Le non-dualisme de Spinoza ou la dynamite philosophique

Comme le monde, l’Éthique apparaît à chacun selon son degré d’être, diversement. Chaque fois que j’ai pénétré dans cet édifice, le plan m’en paraissait plus vaste, la couleur nouvelle, le sens plus unique et plus profond. J’ai déjà, par impuissance de tout dire à la fois, émis deux absurdités « degré d’être » et « plus unique ». C’est assez dire que je ne tiens pas l’idée que j’ai de Spinoza, ni de rien, pour définitive. Elle est à ma propre mesure. L’Être et l’Unique, sans degrés, sans plus ni moins, sans seconds, telle est la cime et le sens suprême de cet escalier éblouissant, l’Éthique, les degrés sont vers mais non dans l’Être et l’Unique. Le point de départ est ici où nous sommes, dans l’erreur humaine. Le point de départ est dans la haine, l’ignorance, la souffrance. Le point de départ est le nombre deux. L’Éthique raconte le douloureux chemin depuis la dualité jusqu’à la Joie, la Connaissance et l’Amour de l’Unité.
Dans l’œuvre de Spinoza, le dualisme est l’apparence première. Le but et le sens vrai, je préfère l’appeler « non-dualisme », à la manière des penseurs vêdantins de l’Inde[1], plutôt que « monisme », mot qui suggère trop une pensée endormie dans un système. Cette traduction du mot advaita est littérale et s’imposait. Pourtant, je ne connais guère d’orientaliste que M. René « Non-dualisme » ces mots, bien compris, pourraient faire sauter le vieux bâtiment mort de notre culture occidentale moderne, fondé sur la dualité, la séparation, la contradiction. Le combat de l’un contre le deux dépasse la philosophie. Il se livre dans le corps, dans les passions, dans les institutions sociales, aussi bien que dans les concepts. Spinoza a donné à son œuvre un cadre philosophique et même mathématique, parce que ses aptitudes particulières le destinaient à se battre surtout sur ce terrain, à parler surtout cette langue. Mais, telle quelle, l’Éthique renferme les germes d’une révolution totale, de celle-là qui doit retourner le tout de tous les hommes. Et c’est toujours scandale pour le commun des hommes.

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Scandale pour les hommes de l’Église et de l’École, le théorème « Dieu est une chose étendue » (Eth. II, th. 2). Scandale surtout, l’audace d’un homme qui veut démontrer, qui veut faire comprendre les choses qu’un bon chrétien doit croire aveuglément parce qu’elles ont été « révélées)) qui veut mettre la logique dans le champ réservé de la « foi » et ses ennemis croyaient l’insulter des noms de « panthéiste » et d’« athée)., qui resteront, quoique noyés dans la brume de la confusion verbale, parmi ses titres de gloire.

L’aimable Bon Dieu construit par les théologiens s’effondre. Dieu est la Substance, il est l’Être. Pensée et Étendue, Âme et Corps, sont deux aspects de la même Substance. La même nécessité les régit. Dieu est nécessité « Dieu n’agit ~as de par la liberté de sa volonté » (Eth. I, th. 32, Cor.). Il n’y a plus à compter sur des grâces, sur des faveurs spéciales. On ne peut plus payer de rançon au chef du Purgatoire, ni graisser la patte au gardien de l’Enfer il n’y a plus de Paradis où l’on puisse louer ses places d’avance. Les marchands d’indulgences virent leur commerce lésé. « . Ceux que le vulgaire adore comme les représentants de la Nature et de Dieu savent bien, en effet, qu’une fois l’ignorance disparue, la stupidité, c’est-à-dire l’unique moyen qu’ils ont de convaincre les hommes et de conserver leur autorité sera supprimée aussi. » (Eth. L. I, App.). Sous le voile abstrait de la métaphysique, Spinoza fait éclater la carapace de l’intellect séparé. Hegel fera plus tard de la contradiction le moteur de tout mouvement et de toute pensée. Spinoza pose au commencement le couple moteur de son œuvre en termes moins généraux que ceux de Hegel. Hegel pose Être et Non-Être. Spinoza pose deux aspects de l’Être : Pensée et Étendue. Mais toute antinomie abstraite peut et doit être résolue par un saut brusque en dehors de l’abstraction, par une prise d’être, par un acte vital que la réflexion seule distingue en physique et intellectuel. Parti du dualisme cartésien, Spinoza nous achemine peu à peu à la résolution, dans la vie, de cette antinomie. Ceci compris, le sens du titre de son livre capital s’éclaire. Spinoza aurait écrit « Métaphysique » ou « Logique » s’il avait demandé aux hommes de mettre seulement des syllogismes en forme. Il avait songé même, paraît-il, à intituler son livre capital : Métaphysique. Il a donc jugé que ce mot ne convenait pas, et c’est bien délibérément qu’il l’a changé pour celui d’Éthique. Le propre de la méthode mathématique appliquée à la connaissance de l’homme est de « réduire à l’absurde » seul le choc de l’absurde peut provoquer l’homme à penser les mots qu’il entend. Métaphysiciens et théologiens, au contraire, « réduisent, non pas à l’impossible, mais à l’ignorance. Ils ne cesseront de vous demander les causes des causes, jusqu’à ce que vous vous soyez réfugiés dans la volonté de Dieu, c’est-à-dire dans l’asile de l’ignorance. » (Eth. L. I, Appendice). Spinoza ne veut pas se contenter de mettre des syllogismes en forme. Mais, en fin de compte, il veut demander à chaque homme de se mettre soi-même en forme, de se changer pour se créer et il lui propose les rudiments d’une méthode. Je dirai plus loin de quels autres grands penseurs, mais anonymes, les démarches de la pensée-spinoziste me font invinciblement souvenir. Je veux seulement souligner ici un trait fondamental le casse-tête, le scandale logique, qui oblige le lecteur à faire-effort de comprendre et de recréer, s’il ne veut pas ne rien comprendre du tout.

