« Nous entendons amorcer une destitution pan par pan de tous
les aspects de l’existence présente. Ces dernières années nous ont
assez prouvé qu’il se trouve, pour cela, des alliés en tout lieu. Il
y a à ramener sur terre et reprendre en main tout ce à quoi nos
vies sont suspendues, et qui tend sans cesse à nous échapper. Ce
que nous préparons, ce n’est pas une prise d’assaut, mais un
mouvement de soustraction continu, la destruction attentive,
douce et méthodique de toute politique qui plane au-dessus du
monde sensible. »
Éric Hazan et Julien Coupat, Pour un processus destituant : invitation au voyage
Étrangement, la destitution n’a plus le vent en poupe. Cela est dû aux arrêts brutaux des derniers soulèvements dans le monde par une douteuse pandémie. 2019 fut l’année où la gouvernementalité mondiale a décidé de mener une gigantesque opération contre-révolutionnaire à l’échelle planétaire. Quel meilleur prétexte qu’une pandémie pour enfermer une grande majorité de la population mondiale chez elle ?
Beaucoup de « révolutionnaires » se sont vautrés dedans, ont justifié l’injustifiable, devenus solidaire de cette opération, en pleurnichant quelques grotesques idées : biopolitique mineure, zéro-Covid, communisme du soin et anticonspirationnisme. Difficile dans cette ambiance d’intensifier le processus destituant. S’en est suivi l’élection présidentielle 2022 où s’est répandu le désir de gauche, le désir de l’institution sous toutes ses formes. Comme si on pouvait répondre à l’impuissance par l’impuissance. Il faut dire que la séquence du Covid a réveillé certaines les pires tares de l’éthos français, qu’on peut résumer ainsi : la prétention à l’hégémonie intellectuelle, le besoin de société et le paraître avant tout. Ce n’est pas un hasard si la première énonciation d’une formalisation de la destitution est venue de l’étranger, plus précisément de l’Italie. L’Italie n’est pas une nation, mais un ensemble de fragments régionaux liés par une certaine sensibilité. Les Italiens méprisent la société et la politique, ils préfèrent habiter leur monde. Ce fut donc dans cette terre de fragments qu’émergea la première occurrence formelle de la pensée de la destitution. Un entretien paru en 2008 avec Mario Tronti, Sur le pouvoir destituant, est prolongé quelques années plus tard par Giorgio Agamben dans ses travaux sur L’usage des corps. Par la suite, le Comité invisible, avec À nos amis et Maintenant, a affirmé une sensibilité et une stratégie destituante. La destitution n’a pas été défaite, juste ralentie. Tant qu’il aura des personnes capables de tenir au monde sensible, les gestes destituants seront encore de mise.
« J’aime beaucoup cette idée de pouvoir destituant. Je pense qu’il s’agit
d’une belle idée. Il faudrait y réfléchir dessus, approfondir et articuler
un peu notre discours à ce propos. Car selon moi, c’est peut-être bien
ce sur quoi débouche la crise de la subjectivité. »
Mario Tronti, Sur le pouvoir destituant
En 2008, Mario Tronti, ancien operaïste, donne un entretien à la revue italo-française La rose de personne, dédiée au soulèvement des banlieues françaises de 2005. Tronti y développe l’idée d’un pouvoir destituant. C’est au cœur d’un grand bouleversement qu’émerge l’énoncé de la destitution, où la subjectivité n’en finit pas son chemin de croix, où plus elle est convoquée plus elle se fissure. Dans Politique au crépuscule, Mario Tronti constatait la fin du mouvement ouvrier, de surcroît la défaite du sujet historique, ce qui implique la fin du sujet révolutionnaire. Pourtant les années 1990 et 2000 ont vu réapparaître chez les marxistes en manque de sujet à gouverner, comme Negri, ou chez les postmodernes à la Butler, une tentative de sauver coûte que coûte la subjectivité. Depuis Michel Foucault et sa pertinente analyse sur la relation entre pouvoir et sujet, difficile de vouloir encore résonner en termes de sujet ou de subjectivité.
