Je voudrais reprendre, pour commencer, certains points que j’avais essayé de mettre au clair il y a quelques jours pour chercher à définir la transformation sous-jacente, mais pas pour autant moins radicale, qui est en train d’arriver sous nos yeux. Je crois que nous devons tout d’abord nous rendre compte que l’ordre juridique et politique dans lequel nous croyions alors vivre a complètement changé. L’opérateur de cette transformation a été, de toute évidence, cette zone d’indifférence entre le droit et la politique qu’est l’état d’urgence.
Il y a presque vingt ans, dans un livre qui cherchait à fournir une théorie de l’état d’exception, j’avais constaté que l’état d’exception était en train de devenir le système normal de gouvernement. Comme vous le savez, l’état d’exception est un espace de suspension de la loi, donc un espace anomique, qui se prétend néanmoins inclus dans le système juridique.
Mais regardons de plus près ce qui advient dans l’état d’exception. Du point de vue technique, on a une séparation de la force-de-loi d’avec la loi au sens formel. C’est-à-dire que l’état d’exception définit un « état de la loi » dans lequel, d’une part, la loi est théoriquement en vigueur, mais n’a pas de force, ne s’applique pas, est suspendue et, de l’autre, des dispositions et des mesures qui n’ont pas valeur de loi en acquièrent la force. On pourrait dire que, à la limite, ce qu’il y a en jeu dans l’état d’exception, c’est une force-de-loi fluctuante sans la loi. Quelle que soit la façon dont on définit cette situation — que l’on considère l’état d’exception comme interne ou bien qu’on le qualifie au contraire comme externe à l’ordre judiciaire — dans chaque cas elle se traduit par une sorte d’éclipse de la loi, durant laquelle, comme dans une éclipse astronomique, elle demeure, mais n’émet plus sa lumière.
La première conséquence est la disparition de ce principe fondamental qu’est la sécurité juridique. Si l’État, au lieu de donner une discipline normative à un phénomène, intervient grâce à l’urgence, sur tel phénomène une ou deux fois par mois, ce phénomène ne répond plus à un principe de légalité, puisque le principe de légalité consiste dans le fait que l’État donne la loi et que les citoyens se fient à cette loi et à sa stabilité.
Cette suppression de la certitude du droit est le premier fait sur lequel je voudrais attirer votre attention, parce que cela implique une mutation radicale non seulement de notre rapport à l’ordre juridique, mais jusque dans notre mode de vie, parce qu’il s’agit de vivre dans un état d’illégalité normalisé.
Au paradigme de la loi se substitue celui des clauses et des formules vagues, comme « état de nécessité », « sécurité », « ordre public », qui, parce qu’elles sont en elles-mêmes indéterminées, ont besoin que quelqu’un intervienne pour les déterminer. Nous n’avons plus à faire à une loi ou à une constitution, mais à une force-de-loi fluctuante qui peut être prise, comme nous le voyons aujourd’hui, par des commissions et des individus, des médecins ou des experts tout à fait étrangers au système juridique.
Je crois qu’on se trouve face à une forme d’« état duel » — notion à travers laquelle Ernst Fraenkel, dans un livre de 1941 qu’il faudrait relire, a cherché à expliquer l’état nazi — qui est techniquement un état dans lequel jamais l’état d’exception n’a été révoqué. L’état duel est un état dans lequel à l’état normatif (Normenstaat) se juxtapose un état discrétionnaire (Masnahmestaat, un état des mesures) et où le gouvernement des hommes et des choses est l’œuvre de leur collaboration ambiguë. Une phrase de Fraenkel est significative dans cette perspective : « Pour son salut, le capitalisme allemand n’avait pas besoin d’un État unitaire, mais d’un État double, arbitraire dans la dimension politique et rationnel dans l’économique ».