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Casse-tête en effet et provocation à réfléchir, que la théorie spinoziste de la connaissance. Merci, Spinoza, de ne pas nous avoir facilité la tâche. Merci pour tes, pièges et pour tes énigmes. On remarque trop peu que la doctrine des « trois genres de connaissance » n’est pas facile à comprendre. Chacun lit « Premier genre de connaissance, ou Opinion ou Imagination – par l’ouï-dire et par l’expérience vague et pense : cela va de soi. Puis « deuxième genre de connaissance ou Raison celle où l’essence d’une chose se conclut d’une autre chose » et au bout de dix secondes de réflexion on pense : « c’est entendu, j’ai compris ». Alors vous arrivez à la Connaissance du Troisième Genre, et vous avez là une belle provision de mots luisants comme « intuition, perception directe, vision immédiate… » qui voilent votre ignorance et vous procurent le sentiment car – c’est bien un sentiment – que « cela aussi va de soi » ; or, reprenons les exemples donnés par Spinoza lui-même de connaissances « du troisième genre » :

1. « Par cela même que je sais quelque chose, je sais ce que c’est que de savoir quelque chose ». (De intellectus Emendatione). Je prie d’abord que l’on se garde d’une illusion facile, qui consisterait à prendre notre souvenir d’avoir su quelque chose pour une connaissance de ce genre. Spinoza dit bien « par cela même que je sais. ». C’est donc au moment où je sais, dans la connaissance en acte d’une réalité, que je saisis la relation du sujet à l’objet et comment le pourrais-je, sinon en m’élevant au-dessus de leur couple, en résolvant leur opposition ? Comprenez-vous ? Est-ce que cela vous arrive souvent ?

2. « Par la connaissance que j’ai de l’essence de l’âme, je sais qu’elle est unie au corps ». (De Int. Em.). Avons-nous souvent cette connaissance ? Et y a-t-il pourtant quelque chose que nous ne sacrifierions pas pour l’obtenir ? Je n’insiste pas.

3. « Étant donné les nombres deux et trois, nous saisirions par intuition directe que leur somme est cinq » (De Int. Em.). Mais pourquoi ne saisissons-nous pas de même la somme des nombres 3 698 6o7 et 4 895 ? Au point de vue logique, il n’y a pas de différence de nature entre un « grand » nombre et un nombre « plus petit ». Y aurait-il donc une hiérarchie de qualités dans les nombres ? Essayez la même expérience avec les nombres 3 et 4, puis 5 et 7, puis avec des nombres progressivement croissants, et tâchez de fixer la limite à partir de laquelle votre pouvoir de connaître intuitivement commence à vous manquer. Est-ce que notre prétendue addition intuitive de 2 et 3 ne serait pas une opération empirique ? Pourtant Spinoza ne peut être tombé dans cette erreur. Mais s’il avait, lui, une connaissance de ce genre, il ne pouvait l’exprimer directement, il ne pouvait qu’en suggérer la recherche.

4. « Étant donné les nombres 1, 2 et 3, tout le monde voit que le quatrième nombre de la proportion est 6… » (Éthique, II, th. 40, sch. 2).