Il y a deux sens du terme sujet. Le premier sujet soumis à l’autre par le contrôle et la dépendance, et le second sujet attaché à une identité par la faculté de la conscience ou la connaissance de soi. Ces deux sens mettent en relation le pouvoir et la condition d’assujettissement. Donc tout processus de constitution d’un sujet est déterminé par le pouvoir. Face au piège de la métaphysique de la subjectivité, une porte de sortie a été fracturée, basée sur l’expérience vécue. Nous les devons à Giorgio Agamben et à la revue TIQQUN qui proposent le terme de forme de vie pour sortir de ce piège. Il n’est plus question ici de partir des présupposés de ce que je suis, mais de se rapporter à l’expérience sensible du comment je suis ce que je suis. « La constitution d’une forme-de-vie coïncide donc intégralement avec la destitution des conditions sociales et biologiques où elle se trouve jetée. » (Giorgio Agamben, L’usage des corps). En ce sens une forme de vie révoque toutes prétentions de ses prédicats, qu’elle met en tension de l’intérieur, jusqu’à qu’elle se maintienne et demeure en elles. Penser les formes de vie, ce n’est pas une recherche d’une forme de vie plus authentique ou supérieure aux autres, mais bien retrouver un lien entre soi et le monde. Prendre cette coordonnée ouvre d’autres chemins, celui des formes de vie. Toute émergence de forme de vie est une opération de destitution du pouvoir. « Je dirais même qu’une forme-de-vie c’est justement là où on rejoint quelque chose qui d’elle-même va être destituante » (Giorgio Agamben, Vers une théorie de la puissance destituante).
II. Cercle – pouvoir et puissance
« C’est dans ces conditions que peut reprendre corps l’idée de pouvoir
destituant. Car la priorité n’est pas tant le projet de construction de
quelque chose, mais la destitution de ce qui existe, la mise en crise de
ce qui est. C’est là l’idée sur laquelle j’insisterais. Je crois que tu
conçois le pouvoir destituant comme alternatif au pouvoir constituant,
tandis que les idéologies de la multitude continuent à parler de pouvoir
constituant… »
Mario Tronti, Sur le pouvoir destituant
Dans l’entretien Sur le pouvoir destituant, Mario Tronti oppose deux pouvoirs. Au pouvoir constituant de son camarade Toni Negri fait cette nouvelle idée du pouvoir destituant. L’erreur de Tronti est de rester dans les termes du pouvoir. Il entrevoit pourtant une partie de la puissance destituante dans son intuition que la priorité n’est pas de constituer un nouveau sujet, mais de défaire l’état de choses. C’est là que les contributions d’Agamben et du Comité invisible sont précieuse. Elles révèlent l’ensemble de la logique destituante, c’est-à-dire le processus capable de désactiver le pouvoir des formes de vie. Cela demande d’abandonner la conception du pouvoir pour celui de la puissance. Dans L’usage des corps, Agamben continue de travailler sa logique de moyen sans fins, et la question de la puissance touche explicitement cette logique. Il désactive la puissance de l’acte chère aux aristotéliciens et situe sa conception de la puissance en tant qu’habitus, c’est-à-dire dans l’usage habituel. Alors, chaque forme de vie fait l’usage habituel d’une puissance, c’est un mode d’être qui se met en jeu. Faire l’usage d’une puissance dans son accroissement permet de toucher le point de contact affectif d’une forme de vie. La puissance n’a pas besoin de justifier son existant et son accroissement, car elle est déterminée par le risque d’éprouver pleinement une expérience vécue. « La puissance absolue n’étant en réalité que le présupposé de la puissance ordonnée, dont celle-ci a besoin pour garantir sa propre validité inconditionnée, on peut, de même, dire que le pouvoir constituant est ce que le pouvoir constitué doit présupposer pour se donner un fondement et se légitimer. Selon le schéma que nous avons si souvent tracé, une figure du pouvoir est constituante lorsqu’une puissance destituante y est capturée et neutralisée, afin d’assurer qu’elle ne puisse se retourner contre le pouvoir ou l’ordre juridique comme tel, mais seulement contre une de ses figures historiques déterminées » (Giorgio Agamben, L’usage des corps). L’existence du pouvoir est le refus de l’expérience vécue, du bouleversement possible de la sensibilité par cette même expérience. Le pouvoir doit s’accaparer l’expérience sensible, car le pouvoir ne peut sentir, il ne peut que voir et établir des économies. Toute puissance d’une forme de vie capturée par le pouvoir brise l’ensemble des liens qui l’habitent pour un ensemble d’économies (psychique, libidinal, social, etc.) déterminées et par des dispositifs, qui neutralisent toute possibilité d’un retour de la puissance destituante. Faire le pari de la puissance, c’est parier sur la consistance des formes de vie et leur point de contact comme moyen de persister hors du pouvoir.
