« Je vous le disais : l’insuffisance de notre langage est à la mesure de notre inertie par rapport aux choses ; elles ne peuvent être transformées quand nous en avons perdu le sens. Les conversations que j’ai eues me donnent l’impression que tout ce que je rencontre et vois, c’est le passé. […] Il reste une faculté – l’intelligence – qu’il ne faut pas abandonner, et un monde à construire. Maintenant, non, nous trouverons d’autres mots pour refléter les actes. Et, en attendant, je refuse – après ce voyage, malgré tout ce qui est heureux – de regretter cette gramezza, ce deuil, qui, ayant des dimensions insurmontables, nous a privés de nos amertumes privées, et les a abolies. »
Danilo Montaldi Parigi, andata e ritorno.
« La politique révolutionnaire était une façon peut-être illusoire de maintenir le caractère tragique de nos vies. D’autres choses sont différentes : par exemple, les luttes sur le lieu de travail, la rébellion généralisée contre les programmes de discipline scolaire, ce sont aussi des choses faites pour ne pas continuer tous les jours de la même manière et pour arracher quelques jours à la vie habituelle, ainsi que pour d’autres raisons. Mais ce n’est pas la même chose, on sait déjà quand ça se termine, comme quand on est battu au départ. »
Luisa Passerini, Diario di una militante.
Dans le texte qui suit, je tenterai d’esquisser quelques lignes de recherche et de développer quelques idées encore embryonnaires sur le thème de la révolution. Celles-ci sont principalement liées à une question : l’idée de « révolution » est-elle entièrement l’enfant de la civilisation capitaliste dans sa grammaire historique, son horizon et son régime de temporalité, ou est-il possible de repenser ce concept ? Est-il possible de penser la révolution en dehors de ce qui l’a caractérisée comme un « principe hégémonique » moderne1 et donc – pour reprendre les termes de Jacques Camatte – comme une force qui s’intègre2 à la dynamique historique du capital comme totalité, comme un « universel » qui ne laisse plus rien (communauté, aire géographique, sphère de la vie sociale) en dehors de lui ? La révolution peut-elle être déclinée en dehors du triangle qui la lie aux concepts de crise et de critique3, en tant qu’accélérateurs du « phénomène capital » et stimulateurs de son évolution, instances de négativité qui se résorbent, amenant ainsi le capital à s’actualiser, à affirmer sa communauté de manière universelle et à surmonter tous les obstacles qu’il rencontre ? Les cycles révolutionnaires qui ont caractérisé l’histoire contemporaine, surtout lorsqu’ils ont remporté des victoires momentanées, ne laisseraient pas d’illusions particulières à cet égard, puisqu’ils ont fini par annexer à la modernisation capitaliste des zones géopolitiques qui lui étaient auparavant restées extérieures.
Ce point ouvre immédiatement sur les origines modernes de la révolution, sur le rapport privilégié entre « révolution » et modernité du capital. Pour l’approfondir, il faut s’arrêter sur la morphologie de l’idée même de révolution, à l’intérieur et à l’extérieur de l’histoire du socialisme. Pour aborder un problème de cette ampleur, il est utile de s’inspirer d’un texte assez négligé de Foucault : une conférence qu’il a donnée au Japon en 1978 – La philosophie analytique de la politique4 – où il affirme que les luttes contemporaines contre les institutions et les rapports de force marquent la fin de l’âge de la révolution, qui aurait commencé en Europe en 1789. Parmi ces luttes, il compte les révoltes de prisonniers et l’opposition à la construction de l’aéroport de Narita, une mobilisation de masse très radicale qui se déroulait alors dans la banlieue de Tokyo5. Qu’est-ce qui caractérise « l’âge de la révolution » qui s’achève ?
En quelques points : une vision de la totalité sociale comme champ hiérarchiquement articulé autour d’un centre (la contradiction principale, le maillon faible), puis des sphères et des sujets qui ont un primat de possibilité transformatrice au sens révolutionnaire ; une représentation du pouvoir comme champ de conquête et, enfin, une image globale et directionnelle de l’avenir, à laquelle succède une vision du présent comme temporalité indéfiniment ouverte. Dans le schéma proposé par Foucault, il y a deux aspects centraux, même s’ils ne sont qu’esquissés : la question de la temporalité et la référence paradigmatique à l’analyse de la « Grande Révolution » comme mythe fondateur sur lequel se calquent toutes les compréhensions et variantes ultérieures du fait révolutionnaire. Cela correspond à une polarité entre deux âmes qui habitent le concept de révolution depuis son origine6 : la révolution permanente, liée à l’image de la tabula rasa, et la révolution constitutionnelle et institutionnelle, qui freine et encadre son devenir. Cette dualité du phénomène révolutionnaire apparaît chez de nombreux auteurs avec des inflexions différentes, à commencer par l’ouvrage fondamental d’Hannah Arendt, De la révolution7. Mais c’est dans un ouvrage moins important de Camatte, Personnages du mouvement ouvrier français, que la coexistence des deux âmes est retracée, avec précision, à l’aube de la séquence révolutionnaire bourgeoise de 1789, donnant naissance à une polarité irrésolue qui se reproduira tout au long de l’histoire du socialisme et du capitalisme.
Pour Camatte, la révolution permanente est l’une des deux cornes de l’idée révolutionnaire depuis l’aube de la civilisation du capital, alors qu’elle se confond encore avec la montée en puissance de la bourgeoisie. Cette idée désigne un processus de changement historique indéfini qui ne s’arrête pas à un stade ou à une hauteur donnés8, qui surmonte tous les obstacles et se présente comme purement formel, quantitatif. Un processus qui n’est limité par aucune fixation ou contenu déterminé. Un tel mouvement est donc complice et isomorphe au cycle du capital en tant qu’autonomisation du mouvement intermédiaire. Pensons, à cet égard, à toute une série d’expressions des révolutionnaires français de 1789 et en particulier de Saint-Just, emblématique à cet égard : « Le révolutionnaire ne doit se reposer que dans la tombe » ; « La révolution ne peut s’arrêter à une hauteur donnée » ; « La fin de la révolution, c’est le bonheur public ».