C’est dans la descendance de cet état duel que l’on doit situer un phénomène dont l’importance ne saurait être sous-évaluée et qui concerne la mutation de la figure même de l’État qui se déroule sous nos yeux. Je me réfère à ce que les politiciens américains appellent The administrative State, l’État administratif et qui a trouvé dans le récent livre de Sunstein et Vermeule sa théorisation (C. Sunstein e A. Vermeule, Law and Leviathan, Redeeming the Administrative State). Il s’agit d’un modèle d’État dans lequel la gouvernance, l’exercice du gouvernement, excède la traditionnelle répartition des pouvoirs (législatif, exécutif, judiciaire) et où des organismes non prévus dans la constitution exercent au nom de l’administration et de manière discrétionnaire les fonctions et pouvoirs qui revenaient aux trois acteurs constitutionnellement compétents. Il s’agit d’une sorte de Léviathan purement administratif, qui est supposé agir dans l’intérêt de la collectivité, même s’il transgresse le dictat de loi et de la constitution, en vue d’assurer et guider non le libre choix des citoyens, mais ce que Sunstein appelle la navigabilité — c’est-à-dire en réalité la gouvernabilité — de leurs choix. C’est précisément ce qui aujourd’hui advient d’une manière bien trop évidente, lorsque nous voyons que le pouvoir décisionnaire est exercé par des commissions et des sujets (les médecins, les économistes et les experts) tout à fait extérieurs aux pouvoirs constitutionnels.
À travers ces procédures factuelles, la constitution est altérée d’une manière bien plus substantielle que par le biais du pouvoir de révision prévue par les constituants, au point de devenir, comme le disait un disciple de Marx, un Papier Stück, un simple bout de papier. Et il est certainement significatif que ces transformations se modèlent sur la structure duelle de la gouvernance nazie et que c’est peut-être le concept même de « gouvernement », d’une politique comprise comme « cybernétique » ou art de gouverner qu’il convient de mettre en question.
Il a été dit que l’état moderne vit de présupposés qu’il ne peut pas garantir. Il est possible que la situation que j’ai cherché à décrire soit la forme dans laquelle cette absence de garantie a atteint sa masse critique et que l’état moderne, puisqu’il renonce, comme c’est aujourd’hui évident, à garantir ses présupposés, soit parvenu à la fin de son histoire et c’est cette fin que nous sommes peut-être en train de vivre.
Je crois que chaque discussion sur ce que nous pouvons ou devons faire devrait aujourd’hui partir du constat que la civilisation dans laquelle nous vivons s’est désormais écroulée ou, mieux — puisqu’il s’agit d’une société basée sur la finance — qu’elle a fait banqueroute. Que notre culture fût sur le seuil d’une banqueroute générale, c’était là une chose évidente depuis des décennies et les esprits les plus lucides du XXème siècle l’avaient diagnostiqué sans réserve. Je ne peux pas ne pas rappeler avec quelle force et quel désarroi Pasolini et Elsa Morante, dans les années 70 qui désormais nous paraissent bien meilleures que le présent, dénonçaient l’inhumanité et la barbarie qu’ils voyaient croitre autour d’eux. C’est à nous aujourd’hui de faire l’expérience — qui n’est certes pas agréable, mais qui est peut-être plus vraie que les précédentes — d’être non plus sur le seuil, mais immergés dans cette banqueroute intellectuelle, éthique, religieuse, juridique, politique et économique, dans la forme extrême qu’elle a revêtue : l’état d’exception au lieu de la loi, l’information au lieu de la vérité, la santé au lieu du salut et la médecine au lieu de la religion, la technique au lieu de la politique.
Que faire dans une telle situation ? Sur le plan individuel, certainement, continuer dans la mesure du possible à faire bien ce que l’on essayait de bien faire, même s’il ne semble plus y avoir aucune raison pour le faire, et même, continuer précisément à cause de cela. Mais je ne crois pas que ce soit suffisant. Hannah Arendt, dans une réflexion dont nous ne pouvons pas ne pas nous sentir proches, parce qu’elle s’intitulait On humanity in dark times, se demandait : « dans quelle mesure nous restons obligés au monde et à la sphère publique même lorsque nous en avons été expulsés (c’est ce qui est arrivé aux juifs de son temps) ou nous avons dû nous retirer d’eux (comme ceux qui avaient choisi ce qu’on appelait avec une expression paradoxale “l’émigration interne” dans l’Allemagne nazie) »
Je crois qu’il est important aujourd’hui de ne pas oublier que nous nous trouvons dans une situation similaire et parce que nous avons été forcés, et qu’il s’agit donc d’un choix qui reste dans tous les cas politique, même s’il semble se situer en dehors du monde. Arendt indiquait l’amitié comme le fondement possible pour une politique en des temps obscurs. Je crois que l’indication est juste, tant que nous nous souvenons que l’amitié — c’est-à-dire le fait de sentir une altérité dans notre propre expérience d’exister — est une sorte de minimum politique, un seuil qui nous unit tout en divisant l’individu de la communauté. C’est-à-dire tant que nous nous souvenons qu’il ne s’agit de rien de moins que d’essayer de construire partout une société ou une communauté dans la société. C’est-à-dire, face à la dépolitisation croissante des individus, de retrouver dans l’amitié le principe radical d’une politisation renouvelée.
