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Écologie et pouvoir

Notes sur le Mémo sur la nouvelle classe écologique de Bruno Latour et Nikolaj Schultz.



La parution du Mémo sur la nouvelle classe écologique mérite notre attention. À l’heure où une immensité des personnes entre en rupture avec l’économie, celle-ci étant incompatible avec la vie, certains gourous de l’écologie politique, comme Andreas Malm ou Baptiste Morizot, en bons stratèges, posent les rails théoriques qui devraient mener l’écologie au pouvoir. C’est l’État qui pourra éviter la catastrophe, nous disent-ils. Si Malm propose un léninisme vert, pour Morizot le moment n’est pas pour des distances enfantines, ni avec la banque, ni avec la République. Ce sont les partis écologiques qui devraient occuper la place d’une gauche périmée. Le texte de Bruno Latour co-écrit avec Nicolas Schultz est d’une extrême exemplarité, non seulement pour sa participation au nouvel avatar du réformisme, mais surtout en tant qu’opération qui vise à mettre toutes les forces qui sont en rupture, dans les rangs. C’est pour rendre lisible ce mouvement que nous avons choisi de présenter chacune des dix sections du livre.

I – Luttes de classes et luttes des classements

Dans la première section du livre, les auteurs font le constat que la faiblesse du mouvement écologique est due au fait d’être fragmentée en une multiplicité de conflits. Il manque, selon eux, une « mobilisation générale », c’est à dire, un dépassement des divisions vers une unité performative. Passer du multiple à l’Un.

« Parler de faire émerger une “classe écologique”, c’est forcément d’offrir à la fois une nouvelle description et de nouvelles perspectives d’action », nous disent-ils. Selon eux, il faut clarifier l’état de guerre écologique : « parler de classe c’est toujours se mettre en ordre de bataille ». Le raisonnement est simple : cette guerre écologique, qui est bien là, il faut la mener comme une guerre de classes. Cela veut dire, faire émerger une classe écologique. Pour cela, il faudrait alors mener en amont une lutte à l’intérieur du champ des appartenances et des identités politiques. C’est ce qu’ils appellent la lutte des classements. Le mémorandum participe à cette lutte foncièrement idéologique.

II – Une prodigieuse extension du matérialisme

Ici, les auteurs œuvrent à rattacher leur « classe écologique » dans la continuité d’une tradition émancipatrice qui résiste non seulement à « l’économicisation des liens », mais aussi à l’écrasement du vivant. Leur argumentation consiste à affirmer l’appartenance de la classe écologique à la « gauche » tout en élargissant l’horizon de la lutte. Il ne s’agit donc plus pour l’écologie politique d’être définie comme un allié vis-à-vis de la gauche traditionnelle, mais de commencer à traduire celle-ci à partir des catégories de l’écologie politique.

Entre continuité et rupture avec Marx et « la tradition socialiste », ils essaient de justifier leur utilisation de la « théorie des classes » à partir de son efficacité pratique. La « classe » serait avant tout une « boussole » qui donne un sens à l’action. Toutefois, Latour et Schultz se différencieraient en insistant sur la rupture nécessaire avec tout idéal de la production. C’est en ce sens qu’ils parleront d’une extension du matérialisme. Ainsi ils tentent de souligner que ce sont de nouvelles conditions matérielles d’existence qui permettent de décrire la classe écologique. Le « Nouveau Régime Climatique » impliquerait que « la seule production et que la seule reproduction des êtres humains n’est alors plus adéquate ».

III – Le grand retournement

Les auteurs écrivent :

« Le point de clivage de la nouvelle classe écologique contre toutes les autres, c’est qu’elle veut restreindre la place des rapports de production, et que les autres veulent l’étendre. […] C’est sur cette tension que se situe la nouvelle lutte des classes ».

Le grand retournement est en définitive celui qui correspond au nouveau grand clivage qui s’impose à tous les autres. L’opération de Latour et Schultz consiste à faire coïncider une multiplicité de nouveaux clivages, en ce qui concerne les luttes écologiques et ses formes de vie, dans une unique entité qui doit s’affirmer comme telle : la classe écologique. Les conséquences qu’eux-mêmes tirent de cette opération métaphysique sont majeures, on le verra.