Sur l’évocation du bonheur public par les jacobins et d’autres courants de la faction révolutionnaire, sur le caractère polysémique de cette notion, mais aussi, plus globalement, du langage politique révolutionnaire, Lyotard a laissé quelques réflexions pénétrantes dans les années 1970. En particulier, son ouvrage Futilité en révolution montre comment autour de l’idée de bonheur se déroule une guerre sémantique dans laquelle chaque tendance et courant introduit son propre glissement interprétatif. Tous les partis révolutionnaires déclarent vouloir le bonheur public, de Saint-Just à la Société des républicaines révolutionnaires. Contre la fluctuation anarchique du sens des mots, la domination de la République et des jacobins s’exerce précisément dans un pouvoir performatif de régulation du sens, de fixation et de stabilisation par un acte de langage, qui dissout toute ambiguïté suspecte. La Terreur est donc aussi liée, selon Lyotard, à cette fixation obsessionnelle du langage qui freine ses glissements de sens, sa dislocation pulsionnelle. Le discours politique et le « corps monstrueux de la République » s’affirment donc à travers le fantôme de l’unité d’un corps réconcilié, d’une constitution univoque des significations et des énoncés. Dans son métalangage, cependant, couve la division des classes, des états et des sexes, des mouvements inassimilables à l’univocité du politique : le paganisme des scaenic ludi dans le mouvement de déchristianisation, irréductible au théâtre de la représentation souveraine, l’irruption de la féminité hors des célébrations publiques où elle est enfermée dans les rôles de l’épouse et de la mère. Elle se lit comme suit :
Ce ne sont pas seulement les hommes, ce sont les sens qui deviennent suspects et qui complotent. Arrêter une fois pour toutes le sens des mots, voilà ce que veut la Terreur, moyen nécessaire au désir de vérité. Il faut qu’il y ait un organisme de sens logé dans les mots, le jacobin prétend le saisir, le tenir et le rendre manifeste ; il veut s’assurer de son usage, c’est-à-dire de son énonciation, exclusive, il dénonce comme mensonge, trahison ou légèreté coupable (nous dirions idéologie) la présence de « ses mots » dans la bouche de ses adversaires. Le pouvoir est, à cet égard, la possession de l’autorité performative, de l’acte de parole, de la capacité à faire apparaître le sens comme référence : « dans la réalité »9.
L’idée de révolution permanente, qui influence tous les courants historiques du socialisme et apparaît d’ailleurs parallèlement chez Blanqui, Proudhon et Marx, est essentielle, car elle suggère comment le phénomène révolutionnaire ouvre sur une nouvelle idée de la temporalité, linéaire et indéfinie.
Ce n’est pas un hasard si Marx la retrouve dans un livre sur la figure de Marat, Marat : l’ami du peuple, écrit par Alfred Bougeart en 186510. Cette image de la révolution est énucléée dans sa transposition politique après que les significations cosmico-cycliques du terme, liées au concept polybien d’« anacyclose », ont été abandonnées, comme l’a souligné Karl Griewank11 avant bien d’autres. Le sens hérité de Polybe va même jusqu’à influencer le langage des révolutionnaires français, où l’on trouve par exemple chez Robespierre des traces encore marquées de la conception classique, comme l’a souligné Jean Claude Milner12. À côté de cette version infinie et indéfinie, déconstructrice, de la morphologie révolutionnaire – que Camatte ramène à l’émergence germinale de la valeur, d’abord capable de s’imposer seulement de l’extérieur des sphères de la société – il y a l’élément de contrainte qui doit encadrer l’effet de la valeur dans une dynamique constitutionnelle. Il s’agit donc d’imposer une norme alternative, un lien. Tant que l’abstraction de la valeur n’est pas encore immanente au tissu social, il est nécessaire de recourir à des médiations, des institutions et des « opérateurs de justification » qui endiguent cette poussée centrifuge de la valeur, qui exerce d’abord une domination formelle et s’appuie donc sur le cadre d’une structure d’ordonnancement rigide. Ce n’est qu’une fois la domination réelleréalisée dans la « communauté du capital » accomplie, qui a déjà remodelé toutes les institutions sociales à son image, selon Camatte, que la valeur peut s’établir en modifiant librement ses propres normes. Ce flux a-signifiant et déterritorialisé ne se mesure alors qu’à son propre devenir en tant que référent unique, interne et totalement abstrait13. La question posée par les Termidoriens, par Sieyés, mais en vérité plus tôt encore par les jacobins est donc la suivante : comment terminer la révolution ? Quand la révolution s’achève-t-elle ? La fondation, la constitution, peuvent-elles accomplir la révolution ou la vident-elles irrévocablement ?
C’est un aspect mis en évidence par Hannah Arendt, entre autres, dans les pages où elle se concentre sur la Révolution française et souligne le conflit entre les deux âmes qui sont co-présentes dans les hommes de la révolution eux-mêmes d’une manière lacrymale. D’une part, il y a la tension pour rendre la révolution permanente afin d’éviter qu’elle ne s’épuise dans ses ressources ; d’autre part, il y a la recherche d’un fondement constitutionnel qui dure dans le temps et qui donne à la liberté publique une garantie, un fondement : « Pour la Révolution française, il s’agit de savoir si le but du gouvernement révolutionnaire consiste en l’établissement d’un « gouvernement constitutionnel » qui mettrait fin au règne de la liberté publique en garantissant les libertés et les droits civils, ou si, au nom de la « liberté publique », la révolution doit être déclarée en permanence […] »14.
Derrière les théories de Robespierre préfigurant la révolution définitivement déclarée, on peut discerner la question anxieuse, alarmée, qui va tarauder presque tous les révolutionnaires dignes de ce nom après lui : si la cessation de la révolution et l’établissement d’un gouvernement constitutionnel équivalaient à la fin de la liberté publique, était-il alors souhaitable de mettre fin à la révolution ?15
Comme nous l’avons vu, la temporalité prend un double sens dans la Révolution française qui découle de son rôle de vecteur embryonnaire, à la fois, de l’hégémonie bourgeoise et de l’hégémonie de la valeur. Hégémonie de la classe bourgeoise et hégémonie de la valeur signifient également la domination encore formelle et la domination réelle des PPM, mais comme nous l’avons déjà mentionné, cela implique deux régimes différents de temporalité historique : d’une part le processus d’incrémentation illimitée sans contenu, qui surmonte les fixations et les perturbe, se débarrasse des représentations – et d’autre part le point d’arrêt, le frein à ce qu’Engels appelle l’effet dissolvant de la valeur par rapport aux liens communautaires antérieurs. C’est ainsi qu’apparaît le modèle de la « Révolution institutionnelle et constitutionnelle »16, qui doit trouver un nouvel élément de synthèse, un nouveau centre et un « Absolu » pour contenir la poussée centrifuge de cette impulsion atomisante et destructrice. D’où la Nation, le Peuple, le modèle de la « Vertu républicaine », dit Camatte, une vertu politique qui doit tenir ensemble ce que la déconstruction des communautés antérieures a miné.