Je ferai les mêmes observations, sans pouvoir m’empêcher d’entendre sous les mots « tout le monde voit… » une énorme ironie. D’ailleurs, en ce qui concerne la connaissance intuitive des nombres, je dispose d’une pierre de touche infaillible dites-moi la loi selon laquelle les nombres premiers, dont la définition mathématique est rigoureuse, sont répartis dans la rigoureuse série des nombres. Si vous pouvez me répondre, j’admettrai que vous pouvez connaître intuitivement l’essence des nombres. Pour moi, je ne puis qu’avouer mon ignorance.

Par ce difficile chemin Spinoza nous conduit à résoudre par notre activité personnelle les antinomies de la science abstraite. Ici encore Spinoza dit au moins aussi fortement que Hegel le principe de ce que le dernier appelle une « connaissance dialectique ». « L’ordre et l’enchaînement des idées est le même que l’ordre et l’enchaînement des choses » (Eth. II, th. 7). L’image trop familière de l’homme armé par son créateur de facultés raisonnables et partant, avec ce harnachement, en guerre contre une nature substantiellement distincte de sa nature, ce mythe s’évanouit dans l’Éthique. Spinoza reste en dehors des interminables et pénibles efforts faits de Descartes à Kant et jusqu’aux modernes « phénoménologistes » pour expliquer la possibilité et justifier la valeur de la connaissance humaine. (On peut d’ailleurs se demander quelle tournure aurait prise l’œuvre de Kant, si celui-ci avait tenu compte de Spinoza). Le postulat dualiste étant nié et dépassé, le problème change complètement d’aspect. Il se confond avec un problème d’éthique intérieure. 

En vertu du principe de non-dualité, la véritable connaissance n’est jamais une connaissance de l’intellect isolé, celui-ci n’ayant même pas d’existence actuelle en soi. Elle ne peut être qu’une connaissance active et concrète, la reconnaissance d’une nécessité identique, procédant d’une essence-substance identique, dans le sujet et dans l’objet mais pour que l’acte d’identité soit réel, il faut que le sujet soit d’abord réel, et l’objet réel. Sommes-nous toujours si sûrs d’être réels ? et de voir des objets réels ? Cet aspect de la pensée spinoziste, lui aussi, s’il entrait dans l’intelligence de notre société, exigerait une révision totale de ce que nous nommons science, une révision surtout des procédés, chaque jour progressant, d’élevage rationalisé des petits de l’Homo Sapiens de ce dressage, enfin, que nous nommons l’éducation.

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Ainsi, à mesure que se développe la doctrine, des conséquences de plus en plus concrètes en jaillissent impérieusement. Dans la partie proprement éthique de l’œuvre, le rythme ternaire de la contradiction et de la résolution se fait de plus en plus puissant. 
L’impulsion est donnée par le terrible et éternel problème de la liberté et de la nécessité. Et Spinoza pose la nécessité, il faut le dire, avec toute la minutie rigoureuse de son esprit.
Le mécanisme cartésien impliquait le déterminisme des phénomènes. Les lois de la logique ne nécessitaient pas moins l’entendement. Mais Descartes prenait son refuge dans une volonté, de nature divine, absolument libre de choisir, de juger les idées proposées « par l’entendement. Spinoza déloge le libre-arbitre de cette dernière position. Que seraient ces idées passives, proposées à la volonté comme une matière intellectuelle, et auxquelles le jugement ajouterait l’affirmation ou la négation, à son gré ? Ou bien elles ne sont que des fantômes d’idées, des images confuses d’états physiologiques ; ou, si elles sont idées, elles sont voulues aussi bien que pensées, pensée et volonté étant inséparablement liées dans la même chaîne du déterminisme universel. « Dans l’âme il n’existe aucune volition – autrement dit affirmation ou négation – sauf celle que l’idée enveloppe, en tant qu’elle est une idée ». « Corollaire La volonté et l’intelligence sont une seule et même chose ». (Eth. L. II, th. 49). L’impitoyable et lumineux Scholie qui suit ce corollaire nous conduit droit à des conclusions pratiques, individuelles et sociales, qui, en réunissant ce que Descartes avait séparé, justifient ; encore une fois, le titre de l’Éthique.

