X

En finir avec Marx et ses fidèles

« Marx, qui était communiste, sans être du tout communiste égalitaire. »
Alain Maillard, La Communauté des égaux

« En finir avec Marx et ses fidèles » ce titre n’est ni un appel, ni un mot d’ordre, mais une tentative d’autopsie sur cette tradition qui pourrit aux files des années. « Je ne suis pas marxiste ». Cette petite phrase de Marx est reprise à foison par les marxiens pour sauver Marx des maux du marxisme. Pourtant, c’est bien Marx lui-même qui a posé les premières pierres de ces maux. Comme toute bonne secte cherchant à convertir le monde, le marxisme élabore un système « rationnel » pour lire le monde, développe une méthode scientifique et une doctrine politique ayant pour objectif la prise de pouvoir. Cela a permis une métamorphose de la secte en religion. Rappelons-nous à la fin du XIXe siècle, comment Marx et ses compagnons ont pris le contrôle de la Première Internationale. Marx devient ainsi un prophète, le Saint-Père de toute une intelligentsia révolutionnaire que ses adversaires nommeront marxistes, nom que porteront avec fierté ses partisans par la suite. L’évangélisation hors de l’Allemagne et de la Russie coïncide avec la prise de pouvoir des bolcheviques pendant la révolution de 1917. Lénine est l’apôtre aux allures de Saint-Paul qui s’exaltait déjà en 1913 : « La doctrine de Marx est toute-puissante, parce qu’elle est juste. Elle est harmonieuse et complète ; elle donne aux hommes une conception cohérente du monde, inconciliable avec toute superstition, avec toute réaction, avec toute défense de l’oppression bourgeoise, elle est la successeur légitime de tout ce que l’humanité a créé de meilleur au XIXe siècle : la philosophie allemande, l’économie politique anglaise et le socialisme français. C’est à ces trois sources, à ces trois parties constitutives du marxisme, que nous nous arrêterons brièvement » (Lénine, Les trois sources et les trois parties constitutives du marxisme) Dans les années 1930, les universités françaises ouvrent leurs portes à la théorie de Marx, là où précédemment elles étaient restées dans les souterrains des groupes socialistes français. La Seconde Guerre mondiale et la victoire de l’URSS sur l’Allemagne nazie est le moment où « le prestige du marxisme soviétique est au plus haut. Pour la première fois, il imprègne la vision du monde de nombreux intellectuels, même de ceux qui ne sont ni communistes ni même “compagnons de route”. En France, en Italie, mais aussi en Grande-Bretagne et aux États-Unis, où les partis communistes restent très minoritaires, se développent parmi les intellectuels une véritable culture marxiste, du cinéma à l’urbanisme, en passant par les études philosophiques, historiques, et, naturellement, les sciences économiques et sociales » (Daniel Lindenberg, Le marxisme au XXe siècle in Histoire des gauches en France)

Face au marxisme de chair, les années 1960 jusqu’aux années 1980 sonnent comme la période des grands schismes : l’Internationale situationniste, les Quaderni Rossi, Potere operraio, Camarade, Revue Invariance, etc. Ces schismes resteront encore prisonniers de l’emprise du Saint-Père. Même des philosophes comme Jean-François Lyotard et Gilles Deleuze, qui ont pourtant esquissé des lignes de fuite au marxisme, ont néanmoins dû se résoudre dans leurs vieux jours à prêter allégeance au marxisme : « Je crois que Félix Guattari et moi, nous sommes restés marxistes, de deux manières différentes peut-être, mais tous les deux » (Gilles Deleuze, Pourparlers) L’éternel retour à Marx ! Cette éternelle quête de reconnaissance des milieux intellectuels d’extrême gauche, animée par une ambition vitale de rejoindre cette grande famille qu’est le marxisme, tout en affirmant sa petite singularité pour se distinguer de ses pères. On connaît déjà les effets d’une telle ambition : La réduction du monde à une lecture mythique en pleine décrépitude sans essayer de saisir son état actuel. On préfère parler avec les fameux mots de la méthode scientifique marxiste : de valeur, de reproduction, de subjectivation politique. Cela rassure peut-être un temps, mais l’angoisse de l’être occidentale revient vite au galop. Alors, on ne s’étonnera pas de voir de nos jours de jeunes âmes en quête d’autorité rejoindre des groupes staliniens, maoïstes, trotskystes dans lesquelles la politique est toujours séparée de la vie quotidienne. Mais les milieux « autonomes » ne sont pas non plus exempts de tout reproche. Beaucoup tentent de se rassurer avec l’opéraïsme, cette nostalgie à la mode qui brille dans certains petits milieux universitaires et qui ne mène qu’à une impuissance révolutionnaire ; tout comme les fanatiques de la valeur s’embourbent dans le béton de leur divagation critique.

