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La métaphore de l’ennemi invisible

Avec tout le raffut médiatique de ces derniers mois, difficile d’avoir raté la tendance répandue dans la classe dirigeante, et l’opinion publique, à recourir au lexique militaire quand il s’agit de se référer à la situation déclenchée par la diffusion du COVID-19 : l’épidémie — ou plutôt la pandémie — ne serait rien de moins qu’une « guerre » impliquant toute la planète (la « troisième ou quatrième guerre mondiale », ou la « première guerre globale ») ; les zones à haut risque, soumises à des limitations, ne serait rien de moins que des « zones rouges » et les services de soin intensif, quant à eux, des tranchées. On en est même arrivé à désigner les professionnels de santé comme des « armées », avec leurs blessés et leurs morts au combat. C’est en fait une vieille habitude : Susan Sontag l’avait déjà mise en évidence entre la fin des années 1970 et la fin des années 1980, dans ses textes Illness as Metaphor et Aids and its Metaphors, dans lesquels elle date le début de l’utilisation de la métaphore guerrière dans le milieu biomédical à la seconde moitié du XIXe siècle. Le point de départ de la pensée biomédicale moderne résiderait justement dans cette désignation métaphorique, non plus de la maladie en tant que telle, prise de façon générique, mais d’organismes pathogènes particuliers, visibles à l’aide d’instruments comme le microscope. Mais quel genre de guerre peut être une guerre contre un virus ? Comme l’a écrit Carl Schmitt, c’est l’inimitié qui confère à la guerre son sens et sa nature : la distinction entre différents types d’inimitié sous-tend celle entre différents types de guerre. Ou, plus radicalement, la fonde. C’est l’ennemi, l’ennemi public (intérieur ou extérieur), l’hostis, l’Autre, qui cimente l’amitié existante ou en établit une nouvelle, en indiquant le degré d’intensité d’une séparation, d’une hostilité armée. Cela signifie que, pour comprendre le type de guerre en jeu dans le cas d’une pandémie, pour comprendre donc la portée des mesures adoptées par les gouvernements derrière le voile métaphorique du langage guerrier, il faut surtout comprendre quel type d’inimitié peut s’instaurer par rapport à un virus. La question devient plus impérieuse et paradoxale si, en suivant le mot de Karl von Clausewitz, on conçoit la guerre comme la continuation de la politique par d’autres moyens, comme l’ultima ratio de celle-ci : de quel genre d’inimitié strictement politique peut alors être porteur le micro-organisme Sars-CoV-2 ? La conception dominante tendrait à en faire une inimitié invisible. C’est en effet avec la curieuse expression d’« ennemi invisible » que l’un des plus importants quotidiens italiens titrait le 7 mars un article d’un psychanalyste populaire. « Nous sommes en guerre. Pas contre une nation, mais contre un ennemi invisible et insaisissable » a déclaré quant à lui Emmanuel Macron en direct le 16 mars. « Tous ensemble pour défaire l’ennemi invisible », reprenait Giuseppe Conte dans un tweet du 17 mars. Invisible ennemy, disait Donald Trump quand, les jours suivants, il se référait au virus. Le 19 mars, ce fut au tour de Boris Johnson de confesser, dans une déclaration officielle, combien il était difficile de trouver une solution rapide à la crise pandémique, puisque « l’ennemi était invisible ». Le 21 mars, les expression unischtbare Feind et enemigo invisible ont à leur tour fait leur apparition, respectivement dans la revue allemande Bild et le quotidien espagnol ABC. Le ministre des affaires étrangères italien, Luigi di Maio, réaffirmait le 25 mars que « ceci est une guerre contre un adversaire invisible », avant de réajuster son propos quelques jours plus tard : « nous menons une guerre contre un ennemi invisible : le coronavirus ». À cette occasion, il a même diffusé un mash-up intitulé Mon ennemi invisible… Comme l’a fait remarquer Costanza Bonelli, l’une des premières apparitions de cette expression dans le milieu biomédical international doit être attribuée à Ferdinand Julius Cohn, qui, en 1882, considérait les bactéries comme des « ennemis invisibles dans l’air ». Federico Faloppa a rappelé lui que l’une des premières occurrences en langue italienne semblait remonter à 1883, dans un numéro de L’illustrazione italiana, où il est question d’« avant-poste contre un ennemi invisible ». Depuis, elle s’est diffusée toujours plus en profondeur dans l’imaginaire collectif, et sédimentée dans la langue, jusqu’à recevoir une définition consacrée avec le livre The Invisible Ennemy : A Natural History of Viruses, publié en 2000 par Dorothy Crawford.

