« Aucune série ne jouit d’un privilège sur l’autre, aucune ne possède l’identité d’un modèle, aucune, la ressemblance d’une copie. Aucune ne s’oppose à une autre, ni ne lui est analogue. Chacune est constituée de différences, et communique avec les autres par des différences de différences. Les anarchies couronnées se substituent aux hiérarchies de la représentation ; les distributions nomades, aux distributions sédentaires de la représentation. »
Gilles Deleuze, Différence et répétition
La société est l’établissement du voisinage entre les indifférents. Un isolement s’instaure entre les âmes mutilées dans le vacarme des rapports sociaux. Un processus d’identification est en œuvre pour maintenir coûte que coûte cette maladie qu’est la société. L’hystérisation comme tactique contre-révolutionnaire s’impose pour la sauvegarder. Dès lors, la généralisation de cet état est permise par un certain nombre de dispositifs. Et le plus efficace dans ce domaine est le dispositif Woke/anti-Woke. Les médias se gavent à entretenir cette folie collective, dans laquelle chacun peut se subjectiver par sa disposition aux coordonnées établies par le dispositif. Le pouvoir se fond dans le décor et dessine les contours de notre amputation affective et sensible. Une manière de miner le terrain de toute participation active au plan de partage des différences. Se situer à l’intérieur de ce plan, c’est affirmer le partial et le partiel de la dynamique de formulation des formes de vies et des modalités des désirs qui les habitent. « Le fait d’évoluer sur un autre plan » (Carla Lonzi, Crachons sur Hegel) réclame de passer souterrainement à travers les dispositifs, de disposer de sa puissance et de l’accueillir. Se saisir de la « question » de la différence sexuelle est peut-être désuet pour certains, ou réactionnaire pour d’autres. Laissons aux imbéciles leur état hystérique et leur morale militante. Ce qui importe ici est tout autre, aucune volonté de défendre la société de sa maladie, aucune volonté de dicter des conduites, mais la certitude de se confronter à cette « question », si on peut parler ainsi. « La différence est un principe existentiel qui concerne les différentes façons d’être de l’humain, la spécificité de ses expériences, de ses finalités, de ses possibles, de son sens de l’existence dans une situation donnée et dans une situation qu’il veut se donner. La différence entre la femme et l’homme est la différence première de l’humanité. » (Carla Lonzi, Crachons sur Hegel)
Le premier geste du féminisme de la différence fut un geste de séparation vis-à-vis de la totalité sociale. Ne plus rien attendre du mensonge social, de ses rapports pourris, de ses droits et de ses alternatives. L’idée même d’une prise de pouvoir s’effondre pour des localités sensibles. Au fil des décennies, cette pensée subit son lot de disqualification par une rhétorique qui qualifie cette pensée d’essentialisme. Énoncer cela, ce n’est que répéter l’erreur de Christine Delphy dans son second tome de L’Ennemi principal qui présuppose que le terme sexe renvoie directement à une nature, à un aspect biologique. « Néanmoins, elles gardent l’idée que le genre est assis sur un sexe physique, dichotomique et réel : que les catégories de sexe nous sont données par la “nature” ». (Christine Delphy, L’Ennemi principal, tome II) Pourtant dans les sociétés modernes, le sexe n’est en rien le produit de la nature, mais le produit de l’institution de l’état civil. Delphy réhabilite la logique de l’institution de l’état civil, institution qui n’est que la sécularisation du sacrement du baptême chrétien. L’établissement de deux sexes n’est que la réalisation d’une volonté législative et non naturelle de constituer le droit à la filiation. L’argument et les théories qui visent un « fait naturel », c’est-à-dire que les sexes sont biologiques, entreprennent de biologiser la sécularisation chrétienne. Dans le judaïsme, la division sexuelle ne correspond pas à une donnée ontologique, sinon il n’y aurait pas de transsexuel dans les réflexions talmudiques. Elle correspond à un système d’écriture à deux termes. La Torah est une métaphysique de la Parole. Le corps est une surface d’écriture où l’inscription de la modalité de cette Parole passe par ces lettres de l’alphabet que sont les sexes. La transsexualité révèle l’essence du corps comme une surface d’écriture. La Torah permet de se situer dans le monde, par l’agencement d’une discipline éthique qui a pour demeure le corps parlant et reste maintenue à un questionnement vivant. Une manière d’habiter les relations, envers l’autre, envers la Torah, et envers soi. L’étude talmudique est une pratique qui travaille cette exigence de manière proprement singulière à travers un dialogue avec les textes. Selon ces deux approches distinctes de la différence sexuelle, elles marquent deux façons de situer leur être-au-monde. Mais à quelle approche le genre donne-t-il lieu ? La logique intrinsèque de cette coordonnée met en lumière la construction sociale de la catégorie sexe déterminée par le genre, qui est lui-même une construction sociale. Alors pourquoi le genre si tout est affaire de construction ? On reste pris dans le traquenard du constructivisme et de ses manies postmodernes. Hors de ce plan, on pense au « n-sexes » de Deleuze dans sa préface à L’après-mai des faunes de Guy Hocquenghem, dans laquelle il n’est plus question de sujet, mais d’agencements comme expérience vécue d’une relation où les termes de cette relation se mêlent indistinctement. En terme deleuzien, l’agencement est un devenir ensemble et non un être ensemble. Tout devenir ensemble fait l’expérience de son « conatus » (Baruch Spinoza, Éthique). En somme, c’est une expérience continue d’une forme de vie à travers ses rencontres, ses affections matérialisent son plan d’émergence qu’est l’essence. Entendu comme les inclinaisons d’un désir d’être qui trouve sa formulation dans ses différents goûts. « C’est un désir qui donne, qui affirme et qui engendre plutôt qu’il ne demande et n’a besoin. Le conatus n’est autre que la force dans la vie – une certaine vie – d’adhérer à sa propre essence, à travers ses différents désirs et appétits, quels qu’ils soient. » (Emanuele Dattilo, La vie heureuse)
La notion de genre (gender) a connu diverses mutations depuis sa première utilisation en 1955 par le psychologue John Money et plus récemment en 2016 avec son entrée dans le droit français par l’expression d’« identité de genre ». Entre-temps dans les années 1960, le psychiatre Robert Stoller développe cette notion dans le cadre de la clinique de réassignation hormonale et chirurgicale de sexe. La thèse de Money concerne une plasticité de la construction de l’identité sexuée (conscience du rapport au corps) et de l’identité sexuelle (conscience de l’orientation sexuelle) jusqu’à l’âge de trois ans. Le genre comme expérience subjective privée ou publique de la masculinité ou de la féminité est une manière pour lui de substituer la bipartition du sexe. Il crée ensuite les énoncés « rôle de genre » (gender role) et « identité de genre » (gender identity), le premier pour désigner le domaine public et le second pour le domaine privé. S’ensuit une mutation sociologique et politique du concept de genre par le livre d’Ann Oakley : Sex, gender and society. Une façon de décrire les inégalités de rôles sociaux et les rapports de pouvoir. Néanmoins, la généralisation de ce concept est étroitement liée à la politisation de l’homosexualité face aux violences subies, en particulier les émeutes de Stonewall de 1969. Ces émeutes ont surgi en réponse au raid mené par des flics à l’encontre des gays, des lesbiennes et des trans dans le bar homonyme. Les luttes qui suivent vont conduire à la dépathologisation des orientations et des comportements sexuels, c’est-à-dire la suppression de l’homosexