « bonne » essence humaine qui serait attaquée, dévoyée par l’emprise technologique. C’est précisément ce mode de pensée qui a participé à la cécité actuelle quant au conditionnement technologique. Les subjectivités sont toujours déjà fêlées, il est possible qu’un être-technique conditionne les devenirs depuis des temps préhistoriques… Cela amènerait à des questions qui dépassent le cadre du livre, celles du caractère essentiel de la technicité, des processus d’hominisation, de symbolisation, le rôle de l’écriture également… Nous effleurons ces enjeux dans l’explication avec la pensée de Bernard Stiegler, qui s’y est longuement consacré. Pour notre part, il s’agissait surtout de partir des technologies de l’esprit contemporaines, plutôt que de proposer une théorie anthropologique.
En résumé, la réalité dans laquelle nous sommes plongés est signifiante de part en part, mais il y a toujours un reste asignifiant – où se loge ce qui importe. Les tentatives actuelles pour protéger les esprits d’une surconsommation d’écrans et d’informations par exemple (qui de manière fallacieuse se concentrent presque exclusivement sur les enfants, comme si le problème se limitait à cet aspect) relèvent d’une sorte de noopouvoir amélioré ou écologique, où après l’accumulation primitive il s’agirait de prendre soin des esprits par trop fragilisés.
— Nous vivons une phase du capitalisme cybernétisé pendant laquelle le néolibéralisme a accentué la colonisation de la vie et la destruction des formes d’autonomie en produisant un certain type de subjectivité tenue par trois axiomes : résilience, adaptation et vulnérabilité. Nous voyons bien comment se déploie le noopouvoir pour économiser l’attention et généraliser la fatigue, afin de nous y maintenir. Comme vous le soulignez dans un chapitre, c’est un moyen de permettre au pouvoir de se rendre acceptable en obligeant la subjectivité à s’adapter aux lois du marché. Diriez-vous que le noopouvoir est une disposition de l’esprit à se subjectiviser comme capital humain ?
On constate une mise en équivalence des mondes et des formes-de-vie, processus qui favorise des affects réactifs comme l’impatience, l’avidité, la volonté de reconnaissance. Or ce qui fait la force d’une forme-de-vie, c’est sa capacité à s’évaluer soi-même, à avoir une mesure interne de son activité, de sa présence au monde, de son rapport aux autres. Le noopouvoir perfectionne une sorte de mesure externe généralisée par la présence diffuse, spectrale, du point de vue global au sein même de la vie psychique grâce à l’armature technologique. Quand une forme-de-vie se valorise au sein de l’environnement technologique, elle perd tendanciellement la capacité à la mesure interne au profit d’une mesure externe à l’aune de laquelle elle est tenue d’exister. Et cela s’applique notamment à l’autoentrepreneur de soi qui croit gérer seul chaque aspect de son existence à travers son smartphone ou sa montre connectée – tout le contraire de ce que nous nommons « mesure interne ». L’un des effets les plus pernicieux du noopouvoir est d’introduire une sorte d’ambiguïté entre la véritable mesure interne et l’auto-évaluation héritée du néolibéralisme diffus, qui est toujours externe.
Le noopouvoir n’est pas seulement là pour armer les subjectivités dans la guerre économique. Il est là pour rendre tout valorisable dans la grande machine capitaliste. Il faut prendre la guerre économique au sens le plus large possible, ne pas la restreindre à la compétition économique classique, mais envisager la mobilisation des esprits comme mobilisation totale au service non seulement de l’économie, mais de la société en tant que telle.
Quant aux subjectivités, il nous semble que le noopouvoir relève d’abord d’un niveau présubjectif. Des analyses de l’asservissement machinique deleuzo-gattarien prennent aujourd’hui un aspect bien plus concret. En un sens, dans la version idéale du noopouvoir, qui reste toujours un horizon plutôt qu’un état de fait, la subjectivité n’a même plus à s’adapter aux lois du marché, elle est constituée en fonction de ces lois… Les guerres d’informations, les courses au nombre de vues, de likes ou de followers, le narcissisme, l’enrôlement des colères et craintes, des affects politiques, l’extractivisme des réactions, etc., ne montrent pas seulement une concurrence des subjectivités, elles révèlent aussi que ce que nous avons de plus propre et de plus intime, aux niveaux cognitif et affectif, est comme directement investi. C’est pour cela que nous avons cherché à penser une inscription à même la venue en présence.