Il ne faut pas s’étonner qu’à un moment aussi délicat et particulier, les gouvernements aient jugé opportun de remettre toute leur campagne de communication à quelque chose d’apparemment aussi inoffensif qu’une métaphore, et de combattre la pandémie comme (si c’était) une guerre. Toute métaphore performe la réalité en la distordant, en la pervertissant, en la réduisant à sa seule apparence. Comme le soutenait Deleuze, « toutes les métaphores sont des mots obscènes ou en produisent ». Liant nécessairement une chose à une autre, elles capturent la multiplicité dans une relation dualiste, dans une machine binaire — et il faut se rappeler que la « machine binaire est une partie importante des appareils de pouvoir ». Cela devrait déjà suffire à suggérer qu’il n’existe pas de métaphore innofensive. Le recours au langage métaphorique, toujours (explicitement ou implicitement) comparatif et mystificateur, est un indice de malignité et de mauvaise foi. Il simplifie la réalité en l’enfermant dans un rapport binaire, en la rendant équivoque, en permettant au pouvoir de la contrôler et de l’administrer. Il cherche à détourner ses interpénétrations matérielles multiples, à se jouer d’elles ; il dit une chose quand il en pense une autre — la seule vraiment officielle — dont il traite l’effectivité comme une donnée complètement négligeable. C’est le mérite de Jacob Taubes d’avoir attiré l’attention sur l’esthétisation anti-messianique portée par l’opération métaphorique : « il s’agit d’un comme si. Le fait qu’il soit réel ou non est parfaitement indifférent. » Dans ce comme si survient la capture par la machine binaire et les appareils de pouvoir. Dans le cas de la pandémie du COVID-19, considérer la situation biomédicale sur le modèle d’une situation guerrière signifie seulement assumer et légitimer l’introduction de l’état de guerre (état d’urgence, couvre-feu, militarisation, contrôles…) dans un temps de paix, et vivre comme si c’était vraiment la guerre, qu’une guerre ait été déclarée ou non. N’est-ce pas ce qu’il faut aussi déduire du bombardement médiatique intense et répété des images de véhicules militaires transportant des cercueils en dehors de Bergame le 18 mars, comme après l’effondrement des Tours Jumelles, dans les jours qui ont suivi le 11 septembre 2001 ? La seule vérité dans les métaphores, c’est qu’« il n’y a rien à comprendre et rien à interpréter ». Là où l’on parle métaphoriquement, il faut penser littéralement. Il n’y a pas de pandémie qui soit une guerre parce qu’il n’est pas possible de mener une guerre contre un virus : il y a la pandémie, la catastrophe à laquelle nous conduisait depuis des temps immémoriaux la gestion capitaliste du monde, de l’environnement et de la santé, illustrée dans le cas présent par l’insuffisance des structures sanitaires à laquelle ont mené des décennies de démantèlement de la santé publique — et il y a la guerre qui, au cours de cette catastrophe, a été déclarée par l’État contre ses Bloom. Si l’« État moderne, qui prétend mettre fin à la guerre civile, en est plutôt la continuation par d’autres moyens », c’est son échec de cette prétention d’administrer ordinairement la guerre civile permanente qui survit dans l’État actuel. La catastrophe capitaliste qui s’est rendue évidente avec l’apparition du COVID-19 coïncide avec la guerre de l’État contre ses singularités quelconques. Pandémie et guerre : ni métaphore ni similitude, mais un entremêlement à partir duquel il n’est pas possible de dire où se termine la première et où commence la seconde, où finit la médicalisation de la politique et où commence la politisation de la médecine. Parce que, s’il est certain que « pour le virologue, l’ennemi à combattre, c’est le virus », dans le même temps, face à la catastrophe, « pour le gouvernement, il s’agit de maintenir le contrôle » (G. Agamben, « L’épidémie montre clairement que l’état d’exception est devenu la condition normale »).