La prétendue « notion universelle » d’un Dieu doué d’imagination humaine, qui aurait ordonné le monde en vue de sa créature, et la paire d’autres notions qui s’y rattache : le Bien et le Mal, considérés comme un ordre statique du monde, tout cela se dissout dans la critique spinoziste. Après chacune ce ces exécutions, l’homme se trouve de plus en plus seul, sans secours de grâces extérieures, absolument nécessité sous tous ses aspects. S’il est faible, il sera écrasé. La vision de la nécessité est une épreuve décisive pour l’esprit. L’homme sans force devient fataliste et agnostique, se laisse aller à toutes les impulsions extérieures. Le fort, à ce moment-là, se conduit, au regard de la logique vulgaire, comme un fou. C’est justement parce qu’il se reconnaît comme déterminé qu’il veut d’autant plus être libre, et qu’il le devient en réalité. Il tient du miracle. Il ne peut pas choisir d’être ceci ou cela.

Contingence, libre-arbitre, ces notions ne sont que le reflet de notre ignorance des causes. Mais l’homme expérimente que s’il ne fait aucun effort, il perd peu à peu la notion même de son existence. Il agira donc. Il ne peut pas faire ce qu’il a voulu. Mais il voudra ce qu’il fait. Étant, il veut persévérer dans l’être, il veut se connaître progresser selon sa nécessité propre. Connaître et vouloir sont un pour lui. Il n’a pas l’inconcevable libre-arbitre qui lui permettrait de « choisir » entre deux contingences. Mais il tend à se libérer de toutes les contingences.

L’homme qui identifie Liberté et Connaissance, par cela même est libre et connaissant, et il se place au-dessus de l’opposition du Bien et du Mal. Mais pourquoi paraphraser ? Voici les éclairs eux-mêmes « Nous ne savons pas de source sûre que rien soit bon ou mauvais, sauf ce qui contribue en réalité à faire comprendre, ou qui peut empêcher que nous comprenions. » (Eth. L. IV, Th. 27). « Si les hommes naissaient libres, ils ne formeraient aucune conception ni du bien ni du mal, aussi longtemps qu’ils seraient libres. » (Eth. L. IV, Th. 68). À la limite, « Dieu » est une façon de ne pas dire l’indicible extrémité où l’être embrasse la réalisation de tous les possibles. Cette conscience-limite, connaissant, voulant et réalisant du même coup tous les possibles, est absolument libre – puisqu’elle fait tout ce qu’elle veut et réciproquement,– et absolument déterminée – puisque rien de contingent n’existe plus dans une réalisation totale. Une telle notion ne pourra jamais devenir l’objet d’un dogme religieux. Les théologiens ne s’y sont pas trompés, qui, logiques avec eux-mêmes, ont accusé Spinoza d’athéisme le mot « Dieu », qui revient à chaque instant dans son œuvre, ne les a pas induits en erreur. Il ne s’agissait pas, en effet, de leur Dieu. Il s’agissait de l’Être, de la Connaissance, et de l’Amour qui est connaissance.

L’opposition entre l’âme et le corps disparaît de la même façon. « L’idée du corps et le corps, c’est-à-dire l’Âme et le Corps, ne sont qu’un seul et même individu conçu tantôt dans l’attribut de la pensée, tantôt dans celui de l’étendue. » Mais la suite de ce Scholie (Th. 21 du L. II) nous indique que cette connaissance de l’identité substantielle du Corps et de l’Âme exige un bond dans la connaissance du Troisième Genre car nous devons alors former l’idée de l’âme, c’est-à-dire l’idée d’une idée, ce qui « n’est autre chose que la forme d’une idée, en tant qu’on la considère comme une modification de la pensée et sans relation avec son objet. En effet, en même temps que quelqu’un sait quelque chose, par cela même il sait qu’il le sait, et en même temps il sait qu’il sait ce qu’il sait, et ainsi de suite à l’infini. » C’est simple, mais réalisezcela ! Le corps, si malmené par la théologie dualiste, reprend sa forme et sa place, il est une « modification de l’étendue » au même titre que l’âme est une « modification de la pensée ».

L’âme étant « l’idée du corps », le corps est l’image de l’âme. La connaissance du corps est une partie nécessaire, et le commencement indispensable de toute connaissance. Elle tient une grande place dans l’Éthique. Mais connaître et vouloir ne sont pas deux actes distincts. Un savant physiologiste, capable de décrire cellule par cellule la constitution et le fonctionnement du corps humain peut fort bien n’avoir aucune connaissance réelle de son corps le moindre acrobate des rues aura peut-être une telle connaissance à un plus haut degré. Car seule est réelle la connaissance qui donne au connaisseur le pouvoir d’agir sur le connu. Le corps humain en général étudié par le biologiste doit être rangé parmi les « idées confuses », les « êtres d’imagination. » Un homme me peut connaître le corps humain qu’en éprouvant son propre pouvoir sur sa propre chair.