— Le capitalisme a renforcé son devenir monde par le biais d’une unification technologique produisant un environnement comme réseau mondial de dispositifs locaux de gouvernement. Après le biopouvoir de Michel Foucault, vous semblez situer deux échelles de cet environnement avec le terme de noopouvoir. Vous nommez ce phénomène avec deux formules : « le pouvoir pour tous » ou « un socialisme du pouvoir ». Cela donne l’impression de partager ce que le Manifeste conspirationniste appelle « le pouvoir environnemental démocratique ». Quel est l’effet de cette socialisation du pouvoir sur le plan des formes de vie ?
Le pouvoir pour tous, c’est avant tout la généralisation, la redistribution et la circulation d’affects assez faibles : désir de contrôle, jalousie, surveillance, impatience, négligence, pulsion d’accumulation. Il y a généralisation de la forme-de-vie économique au niveau le plus intime – et sur ce point, l’analyse rejoint peut-être celle de la théorie des jeux.
Il y a surtout la compensation d’une dépossession qui peut se lire à différents niveaux (politique, technique, sensible) par ces affects. L’effet d’ensemble de ces compensations ou consolations forme ce que nous nommons « pouvoir pour tous », qu’il nous a semblé important de comprendre comme résultat d’un agencement technologique. Ces compensations impliquent différents aspects : avidité, négligence, précipitation, etc. Mais même des mutations comme la police du langage et la passion d’interdire qui traversent complètement les anciennes divisions politiques nous semblent relever du pouvoir pour tous…
La promesse qui accompagne le noopouvoir est toujours de faire gagner quelque chose – du temps, de la sécurité, du savoir, des biens, du prestige, de la reconnaissance, des « amis » aussi… Mais il y a occultation de ce qui est perdu dans cette maîtrise factice de la vie : non seulement une puissance intime comme le décrit un Damasio à longueur d’interviews, mais avant tout une impuissance propre, ce que nous avons nommé une « imbécillité » (absence de béquilles) première en quoi consiste l’être-au-monde et l’exposition aux autres.
C’est avant tout cette imbécillité commune qui est susceptible d’être communisée (qui en un sens est toujours présente dans tout commun) plutôt que des réalisations, des productions, des œuvres souvent réduites à des « contenus »… Cette dimension se trouve confisquée, obstruée ou affaiblie par le noopouvoir.
Par ailleurs, concernant le « pouvoir pour tous », il nous a semblé important de penser la mutation anthropologique induite par ce que ces dispositifs permettent ou promettent de « prodigieux » en même temps qu’ils asservissent. Jamais une illusion de maîtrise n’a été si largement répandue, donnant à tant de gens l’impression qu’ils peuvent satisfaire n’importe quelle impulsion, curiosité, velléité, convoquer n’importe qui et n’importe quoi, rapprocher le lointain de manière instantanée… Certes on peut dire qu’il s’agit d’une misérable imitation des formes traditionnelles de magie, qu’il en ressort surtout de l’épuisement et une énorme déception… Mais il ne faut pas négliger la capacité d’envoûtement de cette promesse ignoble de « pouvoir pour tous » – pour sortir du schéma de critique des technologies et des machines, centré sur la mise en esclavage de l’humain et son asservissement… Les technologies de l’esprit nous asservissent et nous servent d’un même geste en quelque sorte. La dimension de maîtrise faible ou factice n’est pas moins délétère que ce qui peut être pensé comme mise en esclavage, mise au travail ou même mise en bétail (par l’extractivisme de l’attention et des données). De même il ne faut pas négliger l’illusion entretenue par ces dispositifs qu’ils permettent à chacun de pouvoir tout voir, à tout moment – avec le présupposé implicite que cette vue incarne une pure maîtrise, un point de vue surplombant, et que voir laisse intacts celui qui voit et ce qui est vu…
— Nous avons l’impression que la reconfiguration actuelle du capitalisme sur les termes de l’écologie assume comme solution nécessaire à la survie de la planète et à sa propre survie la perspective exterminationniste. L’amplification du noopoouvoir étant une simplification de la vie, la perspective exterminationniste du capital n’en est-elle pas la conséquence inévitable ?