Mais qu’est-ce qu’un ennemi invisible ? Comme nous l’enseigne encore une fois Schmitt, un ennemi peut être réel ou absolu. L’ennemi réel correspond à la figure du combattant d’une armée régulière, reconnaissable par son uniforme, mais aussi à celle du partisan défenseur et tellurique qui, dans l’irrégularité qui le caractérise, en vient à apparaître comme l’« une des dernières sentinelles de la terre ». Dans chacun de ces cas on rencontre certaines limites et réglementations en matière de guerre. Au contraire, l’ennemi absolu est le corollaire, d’une part, d’un type particulier de partisan, le révolutionnaire de profession, celui qui, en absolutisant sa cause (le parti), parvient à une inimitié absolue elle aussi. De l’autre, de ceux qui, à l’époque du développement technologique illimité, dans l’ombre de la destruction nucléaire, criminalisent et déshumanisent l’ennemi, l’éliminent moralement avant même de l’éliminer physiquement. Dans chacun de ces derniers cas, la guerre vise l’anéantissement total de l’ennemi. C’est la grande contribution d’un autre penseur contre-révolutionnaire, Alain de Benoist, que d’avoir développé la théorie schmittienne de l’ennemi absolu dans le sens d’une théorie de l’ennemi invisible, grâce à l’analyse de la figure du terroriste global. Ce dernier, considéré comme capable de tout, en plus de radicaliser l’inimitié absolue, la porte à ses plus extrêmes conséquences, et se caractérise par sa déterritorialisation, son imprévisibilité, et — justement — son invisibilité, c’est-à-dire par son omniprésence potentielle. Seule l’attaque effective, l’attentat, rend visible et réel le terroriste, le reterritorialise. Cela signifie toutefois que l’ennemi invisible est partout présent sous la forme du risque, d’un risque nébuleux et indéterminé :

« Dans une société où le risque (omniprésent) a pris la place du danger (identifiable et localisable), il engendre en outre des fantasmes de suspicion généralisée, qui tendent à légitimer n’importe quelle mesure de contrôle ou de restriction des libertés au sein de populations souvent prêtes à sacrifier ces libertés pour se voir garantir plus de sécurité. » (A. de Benoist, Du partisan au terroriste global)

À une telle inimitié correspond une guerre civile globale, absolue et capable de tout : imprévisible, invisible et déterritorialisée, potentiellement omniprésente et généralisée. Une opération de police spectrale et menaçante, en tout et pour tout indistincte de la paix. La formule clausewitzienne subit un retournement radical : « c’est la politique qui devient la continuation de la guerre, c’est la paix qui libère techniquement le procès matériel illimité de la guerre totale ». C’est cette typologie de guerre qui est aujourd’hui implicitement évoquée par l’abus de la métaphore guerrière au sujet de la pandémie. L’objectif est de créer du consensus, de légitimer les mesures d’urgence adoptées par les gouvernements, et destinées, partout et quoi qu’il en soit, à traquer l’ennemi, à identifier le criminel, en rendant visible l’invisible, en prévenant l’imprévisible, en évitant le risque. Comment ? En traitant chacun comme un potentiel pestiféré : un présumé coupable, voire un suspect. En ce sens, celui qui contracte le virus sans en manifester les symptômes, se faisant porteur et véhicule de la maladie, est considéré en tout point de vue comme un complice, pénalement répréhensible, du micro-organisme-terroriste global. Une association de ce type entre contagion et terrorisme global, contenue dans la catégorie de l’inimitié invisible, a été ouvertement suggérée par le directeur général de l’OMS, Tedros Adhanom Ghebreyesus, le 11 février : « Un virus peut créer plus de troubles politiques, économiques et sociaux que n’importe quelle attaque terroriste : le monde doit se réveiller et considérer ce virus comme son ennemi numéro un ». Ainsi, chacun est, de fait, un suspect et un complice potentiel : c’est tout le sens de la surveillance biométrique, intensive et uniforme, à laquelle nous sommes soumis depuis plusieurs mois désormais. Celui qui contamine inconsciemment des personnes chères et vulnérables, qui pourraient connaître des complications ou même perdre la vie, ne pourra pas ne pas se sentir responsable et éprouver un profond et lancinant remord, se subjectivant dès lors comme coupable et s’en remettant, sans défense, à la merci de la violence juridique, à la recherche d’une normalisation par l’urgence plus efficace et d’une sanction qui lui permette d’expier sa douleur avant même ses actes. Il s’ensuit que « une guerre contre un ennemi invisible qui peut se cacher en chaque homme est la plus absurde des guerres. C’est, en vérité, une guerre civile. L’ennemi n’est pas dehors, il est en nous » (G. Agamben, « Chiarimenti »). Transférer de manière indiscriminée la menace au sein de chacun de nous, nous rendre tous potentiellement coupables, est ipso facto la seule façon efficace de mener une guerre impitoyable contre les singularités quelconques sans avoir besoin de la déclarer explicitement, en la ramenant plutôt à des stratégies policières éprouvées contre le terrorisme global. Le Parlement européen a intégré ce paradigme, mais cela signifie que « nous sommes l’ennemi quelconque. Celui contre qui tous les dispositifs et toutes les normes impériales sont agencés ». Chacun aujourd’hui peut écrire sans l’ombre d’un doute, sur un mur ou sur son statut personnel WhatsApp : le Coronavirus m’a radicalisé !

L’emploi de la métaphore militaire dans le secteur biomédical présente des avantages politiques certains. Localiser l’ennemi invisible sous la forme d’un virus, lors d’une pandémie, est la dernière et extrême tentative de mener une guerre en neutralisant le conflit et en obtenant même une forme de pacification sociale. Nul besoin de déshumaniser un micro-organisme non-humain, mais sa criminalisation apparaît, immédiatement, comme une criminalisation de la nature, de l’intelligence immanente à la vie — d’ailleurs hostile, en ce sens, à la logique transcendante du pouvoir. À la différence du terrorisme global, qui parvient encore à produire, malgré lui, des formes de dissension politique (critique de la rhétorique de la guerre juste et du choc des civilisations, refus des mesures d’urgence, manifestations non autorisées, et même parfois, petites révoltes), la subjectivation du Sars-CoV-2 comme « ennemi » neutralise aujourd’hui tout conflit, en le réorientant, en l’évidant, en imposant, sous couvert de sens commun et de la conservation de notre intégrité et de celle d’autrui, des mesures hautement répressives. Il est facile d’accuser d’irresponsabilité ou de comportement antisocial — et implicitement de complicité — le moindre manquement. N’était-ce pas au fond le but de ces années de séries télévisées, que d’amener la culture de masse à confondre toute personnalité perturbée ou antisociale avec un profil de criminel (tendanciellement celui du serial killer) selon une sorte de déterminisme, raffiné et sophistiqué en apparence, mais dans les faits strictement lombrosien ? En ce sens, et à la différence de ce qu’ont soutenu certains, le sentiment répandu de vulnérabilité vis-à-vis du virus n’a pas seulement conduit à une fragmentation de la masse par l’anéantissement de toutes les tentatives pour refonder quelque identité ; au contraire, en intensifiant un processus qu’il était déjà possible d’entrevoir sur les réseaux sociaux, elle l’a resserrée par sa raréfaction-même, sur la base du seul partage d’une docilité paranoïaque et craintive. Mais s’il est vrai