À propos de El Paradigma Palestina (2024) de Mauricio Amar Díaz.
Que faut-il pour détruire un monde ? Il semblerait que la question elle-même soit trop métaphorique et impertinente ; peut-être aussi hyperbolique et présomptueuse par rapport à la fuite de l’infini incarnée par l’homme-monde. C’est pourtant la question que nous devrions nous poser si l’on en croit le livre court et très accessible de Mauricio Amar, El Paradigma Palestina : Sionismo, Colonización, Resistencias (DobleaEditores, 2024), écrit dans le sillage de la guerre d’anéantissement en cours à Gaza afin de mettre à nu l’abîme paradigmatique de la mort sociale dans lequel l’humanité se trouve au sommet de sa domination civilisationnelle. Amar n’utilise pas le terme « paradigme » à la légère, et il n’est pas non plus intéressé, comme l’a fait récemment nul autre que Steven Bannon en citant les travaux de Thomas Kuhn sur les révolutions scientifiques, par l’affichage d’un conflit central vers la transformation ; il faut plutôt situer ce déploiement conceptuel stratégique à la lumière des propres travaux du philosophe chilien sur l’imagination et l’usage, qui fournissent une texture irréductible et sensible à toute émergence d’un paradigme[1]. Cela signifie que si la Palestine est effectivement le paradigme de notre époque, c’est précisément parce qu’elle n’a pas d’espace dans le monde – elle est ce qui peut être détruit à l’infini, comme l’a dit Maurice Blanchot en commentant l’œuvre d’Antelme – et ce qui éclaire le noyau et l’extension de l’humanité planétaire « intégrée » orientée vers la gouvernementalité administrative des démocraties occidentales contemporaines, et son corollaire, la géopolitique des espaces artificiels totaux, comme l’a récemment appelé Bruno Maçaes. En lisant Amar, on sent que, sous le nom de « Palestine », il enregistre une limite à la force humaniste, là où une revendication existentielle révèle le maelström d’une époque qui a recouru à une parodie grotesque des anciennes normes homériques de domination et de soumission. C’est la perspective que Simone Weil a décrite comme le paradigme de la transformation du monde en choses non vivantes.
Considérée comme un paradigme, la Palestine nous rappelle que l’énergie homérique vers l’aristocratie de l’égalité par la force et la mort au sein de la race humaine n’a jamais vraiment cessé, mais qu’elle a seulement changé de forme et d’enveloppe au cours des âges. L’Occident post-mythique semble s’être construit à travers les révolutions répétées qui permettent de justifier l’usurpation et le confinement, l’autodéification et la lisibilité du territoire au service d’un ethnos fictif. Le nationalisme tardif du sionisme moderne a la qualité paradoxale d’être à la fois un projet d’usurpation territoriale après son illégalisation par le droit international (le pacte Kellogg-Briand de 1928) et, en même temps, une configuration politico-théologique qui, comme l’a montré Monica Ferrando dans L’elezione e la sua ombra : Il cantico tradito (2022), s’accroche à la manipulation de l’élection théologique d’« un peuple » afin de déployer le lien coterminant entre communauté et territoire justifié par la narration divine. L’interdépendance de l’objectif spirituel de Sion n’est possible qu’à travers la construction d’un État colonisateur, alors même que la seule légitimité de l’État occupant fondée sur « un Dieu, un Peuple » repose sur la restitution d’une forme instrumentalisée de l’élection théologique. C’est pourquoi, pour Amar, le projet de construction de l’État sioniste est le paradigme d’un type spécifique de gouvernance coloniale dont la finalité n’est pas seulement de capturer les errants pour en faire des sujets sociaux, mais plus fondamentalement une translatio imperii qui plie la Terre en un nomoi territorial de fonctions distinctes à plusieurs niveaux : points de contrôle, murs, contrôle vigilant des mouvements, constructions et effacements de surfaces, administration d’infrastructures critiques, développement de ressources extractives, et enfin la chasse aux humains qui brouille nécessairement la ligne de démarcation entre population civile et combattants du champ de bataille. Lorsque Amar nous rappelle la prédominance d’Israël en matière de sécurité planétaire et de technologie de guerre, on peut immédiatement se rappeler la suggestion d’Emile Benveniste selon laquelle la « mesure » (med*–) et l’addition proportionnelle pour produire l’objectivité, impliquent une efficacité de domination et de gouvernabilité permanentes dont l’entreprise principale est la gestion des populations à travers le régime d’accumulation. Comme le rappelle Andreas Malm à propos de la cartographie actuelle de la Palestine : « Le génocide se déroule à un moment où l’État d’Israël est plus que jamais intégré dans l’accumulation primitive du capital fossile… C’est l’économie politique de la normalisation : une sacralisation des affaires comme d’habitude qui détruit d’abord la Palestine et ensuite la terre »[2]. La dévastation actuelle de Gaza est une fenêtre sur le projet dans son ensemble : la destruction nécessaire des mondes et l’artificialité totale des mondes de vie, toujours au service du maintien des besoins de symbolisations anthropologiques.