III. Cercle – contact et relation
« Penser une puissance purement destituante signifie en ce sens
interroger et mettre en cause le statut même de la relation, en se
maintenant ouvert à la possibilité que la relation ontologique ne soit pas,
en vérité, une relation. Cela signifie se mesurer, en un corps à corps
décisif, à l’être le plus faible qu’est le langage. »
Giorgio Agamben, L’usage des corps
Une puissance destituante ouvre l’espace nécessaire à la capacité effective de formes de vie de ne plus être régies par les relations ontologico-politiques (vie nue/pouvoir souverain ; pouvoir constituant/pouvoir constitué) pour mettre en évidence leurs éléments en contact. Le contact au sens de Giorgio Colli, où il n’est pas réductible à un point de tangence ni un quid ou une substance, mais les deux éléments communiquant définis par une absence de représentation, par une césure. Alors, les relations ontologico-politiques sont destituées par leur mise en tension, qui montre que la consistance de ses relations est constituée par l’absence même de relation. Quand cet ordre relationnel est destitué, quand l’unité ontologico-politique régie par des opérations de capture pour effectuer la détermination du lien est désactivée, se joue l’expérience de la différence éthique, dans laquelle tout ce qui a été séparé de soi peut tenir librement les attachements au monde qui rendent dense une forme de vie. On retrouve cela dans les derniers soulèvements. L’expérience vécue est libérée des prédicats du pouvoir, la rencontre est enfin possible dans une présence commune au monde. Ce qui se joue n’est pas la relation au social ou au biologique, mais un tissage de liens entre soi et les autres, pris dans une expérience vécue commune. Les différences qui sont éprouvées sont dès lors de l’éthique, des plans de réalités différentes sont mis en jeu, certains y partagent une consonance, d’autres une dissonance. La question est d’aller au contact, d’aller rencontrer ce qui se joue en soi et dans l’autre, le reste est de l’ordre de l’événement.
IV. Cercle – renoncement et soustraction
« Destituere en latin signifie : placer debout à part, dresser isolément ;
abandonner ; mettre à part, laisser tomber, supprimer ; décevoir,
tromper. Là où la logique constituante vient s’écraser sur l’appareil du
pouvoir dont elle entend prendre le contrôle, une puissance destituante
se préoccupe plutôt de lui échapper, de lui retirer toute prise sur elle, à
mesure qu’elle gagne en prise sur le monde qu’à l’écart elle forme.