Ce n’est pas un hasard si un historien comme Piero Violante17 parle du retour du centre, de la sphère, dans l’imagerie politique de la Révolution française : le point central est un lieu d’irradiation du pouvoir, qui doit remplacer un espace gothique d’intérêts, de formes organisationnelles, d’irrégularités territoriales, par un espace régulier, géométrique. L’espace de la représentation politique se traduit par un réseau de communes, de départements, de districts, selon un découpage parfait de carrés égaux qui enserrent l’ensemble du territoire dans un filet. Un « carré sans ornement » s’affirme, uniforme et aplati, gouverné à partir d’un centre où se pose le regard du souverain, occupé d’abord par le monarque, puis par la nation. Ce n’est pas un hasard si Rousseau, premier inspirateur de la pensée des révolutionnaires français, distingue dans le Contrat social le concept unitaire du souverain de celui de ses ministres et représentants : quel que soit le nombre de ces derniers, en effet, le corps de la souveraineté reste unitaire et indivisible.
L’élan centralisateur se reflète également, souligne Violante, dans les constructions esthétiques et urbanistiques de l’art révolutionnaire, comme le montre visiblement le cas de Claude Nicolas Ledoux : citons l’exemple du logis du garde champêtre, sphère au centre parfait de la portion de territoire que le fonctionnaire républicain doit garder, ou encore le village-usine de Chaux, anticipation singulière du regard panoptique. Si l’aspect de la révolution comme processus sans fin apparaît avec une extrême clarté à Saint-Just, l’incarnation de l’idée du centre souverain par la Nation, qui remplace l’image du Soleil chère à Louis XIV, est particulièrement évidente dans la pensée de l’abbé Sieyès, comme l’ont encore souligné Violante, Roberto Zapperi18 et Carlo Pacchiani19, mais elle avait été auparavant soulignée avec une particulière clarté, encore une fois, par Arendt :
Plutôt que les volontés individuelles, l’intérêt de l’abbé se porte sur la nation, comme ce point qui cristallise la volonté commune préexistante. L’image de la sphère trouve dans le couple égalité-nation sa matrice. Dans cette sphère – quoi de plus antithétique que l’excès et la discontinuité gothiques et de plus proche du rêve absolutiste ? – les citoyens égaux se placent à égale distance du centre qu’est la loi.20
La réalisation de cet objectif passait donc nécessairement par l’élimination de « tous les états, corporations, arts, privilèges, qui étaient autant d’expressions des séparations du peuple d’avec sa communauté ». Sous prétexte d’abolir les privilèges, Sieyès planifie en réalité la compression la plus radicale du principe associatif et la destruction systématique des sources vivifiantes de l’initiative locale. Les autonomies et les pouvoirs locaux, les organisations particulières de groupes, de catégories ou de métiers sont unis par une même condamnation inexorable. Le seul sujet de la vie associative devait rester l’État, vis-à-vis duquel les citoyens devaient se placer dans un rapport direct et immédiat protégé par la protection offerte par la garantie des droits individuels21.
Le décret d’Allarde et la fameuse loi Le Chapelier, cités par Marx dans le premier livre du Capital, en sont un exemple très significatif. En fait, le problème de la pensée de Sieyès et des révolutionnaires français est d’aplanir l’espace gothique des irrégularités sociales non seulement dans le sens du privilège aristocratique, mais surtout d’éliminer toute possibilité de séparation, d’esprit de corps, toute condensation de force qui s’interpose entre le souverain (le peuple, le pouvoir, tous les révolutionnaires utilisent ce terme dans un sens extrêmement générique), et l’individu. D’emblée, le véritable épouvantail de cette conception de la souveraineté dans son ensemble est le particularisme populaire. Il ne doit rester que la collectivité entendue comme une totalité homogène, la République, à laquelle les citoyens ne peuvent se rattacher qu’en tant qu’individus isolés. Pour Saint-Just, ce n’est pas un hasard si « tout ce qui est hors du souverain est ennemi ».
Naturellement, cela inclut également l’idée rousseauiste de la volonté générale, selon laquelle la seule source de pouvoir se trouve dans le peuple et qu’aucune autre source de pouvoir, en tant que contrepoids, ne peut exister en dehors de lui22. Il est très révélateur que Rousseau attribue au législateur, conformément à l’orientation ultérieure de Sieyès, la tâche de renforcer au maximum le lien entre les citoyens individuels et la République, tout en affaiblissant autant que possible le lien des individus entre eux. Il s’agit donc d’éradiquer les « sociétés particulières » et de réduire l’espace public aux deux échelles de l’individu et de la communauté politique :
Quand le peuple est suffisamment informé, si les citoyens n’avaient aucune communication entre eux, la volonté générale dériverait toujours du grand nombre des petites différences et la délibération serait toujours bonne. Mais quand il se crée des intrigues, quand il se forme des associations partielles au détriment des grandes, la volonté de chacune devient générale par rapport à ses membres et particulière par rapport à l’État ; on peut alors dire qu’il n’y a plus autant d’électeurs que de personnes, mais seulement autant d’associations. […] Il importe donc, pour que la volonté générale soit clairement exprimée, qu’il n’y ait pas de sociétés partielles dans l’État et que chaque citoyen donne son avis en ne pensant qu’avec sa tête23.
Le second rapport est celui des membres entre eux ou avec le corps entier, et ce rapport doit être du premier point de vue le plus petit possible, du second le plus grand possible, de sorte que chaque Citoyen soit dans une parfaite indépendance à l’égard de tous les autres et dans une extrême dépendance à l’égard de la Cité ; ce qui s’obtient toujours par les mêmes moyens, puisque seule la force de l’État rend ses membres libres. C’est de ce second rapport que naissent les lois civiles24.
Ce n’est pas un élément qui vient après, dans le sens où les hommes de la révolution eux-mêmes, d’abord la Révolution française (mais aussi l’américaine par exemple), ne parlent pas d’abord de révolution – mais de restauration d’un droit préexistant : même Thomas Paine, qui est une figure importante pour les deux, dit que les deux révolutions atlantiques devraient plutôt être appelées des contre-révolutions. C’est un élément que Griewank reconstruit d’ailleurs dans les antécédents de la notion de révolution au Moyen-Âge, alors que les caractéristiques modernes de cette idée, ou même l’utilisation du mot, ne sont pas encore reconnaissables, mais que l’aspect restaurateur et la référence à un droit originel prévalent. Cette composante demeure toutefois, paradoxalement, même dans les occurrences du lexique révolutionnaire moderne depuis que les révolutions atlantiques, comme nous l’avons vu, sont devenues conscientes d’elles-mêmes.
La bifurcation de la tendance de l’événement révolutionnaire entre le devenir et la stabilisation, la permanence et l’achèvement ou la terminaison, se reflète dans un certain nombre d’exemples qui dénotent ce cercle vicieux du commencement, de la constitution :
1. Sieyès, qui est l’auteur qui insiste le plus sur l’élément de conservation, de clôture du cycle révolutionnaire, indique comment l’association précède l’État, précède la constitution comme l’absolu du fondement politique, et comme tel le pouvoir constituant est un résidu naturel qui demeure unilatéralement dans l’état de nature – contra Hobbes25. L’association est donc unique, elle n’autorise rien d’autre que des individus en dehors d’elle-même, de plus elle reste la source du pouvoir même lorsqu’elle le cède à des représentants. En même temps, le problème, comme je l’ai dit, est pour Sieyès l’existence de partis, de partis séparés et en lutte, ce qui est inadmissible, car cela ouvre la possibilité de la guerre civile. Sur ce point, Maurice Duverger dira que l’étude des partis peut être qualifiée de « stasiologie »26.
2. Il y a chez Rousseau une trace particulière de ce qui sera pour les révolutionnaires français le cercle vicieux de la fondation, c’est-à-dire la tenue du temps de la révolution et de la conservation dans un seul acte politique, mais surtout dans un seul temps. C’est une trace qui met en évidence comment cette position d’un absolu comme coïncidence du commencement et du début (Arendt, Schürmann), est d’abord un absolu temporel, c’est-à-dire d’arrêt du temps. Comme le dit Reiner Schürmann dans ses pages de déconstruction du politique, reprenant les références de Hannah Arendt, les moments historiques où se donne à voir un hors-sol provisoire du champ politique, une suspension de l’arché, du principe comme origine et commandement, sont des épisodes ponctuels comme la Commune de 1871, l’essor des sociétés populaires françaises entre 1789 et 1793, les communautés autogérées de la première phase des États-Unis, le communautarisme repérable d’avance chez les Frères du Libre-Esprit. Que sont ces événements sinon des exemples d’action révolutionnaire ? Qu’est-ce qui les différencie de la révolution en tant qu’hégémonie ? Schürmann dit que l’action politique se déconstruit en la ramenant à son lieu de présence, en l’empêchant de se solidifier comme un présent pérennisé par la structure légitimante de la fondation, en s’universalisant. Ce point de la pensée de Schürmann entre en résonance avec les réflexions de Lyotard sur la Révolution française pour deux raisons. La première est que l’opération fondatrice du pouvoir, pour Schürmann, est de plier le langage déictique et situationnel de l’événement, de sa présence émergente, à la formulation permanente d’un principe d’ordonnancement, donnant ainsi naissance à une structure archéo-teleocratique.
De même, chez Lyotard, l’opération du pouvoir est celle d’un acte linguistique qui fixe, réduit et stabilise la « plurivocité » des investissements libidinaux, l’oscillation du sens des mots, en l’aplatissant sur le sens d’un discours exclusif. De même que chez Schürmann27 les principes hégémoniques contiennent leur propre pulsion interne de mortalité et de vidange, qui les conduit à se destituer dans une tension tragique toujours renaissante, Lyotard voit dans le pouvoir une coexistence entre Eros et Thanatos, dont la relation n’est pas celle d’un contraste entre des principes distincts, mais celle de la dissimulation et de l’indiscernabilité de l’incompossible. Deux régimes pulsionnels donc : Eros et Mort – synthèse et dislocation. Comment ces deux régimes co-présents et incompatibles interagissent-ils ? Dans la dissimulation. Ils n’opèrent pas en conflit, mais en dissimulation : non pas au sens intuitif (et freudien), selon lequel l’unification dépend d’Eros, et les effets de dislocation dérivent plutôt de la pulsion de mort, puisqu’il peut aussi arriver, au contraire, qu’une pulsion centripète reflète un instinct de blocage et de fixation mortifère, étouffant (Thanatos) – Robespierre met la guillotine au service du désir érotique de sauver la République, mais aussi du désir inconscient de la faire voler en éclats :
La régulation des intensités et leur rebond sur un centre unique semblent bien dépendre d’Eros, mais cette activité centripète peut aussi cacher un mouvement mortifère de blocage, de raidissement et de destruction par asphyxie de tout ce qui s’y oppose. Écoutez Robespierre face aux déchristianisateurs. Les mêmes mots cachent des mouvements intensifs d’un sens totalement opposé, et sont des points de passage pour des courants d’amour et de haine28.
Pour en revenir à Rousseau, le couple fondation et cessation de la temporalité est condensé dans le chapitre VII du livre II du Contrat social où Rousseau parle du législateur, qui doit être supérieur aux passions des hommes, agir au-delà des intérêts éphémères, en disant qu’il doit opérer dans un temps et jouir dans un autre. Le législateur doit vivre dans l’avenir. D’ailleurs, lorsque Rousseau parle du législateur, il dit expressément qu’il faudrait des dieux pour fonder une république. De même, cet aspect revient, par exemple, lorsque Roman Schnur explique dans Révolution et guerre civile29, dans la partie consacrée à la reconstruction de la figure d’Anacharsis Cloots, comment, pour ce dernier, la révolution doit substituer l’unité politique à l’unité théologique. Il y a là un aspect évident de consonance avec l’idée apocalyptique du temps historique qui va prévaloir dans la pensée révolutionnaire moderne et contemporaine, dans le mouvement ouvrier surtout marxiste. Même dans les fractions radicales. Pensons aux propos de Bordiga – vivre comme si la révolution avait déjà eu lieu, comme si nous avions déjà gagné. Ou les écrits sur les révolutions, même la française, comme Les sources florissantes du capital, dans lesquels le déterminisme marxiste est appliqué de manière extrêmement explicite et mécanique, en faisant une différence claire entre le point de vue immédiat et transitoire des sujets (intérêts, affections) et le point de vue séparé du processus historique, qui se situe sur un autre plan et dans un autre temps. Mais plus généralement, c’est toute une métaphysique des cycles historiques qui est en jeu et qui caractérise les écrits historico-politiques de Marx, la relation entre les cycles révolutionnaires et contre-révolutionnaires, et l’événement historico-naturel de la crise qui marque une périodisation nécessaire : La préface d’Engels de 1895 à La Lutte des classe en France, qui, avec les termes de cycle et de crise, a baptisé la théorie social-démocrate, aux retombées que ce lexique du cycle a dans la tradition de l’ultragauche et dans nombre de ses débarquements radicaux. Quel est le rapport avec la Grande Révolution, par exemple ? Beaucoup, car le nouveau concept de révolution découle précisément d’une transfiguration du concept cosmico-cyclique de succession entre régimes politiques, l’Anacyclosis de Polybe, qui avait également atteint les révolutionnaires français par le biais de la traduction de Vincent Thuillier (là encore, le premier à montrer ces liens est Griewank, mais c’est un point sur lequel reviennent Camatte ou, plus récemment, Milner). La révolution devient une action autonome avec son propre contenu – régime politique révolutionnaire, idée révolutionnaire, figure du révolutionnaire. En même temps, cependant, la description de la révolution comme une dynamique autonome, comme un cycle, qui se reflète dans la métaphore commune de la révolution ou de l’impulsion populaire comme phénomène naturel, courant, ouragan, pression irrésistible, qui s’affirme avec l’idée moderne de révolution politique, est réabsorbée dans la métaphore naturalisante plus ancienne du processus politique, qui fonde la géologie et l’astrologie dans la temporalité incontrôlable, mais prévisible, qui suit sa propre logique.
3. Trois facteurs se conjuguent dans la vision révolutionnaire de Saint-Just, comme le note Abensour : l’héroïsme, la terreur et les institutions. L’héroïsme, c’est l’esprit révolutionnaire d’« excitation constante » qui fait de Saint-Just le créateur de l’idée moderne de révolution permanente : « ce qui n’est pas nouveau dans un temps d’innovation est pernicieux », écrit-il dans son célèbre Rapport sur le gouvernement du 10 octobre 1793. Le chef jacobin va même jusqu’à parler d’un état d’« anarchie salutaire » qui doit préserver la naissance de la liberté du retour de l’esclavage, utilisant ainsi de manière totalement inédite le concept d’anarchie comme synonyme d’émancipation.
La terreur est l’outil nécessaire pour défendre la république du désordre et exorciser la division en étouffant les ennemis de l’ordre révolutionnaire. Elle a le défaut de tarir les ressources de l’élan populaire qui nourrit l’héroïsme et consolide la vertu républicaine. Et puis, il y a les institutions, la Constitution qui met fin à la saine anarchie et donne un cadre stable à l’exercice de la vertu par le droit. C’est le point central, la Vertu, autour duquel s’articule la théorie de l’établissement révolutionnaire. La Grande Révolution représente un passage où le flux dissolvant du capitalisme détruit les liens antérieurs entre les hommes, mais est encore incapable d’en construire de nouveaux : c’est pourquoi elle doit se positionner comme constituante et instituante, visant à établir la vertu du citoyen comme modèle normatif et horizon de valeur, véritable type d’homme sur lequel peut s’appuyer la représentation de la communauté. Avant de se débarrasser de cette unité de justification, la civilisation capitaliste devra réaliser sa véritable domination. C’est pourquoi nous trouvons chez Saint-Just à la fois le germe moderne de la révolution indéfinie et du processus pur, sans sujet et sans fin, et l’idée de l’ordre comme représentation.
Et c’est précisément pour ces raisons que la révolution, en tant que telle, se mesure au terrain du global, de la solution générale, avec une temporalité qui est aussi celle de la conservation et de la durée. Je n’irai pas jusqu’à dire que la révolution doit poser un absolu, ou comme le soutient Arendt que révolution et constitution sont inévitablement associées, mais il est certain que la dimension du geste révolutionnaire ne peut être celle de l’acte ponctuel, de l’immédiateté et de l’expérience fragmentaire, désordonnée. Il s’agit plutôt de dénouer ou de couper le nœud de la fondation, le cercle vicieux entre l’émergence du nouveau et la conservation – qui a également été codifié comme le cercle entre le constituant et le constitué. Ce singulier a toujours été résolu soit par un opérateur de justification universelle, soit par une constitution de formes institutionnelles. Penser une durée qui ne soit pas constituante, qui ne construise pas un universel. Mais penser une durée.
Le communisme est une dimension première, immédiate, élémentaire, la révolution ne l’est pas. C’est pourquoi les positions qui tentent d’affirmer le communisme sans révolution, de dissocier le communisme d’un seuil d’intensité révolutionnaire, d’un seuil d’offensivité politique, risquent précisément de diluer le terrain de la rencontre, le terrain de l’éthique, d’en faire un mot vide, impolitique. Ce nœud doit être mieux pensé, car l’éthique entendue (limitée) comme terrain de rencontres ou d’affinités germinales ne suffit pas, car il y a un usage purement réformiste et neutralisant du thème de l’autonomie.
Gustav Landauer est une figure paradigmatique, de par sa trajectoire, de la tension entre ces questions. Chez lui, on peut certainement trouver le motif mutualiste et coopératif opposé à l’idée de Révolution, qui est une idée proudhonienne qui non seulement interprète mal le fonctionnement du capitalisme (en utilisant les étranges théories de Silvio Gesell), mais qui, comme l’a montré Mirella Larizza, est une idée essentiellement libérale30 – le contrat modifiable contre le pouvoir. Mais il y a aussi un écrit comme À travers la séparation, vers la communauté, ou surtout un texte écrit dans Der Sotzialisten 1910, Hommes d’État faibles, peuple faible, où l’idée de la destitution est anticipée avec une clarté absolue, c’est-à-dire l’idée que les institutions étant un rapport social, elles peuvent être éliminées non pas par la destruction pure et simple, mais en prenant en charge leurs fonctions, en les vidant, ce qui n’est pas la même chose que de les laisser intactes et de les tenir à distance.