Or, puisque cette connaissance est intuitive, elle doit se connaître elle-même. Apprendre à connaître réellement son corps, c’est donc apprendre à connaître son âme, ou plutôt à dissiper l’illusion de cette dualité. Et Spinoza conclut faisant encore un beau scandale chez les théologiens et même parmi d’autres :
« Celui qui a un Corps apte à un très grand nombre de choses, celui-là a une âme dont la plus  ; grande partie est éternelle) ». (Eth. L. V., Th. 39).

Notez que ce théorème est un des derniers et un des principaux de l’Éthique. On le passe trop souvent sous silence. Il choque nos façons occidentales de philosopher ; un penseur oriental verrait là une évidence.

D’autre part, un théorème précédent (Th. 21) du même livre nous interdit d’interpréter « âme éternelle », dans le sens théologique, comme une entité individuelle simplement débarrassée du corps et de ses nombreux inconvénients, et qui se donnerait dans un paradis confortable une pérennité de bon temps. Non, car : « L’âme ne peut s’imaginer aucune chose, ni se souvenir des choses passées, que tant que dure le Corps ». 

Cette connaissance du corps (déjà plus qu’en germe dans le Traité des Passions de Descartes, il est vrai) est le seul moyen de lutter contre les passions, au sens strictement étymologique que Spinoza conserve à ce mot. « Une affection qui est une passion cesse d’être une passion sitôt que nous nous en formons une idée claire et distincte » et : « Il n’est pas une affection du corps dont nous ne puissions nous former une idée claire et distincte » (Eth. L. V, Th. 3 et 4).

Les propositions de l’Éthique, si simples mais si fulgurantes dans leur brièveté, ruinent la morale théologique basée sur la foi aveugle., et aussi bien la « morale laïque » fondée sur un devoir incompréhensible. Revenant à la tradition socratique, Spinoza réunit à nouveau le Vrai, le Bien et l’utile. (« Par bien je désignerai ce que nous savons, de source certaine, nous être utile ». (Eth. L. IV, Déf. I).

Contraindre une impulsion naturelle parce qu’une prétendue « révélation » ou un prétendu « impératif moral » la déclarent « mauvaise », ce n’est pas la supprimer. Si elle est réellement mauvaise, c’est-à-dire nuisible, de quelque façon, au but poursuivi par l’individu, elle continuera un travail souterrain, invisible, jusqu’au jour où elle se manifestera plus forte que jamais c’est le mécanisme du refoulement, mis en lumière bien des fois par les penseurs de l’Orient, par Socrate dans la République de Platon, par le Christ (dans la parabole des démons chassés par force d’une demeure et qui reviennent plus nombreux), et par bien d’autres faits que, pratiquement, on s’obstine à oublier, même si un Freud, avec une insistance qui ne sera jamais trop grande, en vulgarise la notion.

Il n’est d’autre Bien que ce qui est réellement utile, pas d’autre moyen de le réaliser que la Connaissance en acte. « L’effort suprême de l’âme et sa vertu suprême, c’est de comprendre les choses par le troisième genre de connaissance ». (Eth. L. V, Th. 25). Une autre opposition qui s’évanouit dans l’œuvre de Spinoza, c’est celle de la Joie et de la Vertu. La doctrine dite « chrétienne » a solidement implanté dans l’opinion du monde occidental le préjugé que la souffrance est bonne par elle-même, et la Joie mauvaise : l’homme doit souffrir sur cette terre, pour gagner, il est vrai, (car le commerce chez nous ne perd jamais ses droits), au bout d’un temps mal défini, un bonheur perpétuel dans le ciel. À vrai dire, il n’y a là, comme dans la plupart des dogmes religieux (incapables de rien inventer), que le souvenir corrompu d’une constatation vraie tout progrès s’accompagne d’une souffrance. Mais ce que le monde chrétien a oublié, c’est que la souffrance n’est pas celle de l’être qui progresse ; mais de ce qu’il dépasse, surmonte et brise dans son progrès. Et sa Joie essentielle est à la mesure même de cette souffrance.