que dans le système politique grec la guerre civile (stasis) fonctionnait comme un seuil de politisation ou de dépolitisation substantiel, nous devons alors observer qu’aujourd’hui, dans la guerre civile globale contre un ennemi invisible, les deux mouvements en viennent à s’indéterminer, la dépolitisation de la vie coïncidant sans reste avec la politisation de la mort. Dans les décombres de la guerre pandémique, chacun accepte de bonne grâce de renoncer à ses habitudes personnelles, à ses convictions, à ses affects, tandis que l’économie de la mort s’impose partout comme le seul discours publiquement acceptable (le bilan des morts et des guéris ; le bilan des chiffres d’affaire et du PIB), le seul principe autour duquel régler notre existence, alors que les politiques néolibérales n’acceptent pas de changer de cap, nous condamnant soit à une mort certaine, soit à une réclusion sans fin. Ce serait pourtant une erreur d’interpréter le malaise psychique qui succédera à cette guerre civile globale selon des catégories strictement psychologiques. La dépression et l’angoisse sociale qui nous submergeront ne seront pas un malaise individuel, ne concerneront pas seulement notre présumé « moi » atomisé et pris isolément (pour autant qu’il existe) : ce sera le résultat d’une gestion biopolitique déterminée, l’aboutissement d’une civilisation toute entière — à la manière des troubles qui ont frappé les survivants de la Première Guerre mondiale. Il faudra prendre cette dépression pour point de départ, la considérer en elle-même comme une grève. Se désaffilier de la politique, se déprendre des traditions. Il faudra faire les comptes des morts, réapprendre autant la haine que le désir sacrificiel, les alimenter chacun du souvenir des ancêtres asservis. S’impose ainsi, aujourd’hui plus que jamais, l’exigence d’une éthique de la guerre civile, d’un « libre jeu des formes-de-vie ». Ne pas simplement succomber à sa métaphorisation biomédicale, mais l’appréhender littéralement en soi-même, sur son propre corps, reconvertir la guerre civile en un jeu incivil — le sérieux dans la distraction.

Il est fondamental de ne pas perdre de vue que la ligne d’Alain de Benoist est en fin de compte une opération de mystification de l’invisibilité, essentiellement contre-révolutionnaire. En retaillant l’habit de l’ennemi invisible sur la silhouette du militant djihadiste, du terroriste global, il réduit l’inimitié invisible à la plus visible et territorialisante de ses manifestations historiquement avérées, à son interprétation la moins originale. Le caractère tendancieux de l’écriture d’Alain de Benoist réside dans sa façon de suggérer non seulement que chaque terroriste global est toujours un ennemi invisible, mais aussi que chaque ennemi invisible est toujours un terroriste global. Limiter le potentiel de l’inimitié invisible à la factualité du terrorisme global revient simplement à agir de l’intérieur d’une tentative de criminalisation de l’ennemi invisible en tant que tel. La théorie de l’invisibilité proposée par Alain de Benoist est une tentative contre-révolutionnaire, répressive, katéchontique, de discréditer et d’anéantir la possibilité d’une invisibilité offensive. Cependant, son texte date de 2007, alors que l’élaboration d’une pratique authentiquement révolutionnaire de l’invisibilité a trouvé sa genèse dès les années 1999 et 2000, disséminé dans les pages des deux numéros de Tiqqun. On peut penser par exemple aux pages finales de la Théorie du Bloom dans lesquelles est contenue la formulation du comité invisible — du moins la plus récente, si l’on se rapporte à la note V 5, 6 du Livre des passages de Walter Benjamin — ou encore de celles de L’hypothèse cybernétique, qui évoquent la physionomie d’une révolte invisible. Il s’agit