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Le Passagenwerk de Walter Benjamin

Avec la publication du Passagenwerk[1], les diverses directions de la production de Walter Benjamin successive au grand livre sur le drame du baroque allemand, lesquels se présentaient jusqu’à maintenant sous la forme de brèves apparitions rhapsodiques, de tentatives essentiellement contingentes, étroitement liées à la conjoncture sociohistorique des années trente, se recomposent finalement comme autant de pièces d’une seule et précieuse mosaïque. Précisément dans l’état de ruine, de l’infini champ des matériaux de construction dans lequel il apparaît aujourd’hui, le Passagenwerk est une Pompéi retrouvée, dont nous pouvons enfin tenter d’interpréter les villas de mystères. Indépendamment des récentes, invérifiables, conjonctures sur la disparition d’une supposée élaboration définitive de l’œuvre après l’ultime fuite tragique de Benjamin à travers les Pyrénées[2], nous devons essayer de reconstruire les dernières lignes de sa philosophie à partir de son élément actuel, dont l’inclonclusive « inachevé » est susceptible d’être originaire et constitutive du sens même de l’œuvre[3]. Dans l’état actuel de l’édition, le problème semble plutôt celui de comprendre pourquoi le noyau primitif de l’œuvre dans le fond déjà délimitée dans son profil théorique générale, dès les cinquante pages de sa première élaboration de 1927[4], à travers un très laborieux travail de réexamen et d’ajustements, ne se soit pas finalement transfusé, comme le seul résultat théoriquement nouveau, excepté dans les brèves Thèses sur le concept d’histoire, en se dispersant pour le reste dans un infini – au-delà de mille pages – méandre de Aufzeichnungen, où le flux théorique est partout obstrué d’un détritique cumul de citations. Alors, de fait, dans un tel contexte, les Thèses sur le concept d’histoire que, paradoxalement, le plan de l’édition, en l’assignant au volume des Abhandlungen, l’a arraché de leur destination originaire[5], finissent avec leur configuration comme une sorte de réappropriation du plus vital noyau théorique contenu dans les Urpassagen rédigés à la fin des années vingt. La reformulation matérialiste de ce noyau, lequel Benjamin se proposait d’entreprendre pour venir à la rencontre des demandes et sollicitations qui lui venait de « l’institut pour la recherche sociale » dont il avait accepté de parrainer le travail, une telle reformulation qui devait être dans le même temps, une retranscription de l’énigmatique langue des Denkbilder – lesquels sont en substance les Urpassagen – dans une langue sobrement conceptuelle, n’est en réalité jamais advenu. De fait, dans l’économique globale du Passagenwerk telle que nous la reconstitue l’édition actuelle, les Urpassagen semblent littéralement constituer pour Benjamin un trésor rigoureusement gardé auquel il fera toujours le recours, même avec parcimonie, pour embellir et faire briller le tissu autrement discret des citations et du pur matériel bibliographique.

Maintenant, quelle est la philosophie qui inspire les aphorismes des Urpassagen ? Dans une première approximation, on pourrait la définir comme une métacritique du surréalisme. Le surréalisme, la philosophie de l’ivresse, du choc métropolitain, doit lui-même, à son tour, se soumettre à un choc salutaire : celle constituée de « l’ultra-ivresse » de la raison. Similaire à l’image du Zuiderzee chez Freud, on saisit chez Benjamin l’idée d’une œuvre bonificatrice de la raison dans la comparaison faite avec les surréalistes : « Défricher des domaines où seule la folie, jusqu’ici, a cru en abondance. Avancer avec la hache aiguisée de la raison et sans regarder ni à droite ni à gauche, pour ne pas succomber à l’horreur qui, du fond de la forêt vierge, cherche à vous séduire. Chaque terre a dû être un jour défrichée par la raison, être débarrassée des broussailles du délire et du mythe. C’est ce qu’il faut faire ici pour la terre en friche du XIXe siècle. »[6] À la philosophie surréaliste du rêve, Benjamin a, dans d’innombrables variations, opposé une doctrine du « réveil » : « Délimitation de la tendance de ce travail : tandis qu’Aragon persévère dans le royaume du rêve, il s’agit ici de trouver la constellation du réveil »[7]. De quoi s’agit-il exactement dans cette opposition ? Benjamin reconnaît aux surréalistes – en premier lieu à Aragon – le mérite substantiel d’avoir déchiffré le caractère originairement archaïque de la modernité, interprété comme mythe. Parler d’une « préhistoire du dix-neuvième siècle » « n’aurait aucun intérêt » si avec cela on n’entendait pas que « dans le complexe du dix-neuvième siècle doivent se retrouver des formes pré-historiques ». Le concept d’une « préhistoire du dix-neuvième siècle a un sens-là ou seulement », comme dans le cas des surréalistes, « le dix-neuvième siècle est présenté comme forme originaire de la préhistoire, comme une forme, par conséquent, dans laquelle la totalité de la préhistoire prend un visage nouveau, certains de ses traits anciens n’étant plus perçus que comme des précurseurs de ses traits les plus modernes ».[8]