Il me semble que vous autres, étudiants, vous avez commencé à le faire, en créant votre association. Mais vous devez l’étendre toujours plus, parce que c’est de cela que dépendra la possibilité même de vivre de manière humaine.
Je voudrais, pour conclure, m’adresser aux étudiants qui sont ici présents et qui m’ont invité aujourd’hui à parler. Je voudrais vous rappeler quelque chose qui devrait être à la base de chaque étude universitaire et dont on ne parle pourtant pas à l’université. Avant d’habiter dans un pays et dans un état, les hommes ont leur demeure vitale dans une langue et je crois que c’est seulement si nous sommes capables d’enquêter et de comprendre comment cette dimension vitale a été manipulée et transformée que nous pourrons comprendre comment ont pu advenir les transformations politiques et juridiques que nous avons devant nos yeux.
L’hypothèse que je veux vous proposer est que la transformation du rapport avec la langue est la condition de toutes les autres transformations de la société. Et si nous ne nous en rendons pas compte, c’est parce que la langue, par définition, reste cachée dans ce qu’elle nomme et nous donne à comprendre. Comme a dit une fois un psychanalyste qui était aussi un peu philosophe : « Qu’on dise reste oublié derrière ce qui se dit ».
Nous nous sommes habitués à regarder la modernité comme ce processus historique qui commence avec la révolution industrielle en Angleterre et avec la révolution politique en France, mais nous ne sommes pas demandés quelle révolution dans le rapport des hommes avec la langue a rendu possible ce que Polanyi a appelé la Grande Transformation.
Il est certainement significatif que les révolutions par lesquelles est née la modernité aient été accompagnées, sinon précédée, d’une problématisation de la raison, c’est-à-dire de ce qui définit l’homme comme animal parlant. Ratio vient de reor, qui signifie « compter, calculer, mais aussi parler dans le sens de rationem reddere, rendre compte ». Le rêve de la raison, devenue une déesse, coïncide avec une « rationalisation » de la langue et de l’expérience du langage qui permet de rendre compte et de gouverner intégralement la nature et, conjointement, la vie des êtres humains.
Et qu’est-ce donc ce qu’aujourd’hui nous appelons science, si ce n’est une pratique du langage qui tend à éliminer dans le locuteur chaque expérience éthique, poétique et philosophique de la parole pour transformer la langue en un instrument neutre afin d’échanger des informations ? Si la science ne peut jamais répondre à notre besoin de bonheur, c’est parce qu’elle présuppose, en dernière analyse, non un être parlant, mais un corps biologique muet en tant que tel. Et combien le rapport du locuteur à sa langue a dû se transformer pour qu’ait pu disparaître, comme c’est en train de se passer aujourd’hui, la possibilité même de distinguer la vérité du mensonge ? Si aujourd’hui médecins, juristes et scientifiques acceptent un discours qui renonce à se poser des questions sur la vérité, c’est peut-être parce que — quand ils ne sont pas payés pour le faire — dans leur langue, ils ne peuvent plus penser — c’est-à-dire tenir en suspension (penser vient de pendre) — mais seulement calculer.
Dans ce chef-d’œuvre de l’éthique du vingtième siècle qu’est le livre de Hannah Arendt sur Eichmann, Arendt observe que Eichmann était un homme parfaitement raisonnable, mais qu’il avait une incapacité de penser, c’est-à-dire d’interrompre le flux de discours qui dominait son esprit et qu’il ne pouvait mettre en question, mais seulement exécuter un ordre.
La première tâche qui nous attend est alors celle de retrouver un rapport naturel et presque dialectal, c’est-à-dire poétique et pensant avec notre langue. C’est seulement de cette manière que nous pourrons sortir de l’impasse que l’humanité semble avoir empruntée et qui la portera vraisemblablement à l’extinction — sinon pas physique, ou moins éthique et politique. Retrouver la pensée comme un dialecte impossible à formaliser et à formater.
Giorgio Agamben
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