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Le degré Zorro de l’écriture en tête de gondole

En janvier 2024, un certain Geoffroy de Lagasnerie a pondu, dans la collection qu’il dirige, un opuscule intitulé Se méfier de Kafka.
Son affirmation centrale : « Un légitimisme de la norme juridique est fondamentalement à l’œuvre » dans les textes de Kafka parce que, de la Justice, il ne dénoncerait que les formes imprévisibles, arbitraires, contradictoires (p. 43). De Lagasnerie précise : « implicitement ».

Un tel raccourci, qui réduit à néant les études de Walter Benjamin, Maurice Blanchot, Hannah Arendt, Theodor Adorno, Marthe Robert et quelques autres tâcherons, donne le vertige. Comment ce jeune et médiatique professeur à je ne sais quelle École nationale supérieure d’art a-t-il dénoué en quelques lignes lestement troussées ce qu’autant d’exégètes furent incapables de résoudre une bonne fois pour toutes ? Il faut dire que la terreur judiciaire, la vraie, notre génial auteur – qui l’évoque dans son essai – la connaît pour avoir été retenu quelques instants par un agent américain « quand, à côté de nous, d’autres voyageurs passent la frontière sans problème » (p. 52). Le supplicié, ce livre le confirme, a survécu, pour transpercer aujourd’hui Kafka de sa clairvoyance éprouvée et démontrer à l’humanité que l’écrivain praguois écrivait « en faisant mine de s’en prendre à la Loi » (p. 43).

La difficulté : Kafka a laissé des textes, des lettres, des ébauches de roman – c’est très embêtant ! Et l’on est – enfin, notre génie – dans la nécessité de réécrire un peu les pages d’un auteur qui, reconnaissons-le, était souvent embarrassé dans sa vie et jusque dans son processus d’écriture. C’est alors que Zorro – pardon, de Lagasnerie – est arrivé pour corriger ce Kafka récalcitrant à toutes les interprétations. Il a dégoté, vite fait bien fait, la citation ad hoc dans le Journal de Kafka traduit par Marthe Robert. Restait à recopier. Quant à comparer, vérifier ? Foin de ces tâches laborieuses : de Lagasnerie n’est pas un tâcheron, c’est un génie ! Il a donc expédié ces quelques phrases où Kafka attribuerait ses échouages au « manque de sol, d’air, de Loi. Les créer est ma tâche. » Six lignes, trois erreurs de copie. Que dis-je ? Trois éclairs de génie. Et Kafka peut aller se rhabiller, il est découvert, fait aux pattes. Circulez !

Mais le tâcheron n’est pas circulant. Il est tenace et même un peu buté (aucun talent pour se hisser presto en tête de gondole). Il cherche, il trouve une autre traduction, récente, effectuée sous la direction de Jean-Pierre Lefebvre. Dans ce même passage, Kafka contredit – circonstance aggravante, par avance – les conclusions de notre génie. Prétendant que sa « tâche primordiale » n’était certes pas de créer sol, air et Loi. Tout au contraire, insiste Kafka, elle était de créer « le manque du sol, de l’air, du commandement (…) de la même façon qu’en gravissant un sommet où l’air est raréfié, on peut soudainement pénétrer dans la lumière du soleil lointain. »

Kafka coupable. On ne savait pas trop de quoi. Maintenant on sait : de lèse-Lagasnerie, de rabaisse-génie. Qui plus est, récidiviste : dans un récit très court, « Le coup à la porte du domaine », il a négligé de condamner explicitement le narrateur « à la prison à vie », et c’est encore de Lagasnerie qui se dévoue pour préciser (P. 60). Grâce à lui, la grisaille kafkaïenne disparaît enfin ; les ombres si troublantes se dispersent, au bénéfice du lecteur pressé d’être rassuré.

Mais il reste du travail : Le Procès, Le Château, Les Lettres à Milena et j’en passe, qui regorgent de situations bancales peu favorables au redressement moral et social de l’humanité. De Lagasnerie, encore un effort…

Patrick Drevet
Juin 2024

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