de la théorie d’une société ouvertement secrète, d’une conspiration publique, d’une subjectivation anonyme, de la consistance comme persévérance : consister et persévérer sur le plan-même des événements, se confondre dans ce plan pour déclencher les événements, devenant porteur d’« une hostilité aussi invisible qu’absolue ». Comme on peut le remarquer, cette invisibilité n’est pas celle de la clandestinité qui s’opposerait à la visibilité, dans le cadre, encore une fois, d’une machine duale, d’une relation binaire, d’un dispositif de pouvoir. La révolte invisible, cette invisibilité radicale, « est invisible parce qu’elle est imprévisible aux yeux du système impérial. Amplifiées, les fluctuations par rapport aux dispositifs impériaux ne s’agrègent jamais. Elles sont aussi hétérogènes que le sont les désirs et ne pourront jamais former de totalité close, pas même une multitude dont le nom n’est qu’un leurre s’il ne signifie pas multiplicité irréconciliable des formes-de-vie. Les désirs fuient, ils font clinamen ou pas, ils produisent des intensités ou pas, et par-delà la fuite, ils continuent à fuir. Ils restent rétifs à toute forme de représentation en tant que corps, classe, parti. Il faut donc bien en déduire que toute propagation de fluctuations sera aussi propagation de la guerre civile. La guérilla diffuse est cette forme de lutte qui doit produire une telle invisibilité aux yeux de l’ennemi. » (Tiqqun, L’hypothèse cybernétique)

Il apparaît maintenant clairement que la métaphore biomédicale de l’ennemi invisible, au prisme de l’apparition récente du terrorisme global, peut d’une certaine manière fonctionner, de fait, comme katéchon. Si une révolte devient invisible seulement dans la mesure où elle réussit à soustraire à son ennemi tous ses objectifs et à « ne jamais fournir de cibles à l’ennemi », la subjectivation du micro-organisme non-humain Sars-CoV-2 en tant qu’ennemi invisible et terroriste global permet alors l’élaboration et l’expérimentation de stratégies et de techniques contre-révolutionnaires capables de faire de l’invisibilité leur cible-même. Non seulement en forçant l’invisibilité à se traduire dans le visible, mais en rendant visible l’invisibilité en tant que telle. En déclarant métaphoriquement la guerre au virus comme s’il était un ennemi invisible — c’est-à-dire, d’après Alain de Benoist et l’OMS, comme s’il était un terroriste global — l’État déclare en réalité la guerre à l’invisibilité qui enveloppe la multiplicité irréconciliable des formes-de-vie, des singularité quelconques, cherchant à créer les conditions pour conjurer toutes les révoltes invisibles, tous les jeux incivils. En réalité, le virus n’est pas un ennemi invisible et, si le terroriste global l’est lui selon toute probabilité, tous les ennemis invisibles ne sont pas des terroristes globaux. C’est aussi ça, dans une certaine mesure, la leçon de la sentence d’absolution lors du procès dit « de Tarnac » : chaque forme d’inimitié invisible n’est pas réductible au terrorisme. À l’avenir, réussir à localiser et à circonscrire la menace invisible particulière du virus signifie, collatéralement et programmatiquement, réussir à localiser et à circonscrire aussi les autres formes offensives de l’invisibilité. Aucun Bloom ne pourra plus dormir tranquille. Il faudra dès lors élaborer de nouveaux gestes pour faire tourner à vide les dispositifs de contrôle et de discipline, en se soustrayant à leur capture, en fuyant leur emprise, et trouver de nouvelles façons de se rendre opaques, illisibles, anonymes, de nouvelles façons de se camoufler, de disparaître. Puisque « de même que l’offensive doit se faire opaque afin de réussir, de même l’opacité doit se faire offensive pour durer : tel est le chiffre de la révolte invisible ».