Revenons un peu à Marx avec Misère de la philosophie. Le vieux barbu explique que l’histoire avance toujours par son « mauvais côté » et ce mauvais côté n’est rien d’autre que la lutte des classes. Marx avec son ami Engels affirme : « l’histoire de toute société jusqu’à nos jours, c’est l’histoire de la lutte des classes ». (Marx & Engels, Manifeste du parti communiste) Les deux compères établissent le champ de bataille entre d’un côté le prolétariat incarné dans la classe ouvrière et de l’autre côté la bourgeoisie. Liquidons tout de suite un malentendu bien trop fréquent dans certains discours contemporains hérités du mouvement socialiste du XIXe et XXe siècle, sur la question de la chair du prolétariat. « On pourrait ici faire observer que Marx n’a pas fondé sa nécrologie du capital sur la paupérisation du prolétariat, mais sur la définition du mode de production capitaliste comme contradiction en procès entre classes, portant son dépassement à travers la particularisation historique du rapport contradictoire, à travers la particularisation historique de l’activité des deux classes en lutte » (François Danel, Rupture dans la théorie de la révolution) Le prolétariat pour Marx n’est pas une question de pauvreté personnelle, mais bien de position dans le cœur du fonctionnement de la production capitaliste. Il faut aussi noter même chez Marx la dimension mythique du prolétariat : « Marx a créé un mythe authentique du prolétariat. La mission du prolétariat devient un acte de foi. Le marxisme n’est pas seulement une science et une politique, c’est aussi une religion » (Nicolas Berdiaev, Les sources et le sens du Communisme russe) Toute pensée révolutionnaire se base sur un messianisme qui conduit le partisan à un acte de foi. Le marxisme qui nous a tant vendu sa rigueur scientifique ne fait pas exception à la règle. Le bolchevisme devient le grand architecte du marxisme comme religion universelle, ou chaque partisan doit jurer fidélité au Parti. Rien étonnant alors que la bonne vieille notion bolchevique du Parti possède un caractère sacré comparable à celui de l’Église, il y a juste à regarder dans Un pas en avant, deux pas en arrière de Lénine. Marx, et par la suite le léninisme, a réussi à défaire la notion de parti de la théorie néo-babouviste (le parti est l’ensemble des partisans). L’arrivée de Staline à la tête du Parti renforce sa religiosité, si bien que le stalinisme est dans le fond et dans la forme une continuité logique du léninisme, n’en déplaise aux léninistes : « le stalinisme est si l’on veut un léninisme plat. Mais c’est un léninisme » (Dionys Mascolo, Le Communisme)