« La Joie est le passage de l’homme d’une moindre à une plus grande perfection. La Tristesse est le passage de l’homme d’une plus grande à une moins grande perfection ». (Eth. L. III, déf. 2 et 3). Si ces propositions étaient fausses, le monde et l’essence même de l’esprit ne seraient que de sinistres farces (il est souvent bien difficile de ne pas le croire) et mieux vaudrait se faire sauter la cervelle tout de suite. Mais ces définitions sont vraies, bien que presque incroyables. Il faut savoir en effet quelle est cette Joie. Elle n’est pas le plaisir. Elle naît toujours au milieu des souffrances. Elle est la Joie absurdement voulue malgré la souffrance nécessaire, elle est le sentiment même de la Liberté absurdement voulue malgréle déterminisme universel. L’âme en effet éprouve la Joie lorsqu’elle agit, c’est-à-dire lorsqu’elle connaît, et la Tristesse lorsqu’elle pâtit. (« Outre la joie et le désir qui sont des passions, il existe d’autres affections de joie et de désir qui se rapportent à nous, en tant que nous agissons. » (Eth. L. III, Th. 58). Il en résulte que, pour comprendre cette doctrine de la Joie, il faut ranger tous les plaisirs subis, dont l’homme jouit sans les faire, sous le titre Tristesse et toutes les souffrances qu’il peut s’imposer ou accepter activement dans le but de connaître, sous le titre Joie. Et la plus grande Joie, qui est « l’Amour intellectuel de Dieu », c’est la « Joie qui naît du Troisième Genre de Connaissance », « accompagnée de l’idée de Dieu comme cause » (Eth. L. V, Th. 32 et 33) – c’est-à-dire : la Joie d’un être qui se crée et se connaît réel. Et quiconque méditera un instant là-dessus comprendra que cette Joie n’est pas drôle.

On ne s’y trompera pas si l’on songe à la vie de Spinoza, vie peu « joyeuse » s’il en fut, dans la pauvreté, l’isolement, la maladie. Car, conséquence rigoureuse encore du non-dualisme, la pensée réelle engage la vie entière. L’homme est un. Les plus belles constructions philosophiques deviennent des infamies à mes yeux si j’apprends que leurs auteurs étaient des lâches, des traîtres ou des cupides. L’œuvre de Spinoza est à l’abri d’une telle attaque ; sa vie en est partie intégrante. On pourrait aisément écrire une « Biographie Baruch Spinoza, démontrée selon l’ordre géométrique » qui serait un corollaire rigoureux de l’Éthique. Je ne donnerai pour exemple que le Théorème 70 du Livre II de l’Éthique, que Spinoza, comme on sait, a appliqué scrupuleusement jusqu’à sa mort « L’homme libre, qui vit parmi les ignorants, s’applique autant qu’il le peut à éviter leurs bienfaits ».

Il sut aussi quelles étaient les dispositions particulières de sa nature, et il en fit sa force, alors que chez d’autres elles eussent été des faiblesses. Il se savait peu apte, ne fût-ce que du fait de sa santé, à enseigner et réformer directement les hommes, à entrer en contact brutal avec la société. Philosophe, il mit dans son travail de philosophe les explosifs les plus puissants de sa sagesse : aussi, à chaque théorème de l’Éthique les cadres de la philosophie purement spéculative éclatent un peu plus. Entre les lignes dorment les germes de cent révolutions. Mais ce que je puis dire de mieux à sa gloire, persuadé que d’autres pourront le dire aussi, c’est qu’il m’a fait gagner du temps.

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Révolutionnaire à l’égard du grand sommeil théologique, Spinoza l’est assez évidemment dans le cadre abstrait de l’Éthique. Il n’est pas besoin de rappeler que la violence de sa polémique, dans son Traité Théologico-Politique et surtout dans ses Lettres, est telle qu’elle l’a mis, presque jusqu’à nos jours, au ban de la philosophie « respectable ». Socialement et politiquement aussi l’Éthique à elle seule contient en quelques propositions les principes d’une révolution. On pourra encore méditer longtemps ce théorème : « Dans la mesure seulement où les hommes vivent sous la conduite de la Raison, ils concordent toujours nécessairement de natures. »

Mais ici Spinoza est plus encore révolutionnaire par son non-dualisme que par ses théories explicitement politiques : théories, audacieuses et courageuses pour l’époque, mais que l’on ne peut guère juger que relativement à cette époque. Au contraire, le rythme des pensées posant et résolvant des antinomies, le place absolument dans la lignée des vrais penseurs révolutionnaires, de ceux, veux-je dire, pour qui connaître et agir ne se séparent pas. À cette lignée s’opposent tous les autres philosophes, constructeurs de systèmes toujours dualistes au fond, et qui sont des simples reflets des conflits matériels de la société qui les produit leurs productions sont justiciables de l’explication marxiste de l’histoire.

