Le double geste occidental
Dans le contexte actuel, où tout le monde a pu s’apercevoir que la guerre froide n’a jamais pris fin, laissant libre cours aux conspirations des propriétaires de son monde, le mot Occident est énoncé maintes fois. Certains veulent sauver l’Occident tandis que d’autres veulent le détruire. Pourtant, au regard de la configuration actuelle du monde, tenue par les forces de la gouvernance mondiale divisée en deux blocs – les défenseurs de l’Occident d’un côté avec le bloc de l’Ouest (États-Unis, Europe de l’Ouest, Japon), face aux pourfendeurs de l’Est (Chine, Russie) – l’opposition mise en place n’existe que dans le but de rendre tangible l’incarnation du pouvoir symbolique de la gouvernementalité mondiale. Pour le reste, il est évident que ces deux blocs sont les deux faces d’une même pièce : celle de l’Occident. Cependant, il y a une nécessité à définir ce qu’on entend par Occident, sans s’arrêter aux simples emplois médiatiques et gouvernementaux du terme. En effet, le « sens commun » fait de l’Occident une entité géographique située en Europe, et ce « sens commun » est repris et prolongé par la géopolitique contemporaine qui redéfinit l’Occident comme un triangle composé des États-Unis, de l’Europe de l’Ouest et du Japon. L’objectif d’une telle définition est de servir de tour de passe-passe pour la gouvernance mondiale. Si le stratagème est grossier, il n’en est pas moins efficace et donne lieu à une paralysie nette des forces historiques par une inclinaison envers la realpolitik. Car malgré le déploiement du langage de la gouvernance et son effectivité, l’Occident ne correspond en aucun cas à un lieu fixe. L’histoire ne fait que le démontrer. L’Occident relève davantage d’un ensemble de forces relativement permanentes additionnant des strates constantes de formes toujours renouvelées. Cet ensemble est l’actualisation généralisée d’un double geste traversant l’histoire : appropriation et destruction. La quête insatiable de l’Occident est dès lors de s’approprier toutes formes hétérogènes, formes dont elle est incapable de ressentir la densité. La destruction devient le moyen d’opérer cette appropriation. Ainsi, l’Occident devient le seul rapport possible avec ces formes appropriées. On retrouve cette logique mortifère dans l’étymologie de l’Occident puisque le terme provient du latin Occidere qui signifie périr, tuer, mettre en morceaux — et n’est donc pas réductible à la définition couramment admise de crépuscule. Et en effet, cette logique mortifère occidentale traverse les âges, de l’antiquité avec les Grecs jusqu’à nos jours avec les États-Unis.
L’Occidentalisation du monde
L’Occident est un processus civilisationnel dépassant les frontières de son berceau. Le colonialisme puis le colonialisme 2.0 – surnommé mondialisation – montrent la capacité de l’Occident à tout posséder et à étendre son emprise sur l’altérité. La terreur coloniale ne peut simplement être perçue comme pure conquête militaire et politique ; elle est plutôt l’entreprise de réalisation d’un projet global et de maîtrise de la totalité de la planète. C’est-à-dire une transformation du monde en un environnement économique, où l’ensemble des habitants sont façonnés à être un homo oeconomicus. Ce projet que nous pouvons nommer occidentalisation du monde est le processus de l’uniformisation des différentes formes de vie en une seule. Chaque uniformisation réactualise la forme de vie occidentale, et c’est précisément là l’essence du désastre en cours, cette façon d’habiter le monde et de s’y soumettre. La force de la forme de vie occidentale réside dans la coercition généralisée, où il s’agit de déposséder les âmes et de domestiquer les corps. Les corps pataugent dans un environnement social et technologique qui nous maintient dans un état d’impuissance totale. Cet environnement conditionne notre esprit à se penser puissant tant que nous acceptons de nous tenir à un ou des styles, ce qui effectue l’actualisation de notre uniformisation. La forme de vie occidentale est le summum du style et de l’interchangeabilité de sa forme, du fait qu’elle ne tient à aucun attachement entre elle et le monde. Elle comble ce vide par une politique de l’apparence qui fait de l’esthétique le primat de son expérience vécue. Toutes les apparences sont possibles même les plus subversives. Tant qu’elles tiennent à l’ordre du monde, elles peuvent à leur guise transgresser quelques normes. Traversant les terres dévastées de l’occidentalisation, on constate encore que le rêve de beaucoup est de faire coïncider leur vie avec l’American way of life. Ce rêve s’est enraciné dans les têtes, après les successions de guerres mondiales. Dans un premier temps, la Première Guerre mondiale a permis un saut qualitatif dans l’occidentalisation du monde, où les États-Unis et la vieille Europe en fin de course ont cherché à être les législateurs du monde. Tous durent se soumettre à leurs projets, comme l’énonce explicitement l’écrivain britannique William Thomas Stead : « l’américanisation du monde est en marche ». S’ensuivit l’horreur de la Seconde Guerre mondiale qui a permis aux États-Unis de diffuser leur misérable éducation sentimentale. Les empires passent, l’Occident tient dans son déclin constant.