La forme commune a une signification stratégique par rapport à la nature cyclique des révoltes, en tant que ramification de la communauté, condensation de force et de solidité éthique, parce qu’elle est un symptôme de l’impasse du projet, du programme : non pas au sens où l’on peut étendre interstitiellement un réseau éthique et matériel de rencontres, mais où l’on doit l’amener à un seuil de rupture. En ce sens, il s’agit de penser le rapport entre autonomie et conflit dans une perspective qui n’est ni politique ni impolitique (qui d’ailleurs se croisent, car si l’on voit les récentes acrobaties philosophiques autour de l’école d’Esposito, où se mêle Gehlen, il n’y a pas d’autre solution que de s’interroger sur le rapport entre l’autonomie et le conflit), Castoriadis, l’institutionnalisme juridique italien, Latour, et même l’opéraïsme, on parle d’une pensée instituante au carrefour de la forme impolitique et du droit, de l’État, du gouvernement), mais antipolitique, c’est-à-dire qui ne tient pas l’institution à distance, mais qui en touche le cœur.
Dans cette perspective, et je vais continuer très schématiquement, les éléments qui héritent de la notion moderne de Révolution à écarter répondent à au moins trois figures :
1. L’idée progressiste ou césure, la construction de l’absolument nouveau qui inscrit la révolution dans la permanence, précisément parce que n’ayant pas réussi à atteindre une cohérence, une positivité alternative à celle du développement capitaliste, elle en a été le vecteur – le marxisme comme justification de l’errance, théorie du développement, qui n’assume pas de forme au-delà de l’impermanence d’un cycle historique dont il ne maîtrise que la face destructrice. L’oubli des formes. Landauer dénonce cet élément.
2. Comme je l’ai dit, l’idée organisationnelle de révolution au sens interstitiel, une idée d’autonomie et d’éthique qui saute le nœud de repenser l’idée de révolution. C’est une idée de continuité entre la civilisation capitaliste et le communisme – qui ne contourne qu’en apparence le régime temporel du progrès. C’est l’idée dénoncée par Bordiga dans Les buts des communistes, où il attaque simultanément le consiliarisme et le réformisme parce qu’ils veulent tous deux contourner la grande catastrophe du mode de production actuel. Il y a là une vision qui postule l’isolement de l’éthique, mais qui n’exclut pas le retour du politique, comme le montrent toutes les déviations substantiellement réformistes sur la politique interstitielle, les utopies concrètes et autres tendances de ce genre. À cet égard, l’ouvrage de Nicola Massimo De Feo, L’autonomie du négatif31, est important, car il souligne comment la force communiste est également une expression du négatif spontané que la civilisation capitaliste couve en elle – lorsqu’il redécouvre des figures de l’anarchisme allemand telles que Reinsdorf, Peuckert, en tant qu’anticipateurs de l’autonomie prolétarienne : l’idée de « l’anarchie comme programme minimal » (donc un communisme qui est dans les choses) – non pas comme négativité dialectique, mais comme pure négation. Ce second trait est celui qui tombe dans un oubli de destruction, un oubli de négation.
3. Un troisième élément, que je voulais seulement introduire, est celui de la périodisation statique de l’événement révolutionnaire, périodisation comme cycle, qui est en fait à nouveau naturalisée, effacée comme événement et donc comme vérité éthique. Je parle par exemple de la théorie des cycles historiques élaborée par le marxisme, du moins dans certains de ses aspects, et de l’ambiguïté de ses conséquences. Pourquoi cela pose-t-il un problème ? Parce qu’entre-temps, cette périodisation prédéterminée entre cycles historiques révolutionnaires et contre-révolutionnaires repose sur une ontologie précise du devenir historique – sans laquelle elle ne fonctionne pas. Voir les positions de Marx et Engels à propos de 1848 en France : l’ouverture d’un cycle révolutionnaire est possible parce qu’en 1847 il y a une crise du commerce international qui atteint son apogée et se résout dès 1850, de sorte qu’en l’absence d’autres crises il n’y a plus de cycle révolutionnaire à espérer. C’est ce que dit expressément Engels dans la préface de 1895 à La Lutte des classes en France, et ce qu’il dit aussi à propos de la phase postérieure à 1871.
Ce n’est pas un hasard si Daniel Guérin, dans la préface de son article sur la « Révolution française », deuxième édition de 1968, fait remonter l’utilisation du concept de révolution permanente précisément à ces écrits historico-politiques de Marx, ainsi qu’à la lecture du livre de Bougeart que nous avons mentionnée. Qu’est-ce que cette idée ? Le fait que des forces et des sujets émergent dans les révolutions qui agissent comme un trait d’union avec les cycles révolutionnaires suivants parce qu’ils anticipent les idées prématurément, parce qu’ils apparaissent sous une forme subordonnée et n’arriveront à maturité que lorsque cela sera possible (idées communistes dans une révolution bourgeoise par exemple). Et cette idée essentiellement déterministe émerge en fait en des termes très similaires également dans la postface de Kropotkine à La Grande Révolution – avec un vocabulaire presque physique : l’élan de la révolution monte comme une marée qui dépasse, parce qu’elle a été comprimée, son point d’équilibre, le niveau d’avancement historique qu’elle peut atteindre, mais revient ensuite à un point d’équilibre moyen de l’évolution historique qui est de toute façon plus élevée que le précédent ou que ce que les réformes auraient permis.
Point problématique : Jean-Yves Bériou, par exemple, souligne dans Théorie révolutionnaire et cycles historiquescomment la politique et la théorie sociale-démocrate naissent de l’ignorance de la théorie des cycles historiques, voulant continuer à intervenir dans le courant historique de la contre-révolution et se laissant entraîner par lui (Engels). Mais il y a ici deux problèmes :
a. Engels, toujours dans sa préface de 1895, utilise précisément la théorie des cycles et des crises historiques pour justifier l’élaboration de positions sociales-démocrates, au nom d’une adhésion stricte à la périodisation en cycles, même contre les illusions cultivées dans le passé quant à la possibilité de nouvelles insurrections. En d’autres termes, c’est la même analyse du cycle historique actuel qu’Engels utilise pour soutenir : l’adhésion du socialisme allemand et international à la voie parlementaire et électoraliste, l’abandon définitif et presque total du combat de rue et des tactiques insurrectionnelles en tant que méthodes.