Depuis le commencement des « temps modernes », le grand drame de la philosophie-reflet-social fut celui-ci : la naissance et le perfectionnement des nouveaux modes de production exigeait une technique ; la technique une science de la nature ; et de celle-ci sortait peu à peu une philosophie critique qui tendait à ruiner toute métaphysique et toute théologie, et par là à tuer la religion. Or la classe naissante, qui avait entre ses mains les moyens de production, avait besoin de la « religion », précieux poison pour endormir et mieux dominer ses esclaves. Ces deux demandes contradictoires se sont clairement exprimées dans le développement philosophique de Descartes à nos jours. Chez Descartes, les deux courants philosophiques coexistent : sa cosmologie est tout matérialiste, mais n’empiète nullement sur sa métaphysique. Après lui, les philosophes se spécialisent, mais tous les efforts sont faits – vainement, comme on pouvait prévoir – pour concilier la « science » et la « foi ». Finalement, idéalistes et positivistes sont réunis dans les Universités des divers pays, images assez exactes des besoins idéologiques de la classe au pouvoir.

Spinoza, niant toute dualité foncière entre la matière et l’esprit, le corps et l’âme, l’action et la pensée, se place d’emblée, hors de cette philosophie-reflet, sur un plan éternel. Dans une histoire de la philosophie (on l’a sans doute remarqué) il « détonne » toujours un peu. Il gêne. Il ne s’emboîte pas dans le système. Son œuvre, limitée dans les cadres de la philosophie, est toujours près de les faire éclater.

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J’ai dit que les démarches de la pensée spinoziste me rappelaient celles de certains sages, anonymes ou presque. Je voulais parler du peu que nous puissions bien connaître de la pensée orientale dans ses plus hautes expressions. Je songeais tout particulièrement à la Kabbale juive et au Vedanta hindou.

Il est extrêmement probable que Spinoza, de par sa naissance même et sa connaissance approfondie de l’hébreu (puisqu’il a écrit une Grammaire de cette langue) a pu étudier d’assez près les textes principaux de la Kabbale. On pourrait trouver bien des parallélismes entre la doctrine de l’Éthique et les enseignements cabalistes. Je citerai seulement, au hasard : la théorie spinoziste de la substance renfermant les « idées Sub specie aeternitatis » de toute chose, et particulièrement des corps et de leurs idées les âmes, est contenue dans le Zohar, sous une forme imagée et poétique, mais non moins précise « La connaissance qu’on a du Saint, béni soit-il, n’est qu’imparfaite, car il est l’âme des âmes, l’Esprit des esprits… » ; « … Car en haut également il y a un habit, un corps, une âme, et une âme de l’âme… Toutes ces parties s’enchaînent… » (Zohar, I, I03 b et III, 152 a, etc.).

Le Zohar insiste bien souvent sur « la parfaite unité du monde d’en bas avec celui d’en haut » ; et en tire, comme Spinoza, cette conséquence que l’union des hommes ne peut se faire que par la Vérité qui leur est commune (II, 216-217). Même analogie dans la doctrine du mal, « privation » d’être selon Spinoza ; et, selon la Kabbale, trou dans l’être, qui seul sépare le Roi de sa Schekinah, seul obstacle à leur Amour infini.

Mais la parenté réside beaucoup moins dans les expressions métaphysiques ou symboliques de la spéculation que dans la méthode elle-même. Une telle pensée ne peut se laisser enfermer dans des mots écrits ; en toute rigueur, elle ne peut être communiquée qu’oralement, de vieille bouche à jeune oreille. Un livre de philosophie, le plus souvent, est une aide à la seule paresse il propose une illusion de clarté, par l’ordonnance du discours, et évite au lecteur de se heurter au mur de l’absurde. Les rédacteurs du Zohar ont trouvé un détour pour que le livre écrit puisse quand même servir, non pas à communiquer (c’est impossible) mais à provoquer une pensée réelle. C’est la méthode du casse-tête. Lisez quelques pages, surtout de celles purement métaphysiques, du Zohar. Presque toujours, vous trouverez une construction cohérente tout d’abord, un enchaînement logique qui vous permet l’attente de telle ou telle conclusion. Cela dure parfois assez longtemps. Et tout à coup une simple phrase démolit tout, contredit tout votre échafaudage, remet tout en question. Vous restez un moment étourdi mais quelque chose s’est gravé dans votre esprit, la seule chose positive qu’un livre puisse vous communiquer une interrogation. C’est pourquoi aussi j’ai dit au commencement que l’Éthique apparaissait à chacun selon son être propre. Le Zohar dit aussi « Chaque homme peut s’attacher à l’esprit de la sagesse selon la largeur de son propre esprit… Son Époux est connu aux Portes, c’est-à-dire aux intelligences des hommes il est connu à chacun selon la largeur de sa porte. Quant à connaître l’essence divine à fond, nul n’a jamais pu s’en approcher de près et nul ne la connaîtra jamais » (I, 103 E).

Si la méthode d’enseignement de Spinoza me semble si proche de celle de la sagesse juive, les expressions de sa doctrine me rappellent plus encore, bien souvent le symbolisme métaphysique des penseurs hindous. Je n’ai pas pu trouver, d’ailleurs, de mot plus juste pour résumer l’opération philosophique de Spinoza que « non-dualisme », expression directement traduite du mot Advaita, que les disciples de Çankara donnent pour nom à, leur doctrine, qui est sans doute l’interprétation la plus vaste et la plus profonde des textes védiques. Bien entendu, Spinoza ne pouvait avoir aucune connaissance de ces doctrines. Et je préfère avoir encore une fois l’occasion de constater la convergence de toutes les vraies pensées de L’humanité vers une direction unique, alors même qu’aucun rapport historique n’existe entre elles. Ce rapprochement a déjà été fait[2]. Mais presque toujours sur une base fausse, celle du « panthéisme », au sens où communément on l’entend, comme une identification à l’Être de la totalité des phénomènes. Hegel pourtant avait vu que ce « panthéisme » est aussi étranger à Spinoza qu’à la pensée orientale. « Panthéisme est une expression trompeuse, parce qu’elle contient la possibilité de se méprendre sur le πᾶν, et de l’entendre, non comme universel, mais comme totalité. La philosophie de Spinoza n’est nullement un panthéisme ». (Philosophie de la religion, T. II, sur le Bouddhisme). L’essence de la philosophie de Spinoza est le non-dualisme.

De ce principe identique de nombreuses coïncidences découlent, qu’il serait trop long d’énumérer. (Je note seulement que la doctrine de la correspondance entre les éléments de la « nature naturante » et ceux de la « nature naturée », dont ils sont les idées sub specie aeternitatis, se retrouve dans la tradition hindoue plus nettement encore que dans le Zohar. Ce sont les tattvâni, essences productrices des bhûtâni, ou éléments physiques improductifs, énumérés dans le Sânkhya. L’opposition Joie-Vertu disparaît aussi dans les Upanishads. La Joie est un aspect non essentiellement distinct du sacrifice intérieur, un « passage à une plus grande perfection ». Mais là non plus Joie n’est pas plaisir. Mais surtout, c’est encore dans la méthode et dans l’application pratique, dans la rigueur logique qui lie l’attitude à la doctrine, que Spinoza rejoint, sous le masque de la philosophie, cette lignée de sages. Pour lui comme pour eux, la connaissance est de l’être entier : et d’abord, par un long exercice, connaissance active du corps puisqu’il est la première marche de notre escalier. Pour eux comme pour lui, connaître c’est se faire, c’est devenir à soi-même son propre père. C’est lutter contre le sommeil et la mort sournoise.

C’est être attentif aux douleurs les plus terribles comme aux plaisirs les plus tristes, se libérer d’eux sans les contraindre ni s’en distraire, se faire durement à soi-même sa Joie, qui « n’est pas la récompense de la vertu, mais la vertu même » – sans jamais désirer la recevoir, désirant toujours agir, et non jamais pâtir.

20 novembre 1932
René Daumal


1 Cette traduction du mot advaita est littérale et s’imposait. Pourtant, je ne connais guère d’orientaliste que M. René Guenon qui ait compris pourquoi les vêdantins ont dit advaita et non pas, par exemple, ekatatd.

[2] Gobineau, par exemple, qui connaissait bien sinon la pensée, du moins la présentation philosophique de la pensée soufie, voyait en Spinoza et en Hegel des esprits asiatiques ». Mais M. Masson-Oursel, qui nous rappelle, dans la N. R. F. du 1er février, cette « surprenante, mais vraiment profonde assertion », semble avoir compris que Gobineau n’a vu là qu’une analogie formelle et, à mon sens, tout extérieure le fait que ces philosophies prennent toutes leur « point de- départ dans l’autonomie de l’Esprit universel. » M. Masson-Oursel signale en effet, et justement, que Gobineau n’a pas compris le « pragmatisme foncier » de la pensée orientale. Pragmatisme (dirai-je) au sens où Socrate est pragmatique en identifiant le Bien et le Beau à l’Utile. Seul importe le sens profond, immédiatement applicable, de la doctrine. Comparer des « philosophies » n’a aucun sens on en arrive-alors, parce qu’on a trouvé le mot « nirvana, employé par Schopenhauer, à, rapprocher la philosophie de cet auteur de la pensée asiatique traditionnelle, dont elle est fort éloignée.

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