Le langage des traversées mutantes

Ouverture

Il est des banalités bonnes à rappeler. La première est que le langage est un élément absolument déterminant dans la composition de l’atmosphère. Une tonalité, une température, des jeux de couleurs qui posent un agencement ordonné singulièrement. D’où le mot de travers qui est tout autant mot de traverse. Il fait tomber dans un autre univers jusqu’ici non encore envisagé bien que toujours déjà-là. L’émergence d’un sens nouveau, d’une orientation nouvelle dans le voyage commun de l’échange.

Marqueur de pouvoir indéniable, le langage est une arme redoutable à qui en connaît le maniement et les subtilités. C’est bien la différence entre les sorciers et les déblatérateurs. Formules magiques contre bavardage. Impacts de balles contre souffle insignifiant et surnuméraire.

Situations cocasses quand la balle de 3.5.7 argentée rencontre le corps amorphe du passeur de banalités. Quand la distance est de l’ordre du voyage stellaire. Quand les regards échangés sont si lointains que l’espace se charge de couches telles des plaques de plexiglas invisibles, mais d’une densité et d’une consistance bien palpables.

Situations abjectes en face des apprentis sorciers aussi. Ceux qui pensent qu’en usant d’un outil, ils se chargent de fait, de sa puissance. Ainsi les jeunes cinéastes. Ceux-là, souvent, parce qu’ils usent d’un appareil de capture (Guattari-Deleuze) qui a le potentiel de créer des univers, s’imaginent être des Merlins, se répandent en hautaineries et en postures aussi insignifiantes que jaunement comiques.

Langage, langue, parole, signifiants, chaînes-signifiantes. Gestes, fumée, odeurs, amertume. Le langage est un type de signe (C.S. Peirce) très particulier dont les soubassements sont indénombrables. Le langage est constructiviste en ce sens qu’il est une activité de bâtisseurs. À travers lui se pose le niveau ou plutôt les niveaux qui dans leurs rapports différentiels génèrent la gravité. Gravité dans les deux sens du terme.

Jet du poète qui, seul face à la surface lisse envoie les lignes et les points cosmiques qui trouveront résonance selon leur degré d’agrippement du réel. Transcendance de l’individuel vers le singulier. Art premier, s’il en est. Mouvement de la beauté et du dégueulasse. Saisissement.

« C’est pas le carnaval ! »
« Va donc au magasin d’humour et prends deux pacs ! »
« Brésilienne poto, on joue collectif, seulement pour le beau jeu ! »

Cœur

De fait, sens et langage sont enchevêtrés (Deleuze ; Karen Barad). Collés-serrés. Pour autant, d’autres émergences persistent et subsistent hors du langage. On vise ici un type de connaissances a-langagier, dit sensible, intuitif. Celui que l’on mobilise lors d’une improvisation musicale de la conduite d’un hélicoptère par exemple. Une sortie des terres de l’entendement vers les rives des intensités brutes. Détour central et terriblement essentiel. Car le langage sans cette armature expérientielle surferait sur des effets creux, une vacuité à la limite du néant. Tristesse et insuffisance de la raison pure.

Mais ce qui a été trop peu discuté jusqu’ici, ce sont les effets des allers-retours entre ces domaines distincts de connaissances. On se demandera alors maintenant en quelles mesures les passages d’un pays à l’autre construisent un voyageur solide et aguerri ?

Cheminer dans le territoire de l’entendement avec persistance mène sans doute à de la finesse dans les positions, une saisie de la réalité plus fine, plus subtile ; en un mot, cet arpentage rend la réalité plus riche. (À condition, bien sûr, de ne pas tomber dans des circularités, répétitives ou stériles.)

Danser sur le dancefloor de la connaissance sensible permet, de l’autre côté, de pousser les intensités à des degrés plus élevés, de rider sur des pistes à inclination de plus en plus exigeantes techniquement. Les pas se posent mieux, l’assise s’affirme et s’affûte.

L’hypothèse est que la composition d’une contrée où le passage entre ces espaces serait un genre d’espace Schengen entraîne très certainement un accroissement de puissance considérable. Des polarisations mouvantes à seuils évolutifs. Des prises de coordonnées à renouvellement fécond. Mais cette mouvance, pour ne pas devenir instabilité, doit s’aider d’instruments tels les balises et le journal de bord. Ces derniers permettent une aisance et une prise de risque diminuée face à l’adversité. Ainsi, le voyageur s’engage dans un devenir-intense, devenir-autre que l’on appelle le devenir-mutant.