b. La manière dont les cycles historiques sont assumés dans ce cadre et ce régime temporel (d’abord par Marx) est utilisée avec une catégorie qui correspond à ce prisme, celle du « parti historique », précisément contre la phase conspiratrice et sectaire qui caractérisait le mouvement prolétarien auparavant, afin de mettre fin et de fermer cette phase conspiratrice, de la contrer. Comme le souligne bien Rubel dans Le parti prolétaire chez Marx32, mais aussi Camatte et Bériou, Marx a inventé cette idée précisément pour mettre fin à l’approche conspiratoire des sectes communistes, par exemple Blanquiste, et notamment dans sa lettre à Freiligrath (où il évoque la demande des communistes américains de reconstituer la « Ligue des communistes »), il affirme que le cycle contre-révolutionnaire ne permet pas d’hypothèses d’organisation, mais seulement le parti dans le grand sens historique (contre toute « velléité révolutionnaire »). Pour justifier cette idée, il revient sur une périodisation très proche de celle d’Engels : depuis 1852, il n’y a plus besoin d’organisation secrète ou publique, qui n’était qu’« un épisode de l’histoire du parti ».
Une issue possible, que je mentionne cependant de manière purement allusive, est celle contenue dans les séminaires de Foucault des années 1980 – L’herméneutique du sujet et Le courage de la vérité – où il réfléchit sur la subjectivité révolutionnaire, c’est-à-dire sur l’aspect de la révolution qui n’est pas un processus politique, mais un rapport à la vérité, un phénomène de conversion qui perturbe la vie du sujet.
Enfin, il ne faut pas oublier que depuis le XIXe siècle, la notion de conversion s’est introduite, de manière spectaculaire et nous pourrions même dire dramatique, dans la pensée politique autant que dans la pratique, l’expérience et la vie politiques. Peut-être faudra-t-il un jour faire l’histoire de ce que l’on pourrait appeler la subjectivité révolutionnaire. [Je crois donc qu’on ne peut pas comprendre ce qu’était l’individu révolutionnaire, à la même époque, et ce qu’a été pour lui l’expérience de la révolution, si on ne prend pas en compte la notion, et le schéma fondamental, de la conversion à la révolution33.
Un « militantisme dans le monde contre le monde », dit Foucault, une autre vie pour un autre monde, qui justifie « le scandale de la vie révolutionnaire comme scandale de la vérité ». Dans l’histoire des luttes révolutionnaires qui incubent le mouvement prolétarien comme sujet présent dans l’espace public, le renoncement au caractère intrinsèquement conspirateur de l’expérience communiste ne se produit, à travers le scellement du marxisme – puissant dispositif intellectuel d’acceptation de l’existant – que tardivement et toujours partiellement. Si l’on examine les traits résumés par Foucault comme exigences du paradigme révolutionnaire, dans ses discours des années 1970 cités au début, on constate qu’aucun d’entre eux ne correspond à la réalité profonde des expériences révolutionnaires telles qu’elles se sont produites dans l’histoire moderne. Ni une expérience unilinéaire du temps, ni une totalisation sans résidu du plan de la représentation politique, ni même l’hégémonie du sujet prolétarien comme « Grand Dehors » et acteur exclusif d’une révolution qui s’autodépasse du développement capitaliste. Des écrits comme ceux de Poggio, Camatte ou Dellacasa sur le rôle de la communauté paysanne russe dans la révolution suffisent à s’en rendre compte. On pourrait dire, pour résoudre la question en une formule, que la révolution n’a jamais été moderne. Du moins, pas entièrement.
De même, il ne semble pas que l’effet du militantisme révolutionnaire sur les conduites, qui porte en lui la délimitation d’une ligne de partage des eaux biographique, n’ait jamais été complètement absorbé par la dimension politique comme semble le prétendre Foucault. Pour lui, l’instance révolutionnaire comme forme de vie, manifestation d’une vérité inacceptable et dangereuse, n’entretient qu’un lien extrêmement précaire avec la révolution comme stratégie politique, qui s’identifie au contraire tout entière à l’institutionnalisation du parti et de l’appareil. Il suppose fondamentalement une tension et une dichotomie entre les dynamiques d’évitement de l’assujettissement, de désubjectivation et de techniques du moi – par nature impolitiques et éthiques – et d’autre part les formes d’organisation politique révolutionnaire qui ont traversé les XIXe et XXe siècles. Celles-ci correspondraient entièrement à la trajectoire de développement des partis communistes et du mouvement ouvrier, liquidant implicitement une réserve d’expérimentation où la singularité et l’autonomie sont pensées comme la réinvention de la révolution communiste, et non comme son dépassement définitif. Le développement de l’époque révolutionnaire conduit ainsi l’exception subjective de conduites, d’esthétiques de l’existence et de formes de vie en rupture avec ce qui est communément admis, à se dégrader et à se neutraliser dans l’acceptation conformiste des normes sociales. La marque de la politique révolutionnaire dans son ensemble, à travers l’histoire européenne, réside dans cette neutralisation du sens du militantisme. Il ne s’agit pas de dissocier l’aspect de la vie de vérité et de témoignage de sa charge politique. Gardant cette question complètement ouverte, je ne conclurai mes notes qu’en indiquant comment c’est précisément cette polarité non résolue qui est le terrain de sauvetage de la question révolutionnaire, polarité qui ne peut être contournée par aucun raccourci où le repli éthique d’une part, ou le retour au « politique » d’autre part, conduiraient la question à l’oubli. Elvio Fachinelli a décrit, dans les pages de L’erba voglio, cette forme d’oubli comme une fonction anti-tragique de la politique de gauche, c’est-à-dire la tentative d’éliminer ces tensions subjectives et vitales, ces nœuds, ces particularités et ces problèmes, qui ponctuent l’action politique et le comportement humain sans jamais être définitivement éliminés. Ni de la politique, ni de l’histoire, ni de l’universalité du social et de ses contradictions, ni de l’acceptation molle de l’économie politique comme langage de la critique. Ce n’est peut-être qu’en remettant en cause ces réductions, en redécouvrant la conscience révolutionnaire refoulée, que l’on pourra la rouvrir à la dimension oubliée d’un communisme des singularités.