Son
geste propre est la sortie, tout autant que le geste constituant est la prise
d’assaut. Dans une logique destituante, la lutte contre l’État et le capital
vaut d’abord pour la sortie de la normalité capitaliste qui s’y vit, pour
la désertion des rapports merdiques à soi, aux autres et au monde qui
s’y expérimentent. Ainsi donc, là où les constituants se placent dans un
rapport dialectique de lutte avec ce qui règne pour s’en emparer, la
logique destituante obéit à la nécessité vitale de s’en dégager. Elle ne
renonce pas à la lutte, elle s’attache à sa positivité. Elle ne se règle pas
sur les mouvements de l’adversaire, mais sur ce que requiert
l’accroissement de sa propre puissance. »
Comité invisible, Maintenant
Comme le précise le Comité invisible, la destitution est un renoncement au monde, au monde de ceux qui vivent en Empire. Renoncer à se monde, c’est reprendre soin de son élan vital. Une nécessité existentielle s’éprouve, ce renoncement tient précisément à ce que l’Empire détruit, les possibilités en mouvement, et leurs différentes tonalités de vivre d’autres modes d’existence liées au monde. Ce renoncement est de surcroît une position schismatique, une détermination à accentuer la soustraction en cours. « Mais cet élément destitutif de la fête me paraît très important : c’est toujours soustraire une chose à son économie propre, pour la désœuvrer, pour en faire un autre usage » (Giorgio Agamben, Vers une théorie de la puissance destituante). La force de l’Empire est de recouvrir par sa neutralité la préexistence d’usage, déployer un ensemble de dispositifs politique et juridique ou maintenir se recouvrement. La soustraction animée par la destitution, c’est de casser l’emprise infrastructurel que conçoit l’Empire. Se soustraire, c’est désactiver l’économie fixe à un usage, désactiver la médecine, prendre acte que d’autres rapports sont possibles, prendre la tonalité éthique de nos propres rapports à ce qui nous est bon ou mauvais, arracher les savoirs de l’institution afin de ne plus être un sujet ou un objet, mais un élément actif d’une relation aux prises avec un désir singulier de guérir. La soustraction défait cette étrangeté au monde, on y prend lieu sans pour autant s’enraciner. Plus justement, on retrouve notre capacité à être sur terre et y participer. Notre attention peut ainsi poser un regard sur les techniques qui sillonnent nos formes de vie et voir où nos affirmations sont bien des attaques contre ce monde.
V. Cercle – stratégie et sensibilité
« Il n’est pas question, ici, d’un nouveau contrat social, mais d’une nouvelle composition stratégique des mondes. »
Comité invisible, Maintenant
La destitution ne renonce pas au combat, mais implique un autre rapport au combat. Les différents textes du Comité invisible ont proposé de tenir ensemble une stratégie et une sensibilité, de les tenir ensemble, car cet agencement est le cœur de toute-puissance destituante. Établir une stratégie destituante, cela signifie partir du plan effectif des formes-de-vies, et de là faire preuve de méthode dans la construction d’une stratégie adéquate aux combats en cours. « Pour destituer le pouvoir, il ne suffit donc pas de le vaincre dans la rue, de démanteler ses appareils, d’incendier ses symboles. Destituer le pouvoir, c’est le priver de son fondement. C’est ce que font justement les insurrections. Là, le constitué apparaît tel quel, dans ses mille manœuvres maladroites ou efficaces, grossières ou sophistiquées. “Le roi est nu”, dit-on alors, parce que le voile du constituant est en lambeaux et que chacun voit à travers. Destituer le pouvoir, c’est le priver de légitimité, le conduire à assumer son arbitraire, à révéler sa dimension contingente. C’est montrer qu’il ne tient qu’en situation, par ce qu’il déploie de stratagèmes, d’artifices – en faire une configuration passagère des choses qui, comme tant d’autres, doit lutter et ruser pour survivre. C’est forcer le gouvernement à s’abaisser au niveau des insurgés, qui ne peuvent plus être des “monstres”, des “criminels” ou des “terroristes”, mais simplement des ennemis. Acculer la police à n’être plus qu’un gang, la justice une association de malfaiteurs. » (Comité invisible, A nos amis). Révéler la facticité