Occident et capitalisme
Le capitalisme est une machine abstraite aboutie par l’agencement des logiques occidentales. La machine capitaliste a permis à l’Occident d’établir une vaste infrastructure d’évaluation continue, de gestion et d’autogestion permanente. Tout est devenu évaluation, donc un potentiel nouveau marché. Entre les rouages qui composent l’architecture de cette machine, on trouve au centre de chaque périphérie le moteur centrifuge qu’est l’économie. S’il est convenu que l’économie existait bien avant le capitalisme, étant déjà à l’œuvre dans les empires et les sociétés marchandes, on constate pourtant que cette logique économique a su s’étendre au fil des âges et a ainsi donné naissance au Capital. La succession d’évènements que furent le commerce médiéval, le commerce triangulaire, le colonialisme, la parcellarisation des terres en Angleterre, l’industrialisation et la cybernétique ont pour dénominateur commun l’économie comme mesure. Le capital permet de mesurer chaque instant de la vie, que ce soit dans les domaines publics ou privés. La vie n’est alors plus qu’un facteur à gérer. Le règne de l’Économie, c’est le règne de l’oikos étendu à toutes choses. Le sens premier de l’économie est oikonomia, c’est le sens matriciel d’économie, qui signifie la gestion de la maison, comme seuil de la naturalité et de la vie privée pour les Grecs. Au cours du XVIIIe siècle, l’économie effectue sa première mue, passant de l’économie à l’économie politique, du domestique au public, c’est-à-dire de la gestion de la maison à la gestion de la population. Au XXe siècle, l’économie connaît une seconde mue et devient un principe unificateur qui permet à l’infrastructure du capital de s’immiscer partout. Le capital passe de la marchandise au corps humain, c’est l’anthropomorphose du capital. Le capitalisme devient dès lors le seuil matériel de l’Occident par le déploiement d’une infrastructure matérielle des conditions d’existence soumises à une cosmotechnique unificatrice et une inclinaison des formes de vie vers sa propre forme de vie, celle de la communauté du capital. Le monde devient un ensemble de dispositifs de calcul et de gestion. Sous la machine capitaliste, toute chose est mesurable. De là, les territoires qui épousent la forme de vie capitaliste deviennent de surcroît une partie prenante de l’Occident. La Russie et la Chine ne font pas exception à la règle.
