Dépossession, tactique et ontologie

L’état général des forces historiques est acculé à un état de pleine dépossession. Cet état correspond à un environnement qui maintient les forces historiques dans l’incapacité physique d’aller au contact. Seulement obligé à prendre des coups. La dépossession est le mode opératoire de l’Occident pour lui permettre de garder le monde sous son joug : approfondir la mutilation de la singularité des existences et leur condition de vie. Privés du partage de leur expérience, incapables de vivre une expérience de vérité, les dépossédés vivent la capture du rapport au temps et le ravage des conditions matérielles des formes de vie. La dépossession n’est pas une fin, elle est le point de départ du combat à mener, certes avec son lot de difficultés, selon la singularité du point de départ. Cet état ne doit plus paralyser, mais alimenter la rage contre nos adversaires, animer le besoin du monde. C’est un effort bien ardu, mais non vain, car il implique de sentir un autre rapport au monde, comme tentative de « réapprendre certains des arts de vivre qui se sont perdus » (E. P. Thompson, Temps, travail, capitalisme industriel). En somme, esquisser par-delà nos faiblesses des bifurcations capables de clairvoyance sur le monde et revenir ainsi sur la terre. Partir de la complexité de nos situations existentielles pour tisser des complicités et se faire polyglotte, partager d’âme à âme un air combatif et passionné. Sans cela, nous ne pourrons pas sortir de l’emprise de l’urgence que le gouvernement applique si bien. L’urgence comme technique opératoire contre-révolutionnaire classique de la « stratégie du choc » des néolibéraux. Macron et sa petite cour l’ont parfaitement compris, il faut que les mouvements sociaux restent des mouvements sociaux, que Philippe Martinez joue son petit rôle insignifiant. Que la manifestation reste une manifestation, avec son folklore et son impuissance tactique. Il ne faudrait surtout pas qu’une forme impure surgisse à la manière des « gilets jaunes ».

Chaque itération de la répétition comique du mouvement social nous ramène aux mêmes questions, sans que l’on arrive enfin à sortir de cette impuissance formelle. Comme une boucle perpétuelle qui nous verrait chaque fois échouer, incapables d’imaginer les possibilités de notre réussite depuis nos échecs stratégiques. Si l’on veut éviter que cette dépossession ne devienne encore un peu plus désespérance, une chose à tenter dans cette lutte des retraites serait de faire imploser le dispositif manifestation. Que la manifestation ne soit non plus un lieu, mais laisser libre court à un art de la métamorphose. Comme le disent les amis Gilles Deleuze et Félix Guattari, des « lignes de fuite, créatrices, un espace lisse de déplacement. […] Si la guérilla, la guerre de minorité, la guerre populaire et révolutionnaire sont conformes à l’essence, c’est parce qu’elles prennent la guerre comme objet d’autant plus nécessaire qu’il est seulement “supplémentaire” : elles ne peuvent faire la guerre qu’à condition de créer autre chose en même temps » (Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille plateaux). Le plan tactique n’est pas différent du plan ontologique.

Entêtement

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