Écrit en 1962, ce texte de Dionys Mascolo se destinait à une Revue internationale qui ne vit malheureusement pas le jour, ce qui n’empêcha pas le numéro zéro d’être publié en langue italienne par Elio Vittorini comme numéro spécial de sa revue Il Menabó en mars 1964. Ce n’est qu’en octobre 1967 que « Fragment d’utopie » se laissa lire en français, dans le deuxième de la revue surréaliste L’Archibras.
Mascolo y décrit l’abolition des rapports sociaux à l’occasion d’une matinée récréative dans la salle des fêtes de l’hôpital psychiatrique de Neauphles-le-Château. Cette indistinction entre dedans et dehors, fous, soignants et visiteurs, enfermement et société, provoquée par cette négation de tout jeu social, lui ouvrit l’expérience de ce qu’il nommera un « communisme métaphysique ».
Matinée récréative, salle des fêtes de l’hôpital psychiatrique de N. Après le spectacle, la salle débarrassée des chaises, on danse. La présence d’infirmières dont quelques-unes seulement sont en blouse blanche, rend possible la mise en communication des deux espèces, malades et « visiteurs », mêlés, et que rien en principe ne distingue. Seuls, parmi les malades, les hommes sont fâcheusement signalés par le port d’une vareuse uniforme, fausse note plutôt qu’humiliation : ils sont ainsi nommés, la simplification du nom les met à distance. Presque toutes les femmes, elles, portent les vêtements de leur choix. La moitié d’entre elles sont jeunes, quelques-unes jolies. Non prévenu, on pourrait se croire à un bal de province, patronné par quelque autorité locale (l’exceptionnel du spectacle, à première vue, est là : différentes classes sociales, artificiellement provoquées à frayer ensemble, et qu’un certain naturel finit par envahir). Les femmes surtout, pour la plupart schizophrènes, retiennent l’attention.
Après deux heures, quitter ces lieux, c’est s’arracher à la séduction même.
Nous, visiteurs, gens normaux, qui avons pu sortir et qui nous retrouvons, libres, dans le café d’en face, aux côtés d’hommes normaux et libres, nos pareils, nous regardons consternés. Le désarroi nous possède, une étonnante honte : nous sommes des réprouvés, des exclus. Rendus à notre vie regorgeante de vie, rejetés dans la grande aliénation frivole du monde de dehors. Accablés de pauvreté lourde et d’ennui, d’activité, de travaux, de projets, de devoirs, tous futiles. De vanité. Essayant de préciser cela sur-le- champ, l’amie qui m’accompagne et moi trouvons tous deux que le sentiment d’exclusion, d’abord déconcertant, voire scandaleux, est surabondamment justifié. Pour commencer, c’est d’un havre effectivement que nous sortons, et non d’un havre inerte, ou statique, mais comme si nous quittions l’orbite selon laquelle le mouvement de chercher refuge peut seulement s’accomplir. La folie, il est vrai, peut toujours être vue comme le choix d’un malheur (d’une absence, d’une erreur) particulier, ordonné, personnel, et nommable, grâce auquel il est possible de tenir en respect ou de perdre de vue le malheur (l’absence, l’erreur) général, aberrant, anonyme, innommable. Elle est une négation du malheur « vrai », privé de sens, qui est le nôtre (et dont il nous arrive de tirer plaisir, étant par chance, doués d’inconséquence ; en ce sens, les dieux rendent conséquents ceux qu’ils veulent perdre). Eux fuient dans la folie le malheur insensé où nous sommes. Cela est simple, un peu trop même. Un malheur qui a des causes, une douleur relativement
explicable, plus précise en tout cas, et comme accidentelle, tel serait leur « refuge »… Mais le sentiment d’exclusion tient à des profondeurs tout autres. Le plus séduisant n’est pas la vision du refuge – étrange paix d’ailleurs que celle de cet asile, à l’intérieur duquel, en même temps que contenues, se trouvent libérées des forces aussi inquiétantes que fascinantes. Il y a plus. Et d’abord, si malheur il y a, il s’agit d’un malheur ouvert, avoué, et accueilli en réponse : reconnu, doublement. Sont en effet merveilleusement abolis, du moins sous leurs espèces coutumières, le mépris, l’envie, les réserves, les affectations, toutes les mines et manières du désir de paraître en quoi dégénèrent constamment les conventions sur lesquelles la vie en société s’appuie, et toutes les façons de tenir à distance que peut s’inventer la petitesse d’esprit de qui ne veut pas être pris pour un autre. Disparue, l’exigence mesquine de dignité aussi bien que la communication bavarde, le quant-à-soi soupçonneux autant que les avances ou le laisser-aller des confidences. Monde où la bêtise enfin est admirablement absente. Monde entièrement pénétré d’intelligence – de pensée : elle y règne. Mais ce n’est pas tout.