IV – Une classe à nouveau légitime

L’entrée en politique de la classe écologique n’est possible que si elle fait elle-même rentrer dans la sphère politique « la terre extérieure », chose qui n’aurait été possible, selon Latour et Schulz, qu’à partir du nouveau régime climatique. Grâce à cela, la classe écologique à toutes les cartes en main pour redéfinir, avec légitimité, le et la politique. L’allongement de l’horizon au-delà de la production l’autorise « à se considérer comme plus légitime pour définir le sens de l’histoire ». En plus de se sentir légitime, la classe écologique doit en être « fière ». Une telle fierté découle par ailleurs de sa capacité à apparaître comme une innovation sur l’écran social dans lequel les « anciennes classes dirigeantes » commençaient à devenir illégitimes face à la destruction du vivant.

V – Un désalignement des affects

Les auteurs mettent en évidence la « panne des réactions » de la classe écologique, pour ensuite chercher sa source affective. Ils constatent ainsi que le cadre, essentiellement lié aux limites et à la dépendance au vivant que propose l’écologie politique, renverse les références qui ont animé par le passé les luttes pour la liberté et la justice distributive. Pour eux, il faudrait régénérer le lien entre liberté et dépendance et montrer qu’une autre idée de la liberté en découle. Ce serait la clef de voûte d’une culture commune qui permettrait un alignement des affects :

« La classe écologique manque cruellement d’une esthétique capable de nourrir les passions politiques suscitées par les classes qu’elle combat ».

VI – Un autre sens de l’histoire dans un autre cosmos

Pour Latour et Schultz, le manque de réactivité, l’inexistence d’une mobilisation générale est aussi produite par des « passions tristes » : se sentir étranger au monde ou être perdu au milieu des incertitudes. Selon eux, un « basculement cosmologique » est en train de s’opérer, l’être humain n’est plus en voie de maîtriser la nature, au contraire, il peut en être sa proie, comme l’indique son incapacité à apporter une solution à l’épidémie de COVID-19. L’incertitude sèmerait le trouble dans nos comportements alors même que la situation devrait nous « pousser à agir et vite. »

La classe écologique aurait donc besoin de rompre avec le progressisme linéaire des anciennes classes dominantes qui apparaît comme une illusion à la lumière de la situation actuelle. Le sens de l’histoire, en tant qu’il lie « le monde dont on vit avec le monde où on vit » devrait alors devenir « une dispersion dans toutes les directions ». L’affirmation de la classe écologique ne peut donc plus reposer sur une « convergence des luttes » qui répèterait la ligne moderne du temps, mais sur leur « multiplicité ».

Cela dit, on verra tout de suite comment ce penchant pour la multiplicité sera subordonné à une logique centripète.

VII – La classe écologique est potentiellement majoritaire

« Si l’on fait le bilan, on s’aperçoit que la classe écologique en voie de formation n’a rien de marginal. Pour reprendre un mot célèbre : “Un spectre hante l’Europe et le reste du monde : l’écologisme !” Il ne lui manque que de se définir comme la majorité. Elle est déjà en quelque sorte un nouveau tiers état : un rien qui aspire à être tout ».

De quelle majorité parlent-ils ? Pour Latour et Schultz, l’écologisme inclut les luttes du passé (ouvrières, féministes, décoloniales), en tant que critiques radicales du rapport économique au monde. C’est là où ils trouvent le premier sens de la majorité dont ils font état : l’écologie réunit les activistes et militants de tout bord. Surtout, il faut recruter les jeunes, nous disent-ils. Beaucoup d’intellectuels sont déjà engagés. Ensuite, il faut compter tous ceux qui subissent les effets du productivisme. Les peuples autochtones seraient, eux aussi, des alliés naturels. Et cela ne s’arrête pas là, car les auteurs vont jusqu’à citer le pape François pour montrer que les catholiques seront aussi au rendez-vous.

VIII – L’indispensable et trop délaissée lutte pour les idées

Pour les auteurs, la classe écologique doit se faire une place dans le débat public. L’état de guerre est avant tout une « guerre de position », une lutte pour l’hégémonie culturelle. Dans un geste écologique, Latour et Schultz recyclent donc, pour une énième fois, Gramsci. Pour la classe écologique « Poésie, cinéma, roman, architecture, rien ne doit lui être étranger ». La politisation de la nature ne pourrait donc se faire sans une production sérieuse d’une nouvelle hégémonie culturelle. Ce n’est qu’ensuite que la « guerre de mouvement » peut commencer.