La lutte des classes est un dispositif d’électivité pour Marx restant « fidèle à ses origines juives en transposant l’image du peuple élu dans le prolétariat mondial et le pacte d’Abraham avec Dieu dans la fatalité des lois économiques » (Furio Jesi, Spartakus, symbolique de la révolte) Marx tient son sujet révolutionnaire et congédie toute autre forme de vie n’étant pas la classe ouvrière. Dans Le 18 brumaire, Marx nomme les paysans comme un élément de la contre-révolution et ne cherche pas à voir le caractère positif de la puissance paysanne dans sa maîtrise technique de son monde. Il évince les artisans, qu’il juge aussi faire partie de la contre-révolution, par simple mépris envers eux, étant largement présent dans les courants révolutionnaires de son époque. Tel par exemple le mouvement français néo-babouviste. La fin des mythes marxistes commence ainsi par la fin du mythe de la lutte des classes et de son prolétariat, même un ancien operaïste constate de cette fin : « Mais le mouvement ouvrier est mort. Et la lutte de classe n’existait pas parce qu’il y avait la classe ouvrière, la lutte de classe existait parce qu’il y avait le mouvement ouvrier ». (Mario Tronti, La politique au crépuscule) C’est la défaite du mouvement ouvrier par la démocratie (qu’on peut situer fin des années 1930) et surtout par son incapacité de se constituer en puissance, c’est-à-dire son impossibilité à voir dans sa maîtrise technique, dans sa capacité de faire fonctionner un système comme à le rendre inopérant. Le mouvement ouvrier a laissé de côté son art du sabotage. L’air révolutionnaire émanant des années 60, les marxistes de chair rêvaient encore d’une révolution prolétarienne, les années 70 furent quant à elles l’émergence des luttes dite « minoritaires », avec l’expérience de l’autonomie italienne comme ligne de fuite du monde social. Cette grande fuite en avant, incarnée par les féministes, les gays, les jeunes chômeurs, les bandits, a brisé en éclat le mythe du prolétariat comme sujet révolutionnaire et révèle l’imposture de la métaphysique de la subjectivité. Défaire cette imposture signifie déboulonner l’objectivisme marxiste qui s’est fondé sur un discours des subjectivités. Dans les années 2000, Negri mit en place la multitude comme le réseau égalitaire et démocratique de la multiplicité des sujets pour contenter tout le monde, mais Negri ne semble nier à toute évidence le geste des années 70 réside dans l’affirmation des formes-de-vie et non dans l’affirmation d’un sujet, c’est-à-dire que la dimension éthique prévaut et non l’affirmation d’une identité d’un sujet politique.
Marx reste plombé par l’héritage des Lumières, il ne peut se défaire de la métaphysique de la subjectivité qui le conduit à ne pas penser le mode de production capitaliste comme un dispositif. Il faut d’abord retourner vers Das Kapital de Marx, dans lequel la distinction de la valeur d’usage et de la valeur d’échange se produit. « Le caractère utile d’une chose en fait une valeur d’usage » et sa valeur d’échange est constituée par « la proportion contre des valeurs d’usage d’une espèce donnée s’échangent contre des valeurs d’usage d’une autre espèce ». La valeur d’échange n’est alors que la forme phénoménale. Pour Marx, c’est la valeur qui fonde la commensurabilité des marchandises dans l’échange, la valeur est ainsi la cristallisation du travail humain, quand il aurait dû voir que la cristallisation se fait par le mode d’être du capital. « Lors de sa domination réelle sur la société, le capital s’est constitué en communauté matérielle, dépasse la valeur et la loi de la valeur. Elles sont en lui en tant que “dépassées”. Le capital réalise le dépassement de deux façons : 1. désubstantialisation, c’est-à-dire dévalorisation : la quantité de travail incluse dans le produit-capital diminue énormément ; 2. le rapport d’échange tend de plus en plus à disparaître, tout d’abord dans le rapport salarial, puis dans toutes les transactions économiques. Or c’est du rapport salarial que dépend originellement le capital. On a réalisation de son despotisme. Lorsqu’il y a valeur, c’est le capital qui l’attribue. Le capital est capital en procès. Il a acquis cette détermination avec le surgissement du capital fictif au moment où l’opposition valorisation-dévalorisation avait encore un sens, quand le capital n’avait pas encore réellement dépassé la loi de la valeur » (Jacques Camatte, Errance de l’humanité — Conscience répressive — Communisme) Le mode de production capitaliste comme dispositif ne produit pas seulement des marchandises, il produit ses sujets, il produit sa «communauté matérielle ». Le dispositif du mode de production capitaliste est le lieu de désubjectivation et subjectivation d’un être vivant, c’est-à-dire le dispositif capitaliste nous assigne à jouer un rôle, que nous avons plus au moins à cœur de jouer. Certains jouent à l’influenceuse surbotoxée, certains jouent à l’écolo métropolitain qui mange bio, certains jouent au prof de gauche laïcard.
Le discret Camatte quant à lui a mis en évidence une autre erreur fondamentale du marxisme dans son illusion du processus de valorisation d’une marchandise comme étant le résultat du temps de travail de l’ouvrier, quand le processus de valorisation d’une marchandise coïncide avec le processus de circulation qui est alors établi selon le temps réel des fluctuations finales du marché. Un historien du néo-libéralisme va dans ce sens : « Marx lui-même traitait la circulation, la comptabilité, la finance ou autres comme “improductives”. La notion même d’un marché engagé dans la circulation, et pire encore, dans la validation des idées ne fut jamais, même de loin, une option. Car quelle serait la “valeur travail” d’une idée fausse, en heures ou en main-d’œuvre abstraite ? » (Philipp Mirowski, Hell is Truth Seen Too Late) Car rares sont les marxistes qui le reconnaissent. Ils préfèrent tenir leurs vieilles grilles d’analyse et nient encore que l’économie ne soit pas une donnée brute et indépassable, mais bel et bien une façon de gouverner et de produire son type humain. Le caractère de la monnaie comme instrument économique est l’erreur commune du marxisme et des économistes néoclassiques. Quand le caractère de la monnaie a toujours été constitué par un ordre politique. On ne peut dès lors voir que la monnaie en Grèce naît en même temps que la spéculation philosophique, et que l’intellectualité séparée. Ce n’est pas pour rien qu’au début des années 2000, l’arrivée de l’Euro a symbolisé la métamorphose du pouvoir. Nous sommes passés d’un pouvoir personnalisé par des figures humaines comme c’était le cas sur un billet de franc au pouvoir logistique ou une infrastructure figure sur le billet d’euro.