Occident et métaphysique
Pour établir sa prétendue neutralité objective, l’Occident a su manier la métaphysique. Car, la métaphysique n’est en rien le réel, mais une façon d’organiser les phénomènes et les noumènes qui le constituent. Elle œuvre à l’unité, à faire monde. C’est en Grèce que naît la métaphysique. Parménide est le premier à l’élaborer comme projet politique, mais c’est avec l’arrivée de Platon qu’elle va prendre forme en faisant coïncider l’ontos et le logos. Le projet politique de la métaphysique de Platon est de mener l’homme vers le monde intelligible par les Idées, conditionné par l’exercice de la vertu, et de séjourner dans la cité comme le lieu du possible accomplissement de l’Idée et du Bien. La division du monde entre le monde sensible et le monde intelligible inscrit un geste fondamental de la métaphysique occidentale de la grande séparation. Platon incarne l’un des points de départ des grandes oppositions de la Modernité : âme/corps, sujet/objet, nature/culture, etc. Néanmoins, il y aura de vives critiques à son égard, comme Aristote qui refuse la séparation du monde sensible et intelligible, et pour qui la métaphysique correspond à la primauté de l’ontologie de l’être, d’où le fait qu’il conçoive l’être comme séparé en catégories. Ainsi, Aristote élabore une vision mécaniste du monde, déterminée par la puissance comme inséparable de l’acte qui est toujours voué au but de la causalité. Ce geste aristotélicien déterminera par la suite et jusqu’à nos jours la conception de la science occidentale. La fin du monde grec est l’occasion pour le christianisme primitif d’ériger l’Église comme moyen de remédier à la séparation de l’homme et de Dieu. Quant à la période moderne, la raison scientifique prend son essor comme tentative de représenter le monde qualitativement par la relation mathématique. S’ensuit le cogito et la maîtrise du monde où le geste dualiste est totalement formalisé. Avec les Lumières s’ouvre l’autonomisation et le triomphe de la raison. Le progrès devient la foi du monde occidental. Hegel suit et dépasse Kant, annonçant qu’il réalise la métaphysique comme science garante de la vérité basée sur l’Idée, qui désigne alors la réalisation totale de la structure entre le sujet et l’objet. L’Idée s’incarne dans l’État pour déployer sa logique spéculative comme accès à l’Absolu. Heidegger voit cet accomplissement de la métaphysique dans la cybernétique. Le monde est alors médiatisé par les dispositifs technologiques mettant à mal les régimes de présence. L’enjeu de la métaphysique occidentale est de recouvrir de son emprise ce qu’elle a séparé.
Occident et Apocalypse
Le triomphe occidental, c’est la crise. C’est une apocalypse sans fin, en déclin constant, qui lui permet de survivre et d’étendre sa terrifiante emprise. Le progrès, la croissance, le développement, toutes ces inventions de l’Occident n’ont été que la sécularisation de sa foi tout au long de l’Histoire. L’eschatologie occidentale constitue pourtant l’essentiel de sa logique de capture qui agence sa gouvernance. Tomber sous les charmes macabres de cette eschatologie, c’est épouser une nouvelle fois les projets des fanatiques de l’apocalypse. Depuis l’antiquité, le rôle que tiennent les fanatiques de l’apocalypse consiste à jouer les protagonistes de l’impuissance. Cet état physique et psychique est alors repris et intensifié sous l’ère capitaliste, donnant lieu à la construction paradigmatique de l’apocalypse comme mode de gouvernance. Cette menace de la fin du monde, du chaos, de la crise économique et énergétique, ne postule pas d’effectivité sur l’avenir, mais sur le présent, maintenant l’emprise de la gouvernance sur les corps. L’angoisse de la fin est l’ethos que veut produire la gouvernementalité occidentale. Chaque fois que l’être occidental se regarde dans un miroir, il est face à sa propre horreur, à sa propre fin comme son seul moyen d’exister. Cette obsession de sa propre fin conduit l’être occidental à justifier ses habitudes meurtrières. La fascination pour la catastrophe, pour sa propre catastrophe, donne lieu à une conception de la vie comme nature morte et de l’Histoire comme catastrophe permanente. Les formes historiques et historiales du monde grec, de l’Empire, n’ont pas pris fin comme l’entend la pensée occidentale par une succession de mouvement de décadence et de catastrophe. La fin du monde grec puis de l’Empire romain ne fut pas une catastrophe puisque le mythe impérial survécut à Byzance et au travers du Saint-Empire qui ne tombât qu’en 1806. Pourtant le monde antique était bel et bien mort quand nul encore n’était au courant. La fin de l’Occident n’est pas une catastrophe. Bien au contraire c’est une libération, une ouverture aux bifurcations à d’autres modes d’existence, où il s’agit de s’arracher à la dépossession éprouvée dans cet état du monde, afin de pouvoir suivre d’autres horizons. Enfin, c’est l’occasion d’une grande désertion comprise comme la possible « sortie de la condition de l’individualisme de masse et de l’égoïsme propriétaire, seule la résurrection du sens de la communauté humaine pourra alors renouer l’arc de cette tension entre le déjà et le pas-encore, cet arc de l’histoire qui apparaît aujourd’hui tellement dramatiquement brisé » (Gianni Carchia, L’élaboration de la fin. Mythe, gnose, modernité)
Owen Sleater