De toute évidence, chacun, de plain-pied avec l’intimité des autres, s’y est trouvé haussé sans effort, sans même le vouloir, et sans cesser d’être au comble de sa singularité, ni de supporter en face de soi des singularités à leur comble. Communication de blessure à blessure, de douleur incommunicable à douleur incommunicable, de solitude à solitude, quelque chose de secret se dit ici publiquement, et sur cette sorte de parole est fondée la collectivité. Nul dialogue. Nul emploi de la parole qui tendrait à réduire l’abîme de la différence. C’est la présence d’un nouveau principe, qui n’est proprement ni d’ordre poétique, ni d’ordre politique ou social, mais, dirait-on plutôt, celui d’une égalité poétique, qui donne son sens à cette société. Elle est la figure saisissante d’un communisme métaphysique. La séparation intégralement maintenue, toutes les différences non essentielles sont supprimées. Le dialogue comme échange « pacifique », correctif idéaliste à la guerre de prestige, à la compétition mercantile et à leurs suites – le dialogue cher aux humanistes – est devenu comme inutile. Parce qu’il n’est plus relié au tout (à la cohérence d’un monde), parce que cette illusion d’être relié au tout lui a été retirée, chacun semble n’être plus qu’un fragment parmi d’autres d’un ensemble aboli. Mais ce dont il semble avoir été par là amputé, c’est précisément de ce qui pouvait en lui servir de support aux relations sans vérité qui aboutissent à l’inertie monumentale de ce qui fut parfois nommé l’universalité abstraite. Ainsi chacun peut-il ici demeurer pour l’autre le véritable inconnu, comme lui chu d’un désastre obscur, peut-être ; mais ainsi peut-il en même temps, sans cesser d’être séparé, sans rompre sa séparation, grâce à cette séparation même, entrer avec tous en un nouvel ensemble dont la cohésion, inédite, tient encore une fois à ce qu’une certaine sorte d’égalité s’est instaurée. Égalité unique, sans jouissance, cela est manifeste, passivement vécue, privée de plénitude, incapable de joie, égalité malade, égalité infirme. Et cependant, comme nulle part ailleurs, l’autre enfin est ici vraiment autre, et cela signifie, sans aucun paradoxe (mais l’équivoque idéaliste du « semblable » dissipée) : nul n’est traité en chose par nul autre. (Il va de soi qu’il n’est question en ce moment que des rapports entre malades ; infirmiers et médecins étant parmi eux porteurs de transcendance.)
Si maintenant la bêtise est absente de cette société, sans doute est-ce en premier lieu qu’il s’agit d’esprits qui se savent malades. De la misérable assurance des esprits du dehors, à qui la santé morale fait trouver supportable l’erreur, lorsqu’elle ne les y rend pas insensibles, de l’imagination présomptueuse de participer à la « vraie » vie, d’appartenir au monde « réel », d’être doué soi-même de réalité, et d’abord de présence d’esprit, de cette suffisance, ceux-ci sont délivrés. À quel prix ! Mais comment douteraient-ils qu’il y a lieu de se méfier des puissances de l’esprit ? Ils ne sont retenus en ces lieux (prisonniers) que pour tenter de guérir d’elles, – et guérir signifie : trouver à la fin comment supporter l’insupportable erreur, – et l’erreur signifie, plus terriblement : la faute, – et la faute est la faute essentielle : d’être esprit – esprit absent, mais, dans son absence, actif : fauteur d’absence. Et tout se passe comme si ce que l’on nomme leur aliénation était l’expiation de cette délivrance, dont ils sont les élus, qu’ils n’ont pas recherchée, de l’aliénation du dehors.