Il n’y a pas de logique téléologique inscrite au cœur du mouvement du capital, celui-ci se configure toujours en réaction aux luttes qui s’opposent et résistent. En revanche il est clair que les affects faibles et de ressentiment libérés par le noopouvoir – posture de maîtrise illusoire, paresse, impatience, peur pour ses propriétés ou encore cette « âme habituée » que Charles Péguy jugeait pire qu’une « âme perverse » – sont tout à fait aptes à se faire complices des pulsions exterminatrices, à tout le moins n’y font pas obstacle.
Loin de se restreindre à ce qui est couramment représenté comme démoniaque, le mal réside avant tout dans la séparation, l’arrachement aux liens et dans l’absence de pensée. S’il y a une chose que l’on peut affirmer du noopouvoir c’est qu’il se déploie sur fond d’absence de pensée, et qu’il tend à inhiber la pensée. Pour le reste, on sent dans la circulation spectrale actuelle une recherche frénétique de nouveaux boucs émissaires, comme si le capital avait pris acte que nous étions tous potentiellement surnuméraires et inutiles à son expansion.
Il est possible que le processus de déréalisation et d’abstraction produit par l’environnement numérique conduise à des situations où les effets de désinhibition s’emballent et se coagulent.
Mais s’il y a une nouveauté de notre situation, c’est que les esprits ont été à ce point accoutumés à errer dans un univers déréalisé par la technologie qu’un génocide en cours n’a plus besoin d’être caché ou occulté ; il suffit d’adjoindre aux contenus d’images, de vidéos ou de textes qui en témoignent, des sous-textes spectraux qui minimisent la portée, l’importance ou le sens de ce qu’il se passe. C’est presque le principe de la lettre volée : exposer l’objet (ici le crime) à la vue, mais faire douter celui qui le voit du sens, voire de la nature de ce qu’il voit.
« The revolution will not be televised », disait Gil Schott Heron il y a soixante-dix ans. Apparemment aujourd’hui un génocide peut être « televised » parce que la vision et le langage eux-mêmes ont été colonisés.
— Dans sa lettre à Reiner Steinweg du 4 janvier 1977, Heiner Müller parle de « défaitisme constructif ». Il s’agit pour nous d’une injonction à porter attention à l’histoire révolutionnaire et à ses dernières défaites, pour ne pas répéter les erreurs passées. Aujourd’hui, la tâche révolutionnaire est loin de « l’espace public ». De façon plus souterraine, comme les taupes, nous devons d’essayer de tracer un chemin pour étendre notre conspiration diffuse. On remarque pourtant des tentatives d’extranéité à l’environnement technologique : des moines d’une quarantaine d’années sabotent une antenne 5G, de jeunes lycéens décident de se séparer de leur smartphone pour établir des « Luddite club », de nombreuses personnes désertent les centres de la Métropole et cherchent des moyens de s’extraire de l’unification technologique.
Est-ce qu’un « communisme des masses » serait une manière de partager un plan de perception commun de la situation entre les déserteurs et trouver une consonance entre les pratiques d’extranéité ?
La perception adéquate est l’un des modes fondamentaux de la pensée, alors oui partager et propager des perceptions communes qui ne passent pas par les grandes machines discursives, par la publicité cacophonique, est certainement souhaitable. Le discours du capital est toujours celui de l’adaptation, mais il semble qu’il y ait aujourd’hui un retour au discours de la mobilisation, à commencer par la mobilisation totale des esprits.
Face à cela notre position est effectivement celle du défaitisme révolutionnaire : nous n’avons rien à proposer au niveau social, nous n’avons rien à vendre en termes de programmes, de solutions ou même de perspectives, nous avons seulement un problème, une inadaptation, des intuitions et peut-être quelques modes de désenvoûtement à partager.
Nommer est déjà prendre distance par rapport à certains envoûtements, certains dispositifs d’obstruction des perceptions. Loin de « conscientiser » ou de considérer qu’une élaboration intellectuelle ou critique suffit par ses thèses, ses résultats, la justesse de ses descriptions ou pire de ses propositions, à défaire l’emprise des dispositifs et libérer un plan de perception, nous pensons qu’elle permet seulement une prise de distance, une déprise, un décalage, un prolongement et un renforcement de la fidélité aux intuitions et au sensible. C’est du moins ce que nous avons tenté et le fil qu’il semble important de continuer à tirer en vue de l’ambition ou la voie que vous dites…
Parution 2 février 2024
Conjurations
Format 145 x 210 mm, 264 pages
ISBN : 979-10-97127-42-8
16e
Édition : La Grange Batelière