La classe écologique doit donc convertir « les gens » à un nouveau régime. Sans elle, Latour et Schultz pensent qu’ils seraient bien incapables de comprendre les « batailles diplomatiques d’une désarmante complexité » sans se noyer dans « un déluge de bons sentiments ».

IX – Conquérir le pouvoir, mais lequel ?

Latour et Schultz sont clairs en ce qui concerne le rapport entre classe écologique et État. D’un côté « À quoi servirait-il d’occuper l’État sans avoir derrière soi des classes assez préparées et motivées pour accepter les sacrifices que le nouveau pouvoir, en lutte avec le régime de production, va devoir leur imposer ? » D’un autre, ils constatent qu’une grande partie de ceux qui s’engagent dans des luttes écologiques le fait en s’opposant aux institutions de l’État. «…Comment requalifier les sentiments associés à la marginalité en les liant à la recherche du pouvoir ? » se demandent-ils. En ce sens, c’est la manière d’occuper ce pouvoir ainsi que la forme de l’État qu’il faudrait remodeler pour que les marges deviennent centre. Rompre alors les clivages entre les échelles (local/global), pour construire des « totalités ».

« Même si la forme de ce monopole du pouvoir est différente de la tradition politique, la classe écologique doit pourtant s’orienter aussi vers la conquête de ce monopole à renouveler, sans quoi elle se résoudrait à l’impuissance »

L’exemple qu’ils donnent de ce renouvellement institutionnel pourrait clarifier ou obscurcir leur propos, selon les goûts :

« L’Europe unie est pour la classe écologique l’exemple d’une expérience en vraie grandeur où la redistribution de l’intérieur et de l’extérieur des États lui prépare son rôle de future classe pivot capable d’entraîner les autres derrière elle »

X – Combler par le bas le vide de l’espace public

« Si vous trouvez la pandémie difficile à vivre, imaginez une situation où les mesures à prendre seraient cent fois plus contraignantes sur les sujets auxquels on tient autant qu’à la santé. »

La classe écologique doit accepter de représenter « le peuple » et a besoin du soutien des autres classes si elle veut faire accepter « le sacrifice ». Latour et Schulz se défendent d’imposer un nouvel ordre hiérarchique sous prétexte qu’il ne s’agit plus désormais de « développer, mais d’envelopper », et que ce travail de conversion des individus dans les termes de l’écologie politique doit paradoxalement venir d’eux-mêmes par des « exercices d’autodescription » tout en étant rendu possible par une avant-garde culturelle, permettant l’avènement d’un « État de l’écologisation ».

« Les uns en bas, ne savent plus articuler leurs doléances faute de savoir exactement où ils se trouvent et donc quels sont leurs ennemis ; les autres, en haut, sont incapables d’écouter ce qu’on leur demande et continuent de répondre avec les instruments émoussés de l’État ci-devant modernisateur. Des muets parlent à des sourds. »

La classe écologique a le beau rôle, elle se doit non seulement parler lorsque le « muet » n’y arrive pas (les classes populaires par exemple) et entendre ce que le « sourd » (la classe dirigeante) ne parvient pas à entendre.

Épilogue

En bons conseillers, Latour et Schultz ont choisi leur prince. Celui-ci n’existe pourtant pas encore, du moins pas là où il devrait être : au pouvoir. Croyant souffler sur les braises de tout ce qui désire vivre, les auteurs crachent sur la flamme et l’étouffent. Là, où le constat de l’incohérence entre le « monde dont on vit et où l’on vit » ne peut qu’impliquer de rompre avec l’état des choses, les auteurs tentent de détourner cette énergie vers le seul repère qui leur semble étrangement encore avoir du sens : la politique et ses institutions. Par-là, ils revendiquent un « processus de civilisation » qui ouvre la voie à l’organisation totale du « vivant ». Ni l’« urgence de la situation », ni le « nouveau régime climatique » ne justifient des telles prétentions, et encore moins de jouer un jeu que l’on sait perdu d’avance.

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