Ceci enfin : cette réserve sans réserve, retenue sans retenue, discrétion sans discrétion, pudeur sans pudeur, dignité sans dignité – métaphysiques, et non morales ; cette bonté sans bonté, bonté vraie : métaphysique, non morale ; cette parfaite suspension de toute morale, ces attitudes détachées, infiniment éloignées de toute considération de mérite ou d’intérêt, ces conduites exemptes de toute ébauche d’évaluation, de calcul, ces vertus dépouillées de tout haillon de possible valeur, cette humanité sans valeurs, sans psychologie même (quand il faudra entrer dans le dédale des psychologies, ce ne sera que par les voies de la psychologie des profondeurs, et il n’est pas question de s’y reconnaître) ; ces pensées jetées à découvert, privées de la sécurité des conventions dont la raison prudente s’entoure, sans protection ni distance à l’égard d’elles-mêmes : livrées à elles-mêmes, et cela veut dire : à la férocité en elles ; ou ces pensées maternellement épuisées par l’avidité de leur propre enfance revenue sur elles, pensées plaquées contre le non-savoir de leur origine, mises au supplice de leurs propres rêves, leur inimitable gravité, non anxieuse, plutôt distraite, ravie, s’impose comme la gravité de l’amour même. Comme au spectacle d’amants, de là vient la séduction, et le sentiment d’envie, qui domine tout autre. La plupart des femmes réunies dans cette salle semblent inexplicablement saisies d’évidence amoureuse. (Cette impression, qui peut aux yeux de médecins surtout n’être que littérature, est une vérité du moment, cela va sans dire. Il n’est guère douteux qu’en ce jour d’exception, tirées du morne ennui des autres jours, elles font surface. Cela n’empêche. Et quelle existence « normale » serait supportable, si elle n’avait aussi ses heures de remontée ?)
Mais, à ce point même, ce qui frappe encore, et force à renoncer à l’emploi de toute notion simple, c’est que cette évidence amoureuse, sans exubérance, sans bonheur, ne fait qu’assurer derechef le règne de la pensée. Ou pour mieux dire, quelque chose est intervenu, qui rend indissociables cette faculté, de pensée, cet état, amoureux.
Si les forces ici libérées paraissent un moment assurer le règne d’une liberté amoureuse, il faut aussitôt corriger. Ces rapports, rapports libres, sont aussi des rapports en quelque sorte abstraits. Rapports sublimés, comme des rapports entre idées. L’amour, cependant, ne se reconnaît-il pas à ce que l’on va vers un autre comme vers une idée (pour tomber, gloire et misère, sur un corps, et plus encore, un corps-et-âme, et bientôt une psychologie, au plus loin de l’idée) ? Et s’il est vrai qu’en ces lieux la solitude de chacun, loin d’être niée honteusement, est donnée, affirmée, évidente, la manière dont elle est avouée donne encore à voir, par un détour, ceci : que l’amant, par l’autre, est rendu à lui-même, mais qu’être ainsi rendu à soi-même, au lieu de replonger dans la solitude du moi, offre un accès à l’impersonnel. Mais de nouveau, n’en est-il pas ainsi dans l’opération de pensée ? Impersonnalité et singularité s’y rejoignent. Ici, mais ici presque uniquement, cette vision de l’amour-pensée nous aura été offerte dans une simple évidence. En elle est le plus profond de la séduction.
Séduction, elle est à base d’absence. Le prochain, s’il est aimé, y est aimé comme lointain – ou ce qui est aimé en lui, c’est le lointain qu’il est. Ni possession, ni présence, une absence de l’être aimé qu’il dépende à chaque instant de moi de faire cesser, c’est peut-être à quoi l’on ne cesse pas de rêver. L’autre pouvant alors merveilleusement devenir le perpétuel oublié-attendu, le perpétuel attendu-oublié, tout comme peut l’être l’objet de la pensée, lorsque la pensée s’est faite désir. Narcissisme, presque toujours pris en mauvaise part, n’en doit pas moins être une nécessité absolue de la vie de l’esprit, puisque quelque chose s’en retrouve jusqu’au point parfait d’impersonnalité.
Dionys Mascolo