Les balises visent à marquer le temps. Le journal à opérer la muée via le langage. « Agir en primitif, prévoir en stratège » (René Char). Les expériences inscrivent le voyageur dans des temporalités particulières. Les durées ne sont pas les mêmes selon les pratiques et le corps âme se trouve poli un peu plus à chaque épreuve. C’est pour cela que l’on parle de devenir-mutant. La mutation est un processus lié à la vie et à ses passages, à son histoire et son évolution. Et il y a mutation de l’individu comme il peut y avoir mutation de l’espèce notamment du fait des effets de contagion.

Contagion

Un des enjeux de cette époque se situe dans l’effectuation d’un changement radical. Changement à la hauteur du risque qui nous guette : la disparition de la vie sur Terre. Rien de moins.

L’organisation sociale capitaliste, le système cybernético-industriel, l’hydre pour parler comme les Zapatistes, l’hydre monstrueuse doit tomber. Elle doit mordre la poussière et rendre son dernier souffle. « Plus le temps de niaiser ! » diraient les cousins.es du Québec. Or, un problème de taille s’érige d’office : comment rompre et détruire ce qui nous constitue largement par les déterminations des conditions matérielles d’existence que l’on n’a guère choisies, mais qui nous font bouffer, qui nous chauffent, etc. ?

Un des gestes en passe de devenir une évidence est la désertion. Quitter la métropole et trouver une forme de vie se tenant, éthiquement. Une forme de vie cohérente avec cet enjeu de l’époque. Bon. Soit. Ce geste n’est clairement pas le plus incohérent, mais – les déserteurs ne le savent que trop bien – il est insuffisant. Cruauté du geste éthique et nécessaire, mais insuffisant. Le propos ici n’est évidemment pas de l’ordre de la leçon de morale. Car le geste parfait n’existe pas. Il n’y a que des prises de position liées à des histoires singulières, des nécessités biographiques et des attachements hérités du destin. La boussole éthique seule devient un objet de la place Vendôme. Donne encore une fois une injonction à l’éthique de la désertion à une femme dont la jumelle est tétraplégique et le père est alcoolique… Miskin, tu nages dans le narcissisme petit bourgeois, et ce n’est pas rentable. Si tu veux une activité plus directement bénéfique à tous les niveaux, quitte l’élaboration discursive : Guignol recrute !

La rupture métaphysique (Tiqqun) avec ce monde est à conjuguer avec un autre toucher du monde (Sophie Gosselin – David Gé Bartoli), infraphysique lui. L’inclination mutante est magnétiquement contagieuse par les imitations. Procédé quasi-automatique du fait du déploiement de pratiques directement désirables. Mais le devenir-mutant devient offensif quand il vise la conjugaison et la connexion (Deleuze-Guattari). Il n’est pas de l’ordre du développement personnel et porte une orientation directement révolutionnaire. La contagion touche le corpsâme à la manière de la conversion. Mais à l’inverse de cette dernière, elle n’est pas chargée ou teintée de religiosité avec tout ce que cela charrie (clergé, prescriptions, gourous, chapelles, etc.). Elle s’inscrit dans une visée stratégique cherchant directement les basculements (Jérôme Baschet). Des réorientations décisives, désirables et joyeuses. Car notre équipe se doit de s’étendre.

Notre murmuration doit être une formation de combat. La contagion est déjà bien engagée. L’adversaire est un colosse trop grand et malade. Les surfaces à portée d’attaque sont nombreuses et faciles à atteindre. La contagion prend à différents endroits et fera chuter le corps. Chaque mutant sera faiseur de mutants, de manière plus ou moins active.

Le langage mutant a pour rôle de faire se reconnaître les porteurs du virus, mais aussi de court-circuiter le langage du Spectacle dans son déploiement encore trop à l’aise dans sa fragile hégémonie. Nous n’avons pas de mots d’ordre, mais des mots de passe (Guattari) qui sont des entrées tout autant que des techniques d’aïkido face au monstre.

The monster will be eating glue (Paranoïd London) and we will be dancing joyfully under the Apocalypse (GabM).

Camille Métaformix

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