Giorgio Agamben dans un texte récent[1] pronostique la fin du judaïsme : « le judaïsme, qui n’était pas mort à Auschwitz, connaît peut-être aujourd’hui sa fin ». Je ne le suivrai pas dans cette affirmation : le judaïsme ne disparaîtra pas tant que le peuple juif comptera un seul juste en son sein. Toutefois, l’inhumanité criminelle du sionisme à Gaza, au Liban et en Iran, véritable négation du judaïsme, aura pour conséquence irrémissible l’obscurcissement de ce dernier, la virtualisation de la spiritualité toraïque qui provoquera simultanément l’actualisation révélatrice du chiisme duodécimain. Nous entrons dans les derniers temps où la Shekina, rejetée au milieu des ténèbres, suivra la lumière de la Xvarnah. La prophétologie chiite va devoir suppléer à l’effacement du prophétisme hébreu. Cet avènement eschatologique, d’une importance extrême, concerne la « hiéro-histoire », pour reprendre l’expression d’Henry Corbin dont l’œuvre, en particulier En Islam iranien, semble être des plus éclairantes pour comprendre ce qui se joue, sous nos yeux, mais sur un autre plan.
D’un point de vue métaphysique, le chiisme politique des ayatollahs équivaut au judaïsme dévié du sionisme religieux, l’un et l’autre sont des nationalismes fondamentalistes totalitaires. Comme le judaïsme authentique, le pur chiisme est non étatique. Il estime que Mahomet, s’étant lui-même authentifié « prophète-serviteur » et non « prophète-roi », ne pouvait transmettre aux douze Imams de son lignage qu’un pouvoir spirituel et non temporel. Le Mahdi chiite, comme le Maschiah juif véridique (et non pas le Dajjal du Érèv-rav), nous oriente vers l’exil gnostique du monde de la réalité objective qui est celui des analogies et des symboles. Entre le divin et l’humain, le symbole, loin de nier la réalité tangible de l’événement, lui rend son sens anagogique et le verticalise. Le poète persan Sohrawardî désigne par Hûrqalyâ ce monde intermédiaire entre le sensible et l’intelligible. Hûrqalyâ est la terre sainte où le judaïsme a trouvé refuge. C’est en Hûrqalyâ que le judaïsme reconstruira Gaza.
« Israël dit à Dieu : Quand donc viendras-tu nous racheter ? Et Dieu répondit : Quand vous serez tombés au point le plus bas, à ce moment, je viendrais vous racheter. » (Midrash Tehillim 45, 3.) À cet espoir des sans espoirs – car l’abîme est sans fond – correspond l’idée du Maschiah perpétuellement caché qui, dans de nombreuses légendes, a traversé l’histoire du judaïsme. Écrite au IIe siècle de notre ère, la plus extraordinaire (Sanhedrin, 98a), montre dans une anticipation fulgurante le Maschiah à Rome, parmi les lépreux et les mendiants, de l’autre côté du fleuve qui fait face au château Saint-Ange. Ce Maschiah caché est celui de ce « reste d’Israël » dont parle Isaïe (10, 20-22), celui qui se trouve de l’autre côté du fleuve qui nous sépare des abysses d’un monde qui n’est plus.
Alain Santacreu
[1] https://www.quodlibet.it/giorgio-agamben-la-fine-del-giudaismo, traduction sur https://entetement.com/la-fin-du-judaisme/