Nigredo
Retrouvez le texte original sur https://www.nigredo.org/2025/01/14/note-preliminari-sulla-rivoluzione/
- Pour Reiner Schürmann, les principes hégémoniques ou fantômes sont des structures de sens, de finalité et de causalité, autour desquelles s’organisent toutes les valeurs, concepts et significations partagés d’une civilisation à un moment donné de son développement historique, ce que l’on appelle les « économies d’époque ». L’influence culturelle et historique de ces principes a une racine métaphysique, celle de rendre certaines choses visibles et d’en cacher d’autres, selon une certaine figure de l’« Être », dans des termes que Schürmann tire du corps à corps avec la philosophie heideggérienne. Les fantasmes hégémoniques qui se sont succédé, de la nature au sujet, peuvent peut-être être juxtaposés à celui de la « révolution », compte tenu de la valeur centrale qu’elle occupe dans tous les domaines depuis la modernité. Voir R. Schürmann, From Principles to Anarchy : Being and Acting in Heidegger (1982), Neri Pozza, Vicenza, 2019. ↩︎
- J. Camatte, La rivoluzione integra (1978), in Comunità e divenire, Colibrì, Milano, 2019, pp. 20-25. ↩︎
- Id., Questo mondo che bisogna abbandonare (1974), Verso la comunità umana, Jaca Book, Milano, 1978, pp. 403-430. ↩︎
- M. Foucault, La filosofia analitica del potere (1978), in Estetica dell’esistenza, etica, politica. Archivio Foucault 3. Interventi, colloqui, interviste. 1978-1985, Milano, Feltrinelli, 2020, pp. 98-113. ↩︎
- Pour une discussion de cet événement, déterminant pour la formation de la gauche révolutionnaire japonaise et de sa principale formation, les « Zengakuren » : K. Ross, La forme-Commune – La lutte comme manière d’habiter, Paris, La fabrique, 2023. ↩︎
- Cette dualité, empruntée à l’intuition de Camatte, a déjà été évoquée dans la première partie de cet article. L’ouvrage où Camatte présente cette réflexion sur la Révolution française, qui apparaît cependant en plusieurs endroits, est Caractères du mouvement ouvrier français (1971), in Verso la comunità umana, op. cit., p. 181-238. ↩︎
- H. Arendt, Sulla rivoluzione (1963), Torino, Einaudi, 2009. ↩︎
- Cette formulation précise employée par Camatte apparaît déjà presque littéralement dans les écrits de Saint-Just. ↩︎
- J. F. Lyotard, Futilità in rivoluzione, in Rudimenti pagani, Bari, Dedalo, 1989, pp, . Une référence centrale dans le texte de Lyotard est : M. Ozouf, La Fête révolutionnaire (1789-1799), Paris, Gallimard, 1976. Sur les mêmes questions, il convient de mentionner : E. Roudinesco, Théroigne de Méricourt. Une Femme Mélancolique Sous La Révolution, Paris, Seuil, 1989. ↩︎
- A. Bougeart, Marat : l’ami du peuple (1865), Milan, Nabu Press, 2010. Cette source est rappelée par Daniel Guérin dans la préface de la deuxième édition de son livre monumental sur La lutte de classes sous la Première République, Paris, Gallimard, 1968. ↩︎
- K. Griewank, Il concetto di rivoluzione nell’età moderna. Origini e sviluppo (1955), Firenze, La Nuova Italia, 1979. ↩︎
- J. C., Milner, Relire la Révolution, Paris, Verdier, 2016. ↩︎
- F. Guattari, Per una micropolitica del desiderio, in La rivoluzione molecolare, Turin, Einaudi, 1978, pp. 151-180. Dans le schéma de Guattari, les systèmes a-signifiants constituent le dernier stade de la production sémiotique, celui qui ouvre la possibilité d’une pleine libération des investissements désirants au-delà de la sur-codification signifiante, des codes symboliques et de la double articulation entre signifiant et signifié, substance et contenu. Ce stade contient donc à la fois le maximum de pénétration biologique et psychique des valeurs dominantes, ainsi que les concaténations transversales possibles de l’énonciation dans les domaines esthétique, amoureux et politique. Si chez Guattari l’accent est mis avec une forte insistance sur cette ambiguïté des flux déterritorialisants, chez Camatte il y a rechute dans la territorialisation archaïque et pré-signifiante d’une communauté organique. ↩︎
- H. Arendt, op. cit., p. 146. ↩︎
- Ivi, p. 147. ↩︎
- J. Camatte, Caratteri del movimento operaio francese, cit. ↩︎
- P. Violante, Lo spazio della rappresentanza. Francia 1788-1789, Palermo, Ila Palma, 1981. ↩︎
- R. Zapperi, Per la critica del concetto di rivoluzione borghese, Bari, De Donato, 1973. ↩︎
- C. Pacchiani, Assolutismo e rivoluzione, in P. Schiera, A. Biral et al., Il concetto di rivoluzione nel pensiero politico moderno: dalla sovranità del monarca allo Stato sovrano, Bari, De Donato, 1789, pp. 41-69. ↩︎
- P. Violante, op. cit., p. 124. ↩︎
- R. Zapperi, op. cit., p. 135. ↩︎
- Cette implication totalitaire directe de la pensée de Rousseau, en tant qu’inspirateur du jacobinisme, est clairement soulignée dans R. Rocker, Nazionalismo e cultura, Catane, Edizioni Anarchismo, 1976. ↩︎
- J.-J. Rousseau, Il contratto sociale (1762), Segrate, Rizzoli, pp. 80-81. ↩︎
- Ivi, p. 107. ↩︎
- Sur ce point, voir l’essai de Carlo Pacchiani cité plus haut. ↩︎
- M. Duverger, I partiti politici, Ivrea, Edizioni di Comunità, 1961. ↩︎
- R. Schürmann, Se constituer soi-même comme sujet anarchique. Trois essais, Paris, Les presses du réel, 2021. ↩︎
- J.-F. Lyotard, op. cit. ↩︎
- R.Schnur, Rivoluzione e guerra civile, Milano, Giuffré, 1986. ↩︎
- M. Larizza, Stato e potere nell’anarchismo, Milano, Franco Angeli, 1986. ↩︎
- N. M. De Feo, L’autonomia del negativo tra rivoluzione politica e rivoluzione sociale, Manduria-Bari-Roma, Piero Lacaita Editore, 1992. ↩︎
- M. Rubel, Il partito proletario (1961), in Id., Marx critico del marxismo, Bologna, Cappelli, 1981, pp. 279-290. ↩︎
- M. Foucault, L’ermeneutica del soggetto. Corso al Collège de France (1981-1982), Milano, Feltrinelli, 2011, p. 184. ↩︎