Jacques Camatte a été une figure centrale des débats théoriques de la gauche communiste italienne dans les années 1960 et 1970, dans le sillage de l’épuisement de l’horizon révolutionnaire moderne. Camatte a écrit des dizaines d’essais sur la transformation de la logique du capital. Nous pensons particulièrement à Il capitale totale. Il capitolo VI inedito de « Il capitale » (1976), Capital et Gemeinwesen (1978) ou, Il disvelamento (1978). Il est le fondateur de la revue Invariance, qui situe le fonctionnement de la pensée entre l’extinction de la communauté originaire (Gemeinwesen) de l’espèce après l’absolutisation de l’anthropomorphisation du capital. Pour Camatte, la fin du capital coïncide avec sa domination totale incarnée dans la fiction productive processuelle du sujet. La pensée de Camatte reste pertinente pour réfléchir à l’intersection des questions de l’extinction, de la dévastation de la nature et de la possibilité d’une « inversion » pour un nouveau « temps de vie ». Jusqu’à la fin, Jacques Camatte aura possédé cette clarté mentale extraordinaire, ouvrant des possibilités de réflexion et d’amitié en dehors de toute hostilité. En 2020, j’avais eu l’occasion d’échanger brièvement avec lui, et ce qui suit constitue une partie de ses réponses généreuses à mes questions concernant la pandémie que nous vivions alors.
À l’occasion de la disparition de Jacques Camatte le 19 avril 2025, j’ai souhaité contribuer à sa mémoire et en republiant une partie de notre échange qui s’est déroulé il y a exactement cinq ans, dans la mesure où sa pensée incarne une mélodie qui continuera de nous accompagner dans ce désert.
Avril 2025
Gerardo Muñoz
Gerardo Muñoz : Je pense qu’un bon point de départ pour notre conversation serait l’émergence de l’épidémie de coronavirus qui s’étend maintenant à travers le monde. Depuis quelque temps, vous réfléchissez à la relation entre « extinction » et « inimitié » au sein de notre espèce. Cette pandémie confirme-t-elle votre thèse de l’extinction de l’espèce, après la crise totale de la communauté humaine ou Gemeinwesen, désormais pleinement intégrée au Capital ?
Jacques Camatte : Oui, je pense que la pandémie Covid-19 doit être étudiée en rapport avec le risque d’extinction de l’espèce. Je précise que ce risque a, au fond, deux causes. D’une part, la destruction achevée, ou s’achevant, de la communauté originelle d’Homo sapiens, celle qui lui a permis d’advenir. Cette destruction est en rapport à une suite de séparations dont le confinement actuel représente l’état ultime. D’autre part, la destruction de la nature. L’état final, celui où nous sommes parvenus, est en relation avec la fin du capital dans les années 1990, c’est-à-dire la fin du rapport social le fondant, lui donnant substance, par l’échange entre un quantum de valeur – au début – de capital ensuite, et la force de travail, mais avec autonomisation de sa forme qui est celle de l’incrémentation, corrélative au déploiement de la virtualité, de la substitution de toute naturalité par l’artificialisation.
Lors de la mort du capital, la communauté humaine avait déjà été intégrée dans le capital. Nous pouvons préciser que durant un certain moment la communauté matérielle du capital s’est substituée à la communauté humaine. Mais tout cela est dépassé. Si ce n’est pas assez clair, je pourrai revenir à ce sujet.
Ma question suivante est de savoir si l’espèce humaine peut être pensée en dehors des conflits, c’est-à-dire une pré-origine (an-archē) non marquée par les césures de l’inimitié. Le mouvement d’« inversion » est-il une issue ?
Dans Glossaire (sur le site) j’indique ceci à inimitié : « Dynamique par laquelle “l’autre” est utilisé comme support pour présentifier l’ennemi et, de là, initier le déploiement de diverses violences. L’ennemi peut être transitoire, dans le jeu, dans les débats, dans toutes les formes de concurrence. Elle fonde le comportement de l’espèce coupée de la nature. » L’inimitié dérive du fait que l’espèce s’est sentie profondément menacée, dans un rapport à un risque d’extinction, et s’est placée dans une dynamique de protection, ce qui l’a conduite à voir dans l’autre un ennemi.
Certes, il y a des espèces qui sont dangereuses pour l’homme, mais ce ne sont pas des ennemies. On doit les éviter, et non les combattre. Toutefois, la notion de combat, de guerre, dérive des heurts entre groupements humains à la suite de la fragmentation des communautés, de l’accroissement de la population, du surgissement de l’État, etc. C’est une notion anthropocentrique utilisée pour justifier une relation conflictuelle avec la nature. L’apport à l’inversion c’est le fait que l’espèce ne pourra survivre que si elle abandonne totalement la dynamique de l’inimitié (cf. Inimitié et extinction).
Dans son classique oublié, Apocalisse e rivoluzione (1973), Giorgio Cesarano proposait une « révolution biologique » comme seul moyen possible de sortir de l’« anthropomorphisation du capital ». À une époque où le capitalisme a été entièrement conquis par la virtualité et l’équivalence métaphysique, est-ce encore possible ?
Je précise : je considère que le processus de révolution est fini et que le capital est mort et que ce qui domine c’est l’autonomisation de sa forme qui permet l’instauration de la virtualité. En conséquence, il m’est difficile de prendre en considération l’expression révolution biologique. Je suis obligé de tenir compte de ce que visait Giorgio en la formulant. Je considère que c’est nettement insuffisant, car c’est tout le psychisme humain qui doit subir une transformation pour que l’inversion s’effectue pleinement.
Oui, et parler de soustraction, c’est remettre en question ce que nous prenons pour la « réalité ». Dans les années 1970, un poète italien bordiguiste, Domenico Ferla, s’interrogeait sur la constitution même de la réalité comme déjà consommée par le mal qu’il fallait renverser. La transfiguration de la « réalité » est-elle le moyen d’accéder à un autre rapport à la nature ?
Je ne comprends pas ta question, et certains mots comme subtraction (soustraction). D’après ce que je comprends, je te répondrai non. La réalité est celle des hommes et des femmes dans la société et la nature – ou ce qu’il en reste. Dès lors, qu’est-ce que la transfiguration de la réalité ? La question, c’est la mise en place d’un autre comportement de ceux-ci et celles-ci.
Il semblerait qu’aujourd’hui, tout le monde parle de « politique » ; nous vivons une époque de totalisation de l’orientation politique. Tout le monde « demande » plus de politique, tout le monde est « politique ». L’« inversion » est-elle une stratégie politique ou, au contraire, se situe-t-elle en dehors de la politique en tant que telle ?
L’inversion n’est pas une stratégie, elle est totalement en dehors de la politique qui est la dynamique d’organiser les hommes, de les contrôler. Nous devons abandonner tout ce qui est de ce monde.