« Fondre silence et parole, que la parole serve à vaincre la mort qui est dans le silence et que cette parole soit assez chargée de silence pour vaincre la mort qui est dans la parole. Cela n’est pas tant question d’art (d’écrire) que de manière d’être, d’une disposition de tout l’être. »
Dionys Mascolo, Je suis ce qui me manque
« Nous vaincrons parce que nous sommes plus profonds. »
Anonyme, Manifeste conspirationniste
Le lieu d’où Mascolo parle, j’y suis tombé, et je n’en suis jamais revenu. Ce qui se dessine dans les aphorismes, les pensées, les perceptions et les expériences vécues de Mascolo, est un véritable art de vivre. Une sensibilité irréductible qui exprime une voie de sortie du nihilisme, pour autant qu’on soit pourvu d’une faculté de partir de sa propre blessure, donnant lieu à une écoute des résonances de sa propre profondeur. « Autrement dit, devenir profond, c’est cesser d’abord d’être quelqu’un… Mais lui est à contours nets, sans cette mollesse des traits que confère la pensée, la conscience corrosive » (Dionys Mascolo, Je suis ce qui me manque). Dionys Mascolo n’a jamais voulu être quelqu’un dans une société où la reconnaissance est toujours mal placée, située au niveau de l’ego. Cette quête de reconnaissance mène nécessairement à une destruction de soi et des autres, toute relation devient un rapport. Ce qui s’exprime dans tout rapport est l’expérience de la réduction de soi et de l’autre en chose. C’est un abaissement, un appauvrissement d’être devenue une chose. La profondeur de toute singularité d’âme se voit disparaître : « Êtres sans profondeur, qui ne peuvent être ni infidèles ni fidèles, ni sincères ni menteurs, ni vrais ni faux, comme n’étant pas » (Ibid.)
« C’est l’exigence communiste, partagée par tous, qui fait l’égalité. Nul ne peut se dire plus communiste qu’un autre. Cette égalité-là aussi est nouvelle. »
Dionys Mascolo, Cuba premier territoire libre du Socialisme
Une exigence me semble primordiale : « celle de penser sa vie et de vivre sa pensée » (Deux amis, Si la lecture de Mascolo est possible). Cette exigence donne accès à la demeure de l’éthique, celle de vivre le communisme. Ce moyen de mettre en exil sa solitude, de formuler une communication de blessures à blessures, comme art de l’explicitation des différences vraies. Le « Je suis ce qui me manque » de Mascolo affirme le manque comme un élan, un besoin du monde, de la rencontre, de se trouver dans et avec l’autre. « L’ami, différent. Un véritable alter ego serait insupportable – un frère peut-être, non un ami. » L’amitié et l’amour sont des éclats métaphysiques des sentiments. Un partage sans réserve, de pensées, d’intuitions, de sentiments, de gestes. L’amitié est cette part sans retour, qui marque une vie, n’est ni représentation, ni jargon, toujours une parole clandestine – lieu secret – chaque mot prononcé initie à celui qui les prononce pour retrouver ce manque qui est. Quand l’amitié se réunit dans l’expérience d’une amitié du NON, un effet inaltérable s’éprouve dans le partage d’une respiration commune, celle capable d’affirmer une exigence du refus.
« “Solitude qui s’abîme dans l’étreinte”. Bêtise (Rilke ?). C’est tout l’inverse, s’il est question d’amour du moins. Ceux que j’aime, je les reconnais justement à ceci qu’avec eux je suis dans la même solitude pure, juste plus frémissante d’être pleine, que dans l’enfance. Ceux que je n’aime pas entament ma solitude – sans me guérir. Amour : solitude à deux, les deux sens de solitude réconciliés – mal partagé, plénitude. »
Dionys Mascolo, Je suis ce qui me manque
Rachi disait qu’« un homme qui n’a pas d’ami, mieux vaut qu’il meure ». Car un homme sans amis refoule l’expérience de la solitude. Obsédé à la chasser, il s’oblige à céder au chant des sirènes de l’état de choses. N’est pas Ulysse qui veut. Cette incapacité d’éprouver sa solitude et de surcroît l’impossibilité de partager une exigence d’égalité, amène à déambuler à l’intérieur même du mensonge dans cette étrange foule de masques. On y retrouve les potes et les salopes et tout un tas de masques sociaux acceptables pour la morale actuelle. Misère du mensonge en somme. Si bien que j’oublierais presque que l’amitié naît de la solitude générale. Dès lors, une amitié sans réserve exprime l’expérience d’un partage de la capacité d’être seul. Une mise en errance salutaire de l’âme pour partager ce qui peut être communisé, l’accueil de la part impersonnelle de chacun.
« Une seule chose importe, sans doute : parvenir à aimer. Mais l’existence est agencée de telle sorte qu’on puisse à peine courir le risque de se prendre d’amour pour quelque chose. Et d’abord où trouver le temps et la force de s’absorber assez en une chose pour devenir capable de l’aimer ? Toute possibilité est tuée à l’avance. »
Diony Mascolo, Je suis ce qui me manque
L’amour et l’amitié, nulle différence d’essence, à part peut-être une différence de tonalité. La capacité d’aimer dans la certitude d’aimer, telle est l’exil nécessaire de toute âme vers l’inconnu. Aimer, s’il faut bien en parler, est cette expressivité d’une recherche dans l’impersonnel, ou chacun exprime bien plus qu’il ne peut percevoir. Ainsi s’engendre de cette communication d’âme à âme un lieu capable d’accueillir leur singularité. Deux inconnus enfin capables de prendre par leur main cette présence d’être autre, mais enfin soi-même. L’amour ne s’accomplit pas, il se vit, disait un ami. L’une des beautés de l’expérience amoureuse est les exigences qui naissent entre les deux êtres aimés.
« Dans toute l’histoire de l’humanité, la liberté n’a été jusqu’ici vécue par quelques-uns que jumelée à l’inégalité et la corruption. Bien voir qu’à guérir de l’oppression, on risque de ne faire tout d’abord que chasser ce qui, de liberté, avait réussi à prendre pied dans le monde. Accouchement terrible. “L’exigence révolutionnaire” qui néglige cette régression est à la fois naïve et néfaste : euphorique. »
Diony Mascolo, Je suis ce qui me manque
Et si être révolutionnaire n’était rien d’autre que tenir à une fidélité insensée à une sensibilité, celle de ne plus tolérer la politique comme gestion de la vie, de tenir à l’exigence d’égalité, de refuser le mensonge qu’est la totalité du social, de lutter contre le refoulement qui conduit à mentir, tenter de vivre sa propre vie, seule manière que notre vie soi garante de notre parole. Et se donner les moyens matériels d’« affirmer la rupture » (Maurice Blanchot) qui rejoint le même geste de matérialiser ses vérités du monde avec lesquelles nous sommes en relation.
« Il faut pour cela avoir su résister à la tentation du puritanisme révolutionnaire, et cela signifie : avoir pu reprendre goût à la vie sans renoncer à la révolution. Résultat difficile, si l’on regarde autour de soi. Mais qu’est-ce qui a de l’intérêt si ce n’est pas cela ?) »
Dionys Mascolo, Le Communisme
Louis René