du pouvoir comme n’ayant rien de naturel. Mettre à nu le pouvoir, c’est casser les règles du jeu qu’impose le pouvoir, la situation se métamorphose et les prises de parti sont plus que jamais situées. « Face à l’organisation capitaliste, une puissance destituante ne peut certes s’en tenir à sa propre immanence, à l’ensemble de ce qui, faute de soleil, croît sous la glace, à toutes les tentatives de construction locales, à une série d’attaques ponctuelles, même si tout ce petit monde devait se retrouver régulièrement dans de grandes manifestations houleuses. Et l’insurrection n’attendra pas que tout le monde devienne insurrectionnaliste, à coup sûr. Mais l’erreur heureusement cuisante des léninistes, trotskystes, négristes et autres sous-politiciens, c’est de croire qu’une période qui voit toutes les hégémonies brisées à terre pourrait encore admettre une hégémonie politique, même partisane, comme en rêvent Pablo Iglesias ou Chantal Mouffe. Ce qu’ils ne voient pas, c’est que, dans une époque d’horizontalité déclarée, c’est l’horizontalité elle-même qui est la verticalité. Personne n’organisera plus l’autonomie des autres. La seule verticalité encore possible, c’est celle de la situation, qui s’impose à chacune de ses composantes parce qu’elle l’excède, parce que l’ensemble des forces en présence est plus que chacune d’elles. La seule chose qui soit à même d’unir transversalement l’ensemble de ce qui déserte cette société en un parti historique, c’est l’intelligence de la situation, c’est tout ce qui la rend lisible pas à pas, tout ce qui souligne les mouvements de l’adversaire, tout ce qui identifie les chemins praticables et les obstacles – le caractère systématique des obstacles. Depuis cette intelligence-là, ce qu’il faut de décollement vertical pour faire pencher certaines situations dans le sens désiré peut bien s’improviser à l’occasion » (Comité invisible, Maintenant). La sensibilité à la situation impose une intelligence à même de mettre en forme une stratégie située au sein de la situation, les méthodes ne se sont jamais fixes, elles se transforment selon le déroulement de la situation vécue. « C’est la méthode la plus sûre pour défaire une insurrection – celle qui ne nécessite même pas de la vaincre dans la rue. Pour rendre irréversible la destitution, il nous faut donc commencer par renoncer à notre propre légitimité. Il faut abandonner l’idée que l’on fait la révolution au nom de quelque chose, qu’il y aurait une entité essentiellement juste et innocente que les forces révolutionnaires seraient tâchées de représenter. On ne ramène pas le pouvoir sur terre pour s’élever soi-même au-dessus des cieux » (Comité invisible, A nos amis). Le Comité invisible appelle à renoncer au crédit social, à revenir à la tonalité de la situation, à rester à la bonne distance, à ne plus projeter comme les garants de la révolution. Combattre dans son intériorité tout relent de toute santé morale existante comme dirait Dionys Mascolo. « Mais pour destituer le gouvernement, il ne suffit pas de critiquer cette anthropologie et son “réalisme” supposé. Il faut parvenir à la saisir depuis le dehors, affirmer un autre plan de perception. Car nous nous mouvons effectivement sur un autre plan » (Comité invisible, À nos amis). Changer notre attention aux choses, notre faculté de voir est essentiel pour saisir les puissances qui nous traverses et nous animent et enfin voir que les choses ne se répètent pas d’indéfiniment. Le monde n’est pas Un, il est multiple. C’est-à-dire qu’il y a autant de plans de réalité que de forme de vie. Se mouvoir sur un autre plan, c’est ne plus regarder à travers les yeux de l’adversaire. C’est peut-être une des conditions minimales à tout élément qui se meut dans un processus destituant. Pouvoir voir par ses propres yeux. « Destituer le gouvernement, c’est se rendre ingouvernables. Qui a parlé de vaincre ? Surmonter est tout. » (Comité invisible, Maintenant)
VI. Cercle – geste et révolution
« Ce qui signifie que le processus révolutionnaire – voilà que surgit à
nouveau la question du pouvoir destituant – le pouvoir destituant
consiste aussi à faire surgir un adversaire, à faire surgir une véritable
“contre-révolution compacte”. Ne pas combattre pour la révolution,