L’inimitié invisible est l’extrême intensification d’une exigence de monde, le jeu subtil, toujours suspect, entre contingence et nécessité. C’est se placer offensivement dans l’imperceptible dans lequel, au temps de la dictature de la visibilité, surviennent les mutations radicales du monde, d’une manière à pouvoir les susciter. C’est en se situant sur cet imperceptible plan de consistance qu’il devient possible de percevoir l’avoir lieu des formes. Devenir-imperceptible : Deleuze et Guattari l’on décrit comme un « anonymat essentiel », un « être comme les autres » dans un monde où « rien n’est moins facile que de ne pas se faire remarquer ». Mais c’est « là justement [que] l’imperceptible est vu, entendu ». Pourtant, c’est un signe de notre temps que d’avoir réduit les perceptions à la seule vision, le perceptible au visible. Dans la société du Spectacle, il est possible, et peut-être surtout nécessaire, d’être (et non de devenir) imperceptible, mais bien plus difficile de se rendre invisible. Devenir-invisible en exposant le plan de consistance, le plan d’invisibilité. L’invisibilité a une histoire bien plus ancienne que l’actuelle dictature de la visibilité, une histoire enracinée dans la mythologie. N’est-ce pas grâce au casque de Hadès que Persée a pu décapiter la Méduse ? Et, dans le mythe de Gygès raconté par Glaucon, dans le dialogue de Platon La République, l’état d’invisibilité n’a-t-il pas un rôle analogue à l’état de nature hobbesien ? L’espace politique, la polis, s’institue comme agorà, place, espace public, espace de la visibilité. Toutefois, comme l’a rappelé Carlo Galli dans une conférence de 2016, si la spiritualité chrétienne plaçait dans sa hiérarchie l’invisible au-dessus du visible, l’époque moderne a renversé cette hiérarchie du voir non sans contradiction, et placé le visible au-dessus de l’invisible. La modernité, au moins depuis René Descartes, est entièrement une question de visibilité. Dans le cas cartésien, cela dérive évidemment non seulement de l’ensemble de son système philosophique qui, comme l’a fait remarquer Jean Laporte, réduit presque entièrement le savoir au voir, mais aussi de l’effort par lequel, selon Adrien Baillet, Descartes a tenu à se rendre visible, à se montrer « partout et à tous, surtout à ses amis », pour faire mentir les voix qui faisaient de lui un membres de ces Invisibles que l’on disait, ces années-là, s’être réfugiés à Paris après avoir quitté l’Allemagne. L’affirmation selon laquelle « Descartes auroit produit de fàcheux effets pour sa réputation, s’il eût cherché à se cacher, ou s’il se fût retiré en solitude au milieu de la ville, comme il avoit fait avant ses voyage » (A. Baillet, Vie de Monsieur Descartes) semble parfaitement correspondre à celle selon laquelle, dans un futur toujours plus proche, « un gouvernement peut suspecter » la moindre résistance « à l’adoption et à l’utilisation de la technologie », soit tous les « gens qui refuseront d’avoir un profil virtuel, un smartphone ou un contact le plus réduit possible avec les systèmes de données en ligne » (E. Schmidt et J. Cohen, La nuova era digitale). Mais l’histoire de Descartes n’était pas qu’une équivoque banale. L’invisibilité revendiquée n’était de fait pas une simple absence, mais bien plutôt le ludibrium de type magico-conspiratif propre à la présence spectrale de ceux qui résident « visiblement et invisiblement dans la ville », qui habitent avec leurs mots et leurs gestes, qui accrochent des affiches, et se confondent, se disséminent sans se faire remarquer, « pour sauver les humains, nos semblables, de l’erreur de la mort ». Devenir invisible ne signifie pas s’absenter, mais être invisiblement présent. L’inimitié invisible est une zone d’indifférence entre le visible et l’invisible, une zone d’opacité offensive, un jeu capable de soustraire le Bloom à l’emprise mortifère de la souveraineté, au poids de la mort et de la transcendance. En ce sens, l’ennemi invisible est le plus véritable et effroyable ennemi de la démocratie spectaculaire dans laquelle nous vivons, son Autre par excellence. Et, c’est cette même indifférence aux nouveaux dispositifs introduits à la suite de la pandémie qu’ils se proposent de rendre visible, d’amener jusqu’à la différence.

Flavio Luzi

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