Pour Amar, il s’agit d’un scénario d’époque d’un peuple sans monde ; et, à l’instar de Sari Hanafi, il affirmera que le miroir paradigmatique de la Palestine est également un meurtre spatial, dans lequel les vivants sont privés du sentiment d’habiter et d’errer, ce qui montre que la nakba n’est pas quelque chose qui a eu lieu dans l’histoire une fois pour toutes, c’est un événement catastrophique qui n’a cessé de se répéter et dont l’intention ultime est de suturer le monde et l’existence, l’âme et la spiritualité de l’atmosphère ouverte qui est nécessaire au maintien de la vie. En lisant Amar entre les lignes – qui, vers la fin du livre, trouve de lointains interlocuteurs dans la poésie de Darwish, la philosophie de Gilles Deleuze, ainsi que dans les gloses de Walter Benjamin sur l’histoire et la prose d’Edward Said – on apprend que le véritable arcane de la résistance palestinienne est aussi une promesse secrète pour nos temps apocalyptiques : s’accrocher au monde, afin que nous puissions tous passionnément nous poser sur la Terre et respirer librement dans son environnement. Le lien entre la question palestinienne et l’intrusion de Gaia, bien que peu développé dans l’analyse d’Amar, traverse obliquement un texte qui traite également de la question centrale de l’éthique qui n’abandonne jamais la pensée : comment nommer ce qui échappe sans prendre le monde en tant que tel comme un objet à posséder, à détruire et à faire à nouveau comme une imago dei séculaire hostile. L’hyperconscience vindicative de l’arcana imperiicontemporain non médiatisé révèle maintenant, comme le dit Amar vers la fin de son livre, un miroir à travers lequel nous pouvons observer notre propre domestication croissante, dans laquelle la métropole n’est que le centre luminescent et autoprotégé, mais dont l’ombre ultime et assombrissante est l’amoncellement de débris de Gaza ressemblant à une nécropole à ciel ouvert (Amar 108-109). Par le biais de différents arrangements de destruction organisée, la métropole et la nécropole convergent dans leur « lutte contre l’espace » et sa forme de vie, au nom de la pitié familière de la survie en esclavage et de l’anomie non mondaine (Amar 116).
Cela signifie-t-il que nous sommes tous des « Palestiniens » ? El Paradigma Palestina (2024) de Mauricio Amar rejette l’artisanat trop bien connu de la solidarité et des identifications subjectives qui ne peuvent fonctionner que sur la base des salaires des fossoyeurs du projet civilisationnel actuel. Au contraire, si la Palestine est notre paradigme, et elle le reste, c’est parce qu’elle ne peut que refuser la mesure et la reconnaissance pour s’installer dans la seule extériorité possible incarnée par la poésie de Darwish qu’Amar cite vers la fin du livre : « Ne vous fiez pas au poème/enfant absent/c’est le palpitant de l’abîme » (Amar 140). De l’abîme, nous nourrissons l’âme, car le retour à la terre se prépare à ne plus conquérir un territoire, une tradition ancienne ou un « peuple » (ethnos), mais à s’installer dans la proximité d’un lieu qui est un excès par rapport à toute localisation ou communauté d’appartenance (c’est la fausse sortie des kibboutzim). Nous n’avons pas de grammaire politique pour articuler ce que cette liberté intégrale pourrait signifier, si ce n’est qu’il s’agit d’une relation exotique au sens de Victor Segalen : la création d’un monde étranger à celui, compatible et mesquin, qui nous draine actuellement dans sa destruction désespérée et son asservissement passif[3]. Enfin, comme tous les paradigmes authentiques, il convient de noter que Paradigma Palestina (2024) n’enseigne ni ne prêche rien ; il nous invite seulement à entrer dans la sensation tourbillonnante qui traverse l’imagination et la voix chantante, du monde des dernières vies restantes aux îles des martyrs morts, et vice-versa.
Gerardo Muñoz
Retrouvez le texte original sur https://infrapoliticalreflections.org/2025/02/27/of-the-destruction-of-worlds-on-mauricio-amar-diazs-el-paradigma-palestina-2024-by-gerardo-munoz/
[1] Mauricio Amar. Ética de la imaginación : averroísmo, uso y orden de las cosas (Malamadre, 2018).
[2] Andreas Malm. The Destruction of Palestine Is the Destruction of the Earth (Verso, 2025), p. 53.
[3] Victor Segalen. Essay on Exoticism (Duke University Press, 2002), p. 24.