mais faire en sorte qu’il y ait une contre-révolution tellement forte,
qu’en la combattant l’on soit en mesure de dépasser la stagnation que
constitue la situation immédiate. »
Mario Tronti, Sur le pouvoir destituant
Nous subissons encore l’héritage de la Révolution française, bien vissé dans nos esprits. Déjouer cette perception de la révolution régie par le pouvoir constituant, qui est le point d’ancrage de tout mécanisme de faire sur lequel tout pouvoir constituant va fonder un nouveau pouvoir constitué. Nous savons au plus profond de nous que cette dialectique constitue la tragédie de la Révolution. « La destitution permet de repenser ce que l’on entend par révolution. Le programme révolutionnaire traditionnel était celui d’une reprise en main du monde, d’une expropriation des expropriateurs, d’une appropriation violente de ce qui est à nous, mais dont on nous avait privés. Seulement voilà : le capital s’est emparé de chaque détail et de chaque dimension de l’existence. Il a fait un monde à son image. D’exploitation des formes de vie existantes, il s’est mué en univers total. Il a configuré, équipé et rendu désirables les manières de parler, de penser, de manger, de travailler et de partir en vacances, d’obéir et de se rebeller qui lui conviennent. Ce faisant, il a réduit à bien peu la part de ce que l’on pourrait, en ce monde, vouloir se réapproprier. » (Comité invisible, Maintenant). Si heureusement plus personne ne croit à un programme révolutionnaire et à son eschatologie, il est plutôt question de gestes à tenir. « Le geste révolutionnaire ne consiste donc plus désormais en une simple appropriation violente de ce monde, il se dédouble. D’un côté, il y a des mondes à faire, des formes de vie à faire croître à l’écart de ce qui règne, y compris en récupérant ce qui peut l’être de l’état de choses actuel, et de l’autre il y a à attaquer, à purement détruire le monde du capital. Double geste qui se dédouble encore : évidemment que les mondes que l’on construit ne maintiennent leur écart par rapport au capital que par la complicité dans le fait de l’attaquer et de conspirer contre lui, évidemment que des attaques qui ne porteraient pas en leur cœur une autre idée vécue du monde seraient sans portée réelle, s’épuiseraient en un activisme stérile » (Comité invisible, Maintenant). Le geste révolutionnaire joué par une sensibilité destituante fait exister ensemble deux tonalités : désertion et attaque, élaboration et destruction, toujours dans le même geste. Un autre rapport au temps se joue, ou les logiques de l’alternative et l’activisme s’évaporent, pour un agencement entre temps long de la construction et la destruction entrepris par l’intervention dans une situation. « Contrairement à ce que veulent croire militants et gouvernants, ce ne sont pas les révolutionnaires qui font les révolutions, ce sont les révolutions qui font les révolutionnaires. » (Comité invisible, Beau comme une insurrection impure)
VII. Cercle – communisme
« Le communisme est le mouvement réel qui destitue l’état de choses existant. »
Comité invisible, Maintenant
Autrement dit, Le communisme est le processus destituant qui vise à rendre inopérant l’économie et le social, rendant ainsi sensible et intelligible la matérialité des formes de vies. Comme le lieu de la guerre civile, où se jouent les différences entre les formes de vie et rend possible la communication entre elles. Il n’y a pas de disparition du conflit dans l’expérience du communisme, le conflit étant une forme de communication entre les formes de vie. Vivre le communisme ne correspond pas un renoncement à soi, mais au déploiement et à l’attention d’un ensemble de liens, où la capacité d’en trancher certains est nécessaire. C’est une exigence des formes de vie, comme processus de la recherche matérialiste de rétablir des correspondances entre la vie et la parole. Une parole communiste tient au plus proche de soi son expérience vécue, elle se tient que dans l’affirmation commune, une présence, c’est-à-dire un parti pris. Cette attention réclame de penser et de toujours prendre au sérieux la cosmotechnique qu’impliquent une ou des formes de vie. Il n’y rien attendre du communisme, le communisme est à faire.