La question du pouvoir nous mène au problème de l’État et de la révolution. L’eschatologie marxiste se compose par la classe ouvrière comme le sujet de l’histoire, le peuple élu qui a pour mission de conduire l’humanité au Salut. Le Salut étant le Communisme. La promesse qui émane de cette eschatologie correspond à l’avènement d’un Nouveau Monde. L’échec que cette promesse a été plus que démontré que ce soit par les petites merdes de l’Empire que par certains révolutionnaires marxistes hérétiques ou non marxistes. Les années de rêve qu’a été la séquence italienne de l’autonomie ont conduit à un renversement stratégique de la vision poussiéreuse du marxisme-léninisme, « Le messianisme révolutionnaire est liquidé, raillé au profit du “communisme immédiat”. » (Isabelle Sommier, La violence politique et son deuil) Le communisme ne s’élabore plus comme le but stratégique, mais comme moyen tactique de changer la vie quotidienne immédiatement. Dans l’eschatologie marxiste, la dimension apocalyptique est établie par l’événement d’une crise, comme l’établit Marx en 1848 : « Une nouvelle révolution n’est possible qu’à la suite d’une nouvelle crise. Mais l’une est aussi certaine que l’autre ». («La lutte des classes en France» Œuvre IV, Politique I) Cette mauvaise interprétation a engendré autour de Negri et de ses rejetons bâtards, les accélérationnistes, un surinvestissement théorique de la crise comme événement qui déboucherait sur la révolution ou plutôt l’autodestruction du capital. Quand la seule « révolution » qui se produit par une crise du capital est la reconfiguration du capital lui-même. Le projet politique prométhéen de ces intellos est l’avènement positiviste d’un cyberfascisme à la Nick Land.

La perception marxiste de la révolution est toujours conçue comme processus de la dialectique constituant/constitué. Les origines de perception de la révolution remontent à la Révolution française. De Marx à Lénine, jusqu’à leurs héritiers, de Negri au bouffon Lordon, la révolution ne peut que se conclure que par le malheur d’une nouvelle forme de gouvernance, que ce soit par la dictature du prolétariat, par la multitude ou par une nouvelle constitution démocratique. La gouvernance, quel que soit son nom, reste la gouvernance, elle « consiste à “conduire des conduites” et à aménager la probabilité conduite ». (Foucault, Le sujet et le pouvoir) Se défaire de cette dialectique est l’une des grandes tâches de notre époque, déjà esquissée par le mouvement de 1977 en Italie et plus récemment par le mouvement des « gilets jaunes ». La révolution n’a plus la tâche de prendre le pouvoir et de fonder une nouvelle gouvernance, la puissance de la révolution est de désactiver le pouvoir et sa constitution. Faire dérailler la machine et non prendre les commandes. Ce que Marx et ses héritiers ne veulent pas, trop attachés à la gouvernance et obnubilés par la manière de « gouverner la révolution ».

Ce qui conduit les marxistes à toujours vouloir parler dans le vide, cherchant une masse à instrumentaliser. La politique marxiste comme toute bonne politique est morte. Il est temps à ses fidèles de faire leur deuil. De changer d’air, de ressaisir la grammaire de l’époque dans la conspiration. Les émeutes de banlieues de 2005 en France ou le mouvement des Gilets jaunes ne sont pas le fait d’une organisation, mais le fait d’êtres situés conspirant pour s’organiser collectivement. Marx a toujours eu horreur des conspirations. Ces conspirations que l’on retrouvait dans les sociétés secrètes et les clubs blanquistes, où le communisme s’expérimentait et permettait de s’organiser collectivement. Marx ne pouvait supporter cela, ce qui l’a conduit à sa conception du parti d’avant-garde destiné ainsi à éclairer les masses ignares, vers leur funeste Salut. Il y a ceux qui attendent de faire un putsch par la révolution politique et il y a ceux pour qui « l’insurrection apparaît exaltée comme une forme d’éclosion et d’organisation de la communauté humaine » (Blanqui, Instruction pour une prise d’armes)

Retour en haut