Au surréalisme, Benjamin reproche cependant de rester prisonnier de la même fantasmagorie qu’il met aussi en évidence. Dans Le Paysan de Paris, Aragon a – il est vrai – reconnu le caractère irrémédiablement dépassé du passage, sa configuration préhistorique, mais il n’a pas su se libérer de la reproposition onirique de ce même passé. Alors sont importantes les déterminations avec lesquelles les Urpassagen circonscrivent les modes de ce « réveil » du rêve surréaliste. Le réveil est une « technique » de relève du passé, l’occasion d’un renversement qui pour réussir a besoin de « la ruse » : « La véritable relève d’une époque a la structure du réveil en ceci également qu’elle est entièrement régie par la ruse. C’est par la ruse et elle seule que nous nous arrachons au royaume du rêve ». Le modèle de la ruse s’oppose à la « fausse relève, dont la violence est le signe. Ici aussi s’applique la loi qui veut qu’un effort produise le contraire de l’effet recherché. Pour l’époque qui nous intéresse, c’est le Modern style qui représente cet effort infructueux ».[9] Dans l’entreprise de séparer le réveil de chaque « type de fausse relève », Benjamin est arrivé jusqu’à en apercevoir le dernier modèle dans la « dialectique » : « Il y a une expérience absolument unique de la dialectique. L’expérience péremptoire, manifeste, qui réfute toute idée de “progressivité” du devenir et fait apparaître toute “évolution” apparente comme renversement dialectique éminent et continûment composé, c’est le réveil du rêve ».[10] Qu’est-ce que la « ruse » de la dialectique qui, comme véritable réveil, doit savoir se distinguer du faux congé de la « violence » ? Reprenant le jeune Marx de la lettre à Ruge de septembre 1843, dans les notes gnoséologiques sur la notion de progrès qui constituent l’antécédent immédiat des dernières Thèses sur le concept d’histoire, Benjamin a posé l’accent sur le caractère de « sérénité » que doit avoir le renversement dialectique, une sérénité dont l’archétype est encore une fois le surréalisme considéré comme « la mort du siècle passé, dans la comédie »[11] : « L’humanité doit prendre congé de son passé dans une forme réconciliée et la sérénité est une forme de réconciliation »[12]. Au réveil, le Umschlag peut se réaliser seulement si le congé du monde onirique de la fantasmagorie, de cet « enfer »[13] véritable que constitue le mythologique monde de la modernité, n’est pas une simple liquidation, mais son élévation à la conscience. Voilà pourquoi, dans un tel contexte, Benjamin se réapproprie la célèbre affirmation de Marx : « Il nous faut donc prendre pour devise : réforme de la conscience, non par des dogmes, mais par l’analyse de la conscience mythifiée et obscure à elle-même […] il apparaîtra alors que le monde possède depuis longtemps le rêve d’une chose et que, pour la posséder réellement, seule lui manque la conscience claire »[14]. Dans cette perspective, la formulation la plus précise et déterminée que Benjamin a fournie de sa doctrine embryonnaire du réveil est celle qui fait du réveil même « le cas exemplaire du ressouvenir »[15] : tel est « le cas où nous parvenons à nous ressouvenir de ce qui est le plus proche, le plus manifeste. Ce que Proust veut dire avec le déplacement expérimental des meubles dans le demi-sommeil du matin, ce que Bloch perçoit comme l’obscurité de l’instant présent, ce n’est rien d’autre que ce que nous devons établir ici, au plan de l’histoire, et collectivement. Il y a un “savoir non-encore-conscient” de ce qui a été, un savoir dont l’avancement a, en fait, la structure du réveil »[16].

Maintenant, quel rapport subsiste entre réveil et souvenir ? Et encore, quel est le lien entre la critique du progrès, dans laquelle se résume du point de vue gnoséologique, le sens historico-philosophique de l’œuvre sur les passages, et la théorie du réveil comme souvenir ? Dans la théorie du réveil est à l’œuvre quelque chose que Benjamin définit comme un « schématisme dialectique » en vertu duquel seulement le souvenir peut se constituer comme le vrai point de conversion du rêve à l’éveil[17] : « Structure dialectique du réveil : ressouvenir et réveil sont très étroitement apparentés. Le réveil, en effet, est la révolution copernicienne, dialectique, de la remémoration. C’est un renversement éminemment élaboré qui transforme le monde de celui qui rêve en monde de veille. […] La nouvelle méthode dialectique de la science historique apprend à transformer ce qui a été avec la rapidité et l’intensité du rêve dans l’esprit, afin de faire l’expérience, sous forme d’un monde éveillé, du présent auquel en dernière analyse chaque rêve se rapporte »[18]. Dans l’optique d’un tel schématisme, le souvenir est compris à la lumière du concept de « seuil » (Scwelle) que, dans les mêmes pages, Benjamin oppose avec obstination au concept de Grenze, de limite ou de frontière : « Il faut distinguer très soigneusement le seuil de la limite. Le seuil (die Schwelle) est une zone, et plus précisément une zone de passage »[19]. Le réveil n’est pas la césure avec le monde du rêve, il n’est pas le hiatus avec le monde du passé, que Marx lui-même, par ailleurs, refuse justement dans la lettre citée à Ruge ; c’est plutôt, la rédemption de ce même monde du rêve ou son passage à une région que Benjamin définit comme la région de la « connaissabilité » : « Le réveil serait-il la synthèse de la thèse de la conscience du rêve et de l’antithèse de la conscience éveillée ? Le moment du réveil serait identique au Maintenant de la connaissabilité dans lequel les choses prennent leur vrai visage, leur visage surréaliste. Ainsi Proust accorde-t-il une importance particulière à l’engagement de la vie tout entière au point de rupture, au plus haut degré dialectique, de la vie, c’est-à-dire au réveil. Proust commence par une présentation de l’espace propre à celui qui se réveille »[20]. Il est important de s’attarder sur cette métaphore du seuil, dans ses différentes variantes, comme la détermination plus que tout autre capable de nous porter proche de la conception du réveil-souvenir. Le réveil est un point de fluctuation, de transition : ce n’est que dans le souvenir qu’il est capable de trouver le matériel de la connaissance. En remplissant sa fonction de seuil critique, le réveil, tout en construisant la métacritique de la mythologie surréaliste, tend à reconnaître « dans le maintenant l’image la plus intime du passé »[21], se constituant d’un autre côté – dans son essence mémorielle – en désenchantement du rêve le plus profond du dix-neuvième siècle, ce rêve de progrès, transmigré depuis l’idéologie bourgeoise au sein même du marxisme vulgaire. Pour Benjamin, le rêve sans réveil des surréalistes n’est que l’autre face du réveil sans rêve, du réveil comme Grenze, comme hiatus, qui « est coessentielle à la philosophie du progrès acritique, c’est-à-dire à cette philosophie dans laquelle le progrès est devenu la signature de tout le décor historique »[22]. Mais, maintenant, comment cette théorie du réveil comme souvenir est-elle compatible avec les instances révolutionnaires du messianisme latent dans les thèses concluantes sur le concept d’histoire, lesquelles aussi, formellement et thématiquement, rentrent en tout et pour tout dans la prospective philosophique du Passagenwerk ? En d’autres termes, la rupture avec le temps vide de l’histoire inauguré par la modernité – ce « monde dominé par ses fantasmagories »[23] –, ne semble pas précisément impliquer un concept du réveil comme limite, plutôt que comme seuil, hiatus, ou comme passage ? Enfin, qu’en est-il de la critique aux déformations sociales-démocrates de la théorie de Marx, laquelle alimente les pages les plus polémiques des thèses ? Il s’agit ici du point le plus subtil de la conception historico-philosophique de Benjamin, celui dont il va de son malentendu total. D’un autre côté, ce n’est qu’ici que nous pouvons espérer comprendre pourquoi Benjamin affirme que « le réveil du rêve » constitue « une expérience absolument unique de la dialectique ». Chez Benjamin, sa dialecticité consiste en ce que la critique du mythe et son sauvetage sont absolument simultanés : l’expérience du rêve ne se donnerait pas sans le réveil comme, vice-versa, l’absolue nouveauté du réveil ne pourrait se permettre sans le rêve. L’effort de Benjamin se concentre à expérimenter et à nommer le seuil, qui a lui seul permet d’installer cette dialectique entre rêve et éveil : c’est précisément le souvenir. Comme le désenchantement du rêve est fait par amour du rêve lui-même, de la même manière la critique du passé ne se fait pas au nom d’un futur indéfinissable, mais plutôt pour sauver à la fin la caducité de son propre destin : « La connaissance historique de la vérité n’est possible que comme dissipation (Aufhebung) de l’apparence : cette dissipation ne doit pas signifier qu’on volatilise, qu’on actualise l’objet ; elle doit, de son côté, passer par la formulation d’une image rapide. La petite image rapide, par opposition à la quiétude scientifique. La formation de cette image rapide coïncide avec la reconnaissance du “Maintenant” dans les choses. Mais pas de l’avenir. Allure surréaliste des choses dans le Maintenant, allure mesquine dans l’avenir. L’apparence qui est ici dissipée est celle selon laquelle l’antérieur serait dans le Maintenant. En vérité : le Maintenant est l’image la plus intime du passé »[24]. En ce sens, on peut dire que le projet tout entier du Passagenwerk est peut-être déjà contenu dans une note en marge de la description du passage de l’Opéra dans Le Paysan de Paris d’Aragon. Ce qui « détermine le centre des problèmes » – écrit Benjamin – est un fait singulier. « Ce que les passages pour nous représentent ici », ils le doivent à ceci : « qu’ils (en eux-mêmes) n’existent plus ». C’est donc l’expérience de « la mort des passages parisiens »[25], c’est l’expérience de la non-vérité de la promesse avancée par le nouveau de la modernité, celle qui pousse Benjamin, malgré tout, à tenter son sauvetage dans l’apparence du souvenir. Ainsi, les Thèses sur le concept d’histoire sont seulement la transposition sur le plan de la philosophie de l’histoire de cette même expérience du seuil-souvenir. Comme le réveil est le seuil qui, ouvrant la différence entre rêve et veille, sauve le rêve de l’oubli de sa propre inconscience, de la même manière « l’image de la rédemption » ne peut racheter le présent seulement en réveillant le « savoir non-encore-conscient du passé »[26]. Si le réveil est un seuil, de la même façon « notre vie est un muscle qui a assez de force pour contracter la totalité du temps historique »[27].

Gianni Carchia


[1] Walter Benjamin, Paris, capitale du XIXe siècle, le livre des passages, Les éditions du cerf, 2021.

[2] Cf, r. L. Fitto, « Der alte Benjamin ». Flucht ü ber die Pyrenäen, in « Merkur » 403, 1982, pp.35-49.

[3] Cf. le osservazioni di Rolf Tiedemann, in margine alle Zeugnisse zur Entstehungsgeschichte (Passagenwerk, cit., V-2, pp. 1183-1205).

[4] Cf. le Erste notizien (Pariser Passages I e II), Passagenwerk, cit., pp.993-1059.

[5] Cf. W. Benjamin, Über den Begriff der Geschichte, in Gesammelte Schriften, cit., Band I-2, pp.691-704

[6] Cf W. Benjamin, Paris, capitale du XIXe siècle, le livre des passages, p.839 [G°13].

[7] Ibid., p.

[8] Ibid., p. 860 [O°79]. Cf. aussi V-1, p.480 [ N3a,2].

[9] Ibid., p. 881 [h°,3].

[10] Ibid., p.836 [F°,6].

[11] Ibid., p.484 [N 5a,2].

[12] Ibid., p.484 [N 5a, 2].

[13] Ibid., p.840 : « La modernité comme temps de l’enfer », [G°,17]

[14] Ibid., p.484 [N 5a, 1].

[15] Ibid., p.880 [h°,2]

[16] Ibid., p.880-881 [h°,2].

[17] Ibid., p.881 [h°,4].

[18] Ibid., p.881 [h°,4].

[19] Ibid., p.852 [M°,26].

[20] Ibid., p.480-481 [N 3a,3].

[21] Ibid., p.860 [O°,81]

[22] Ibid., p.881 [h°,4]

[23] Ibid., p.

[24] Ibid., p.860 [O°,81].

[25] Ibid., p.871 [a°,4].

[26] Ibid., p.881 [h°,2].

[27] Ibid., p.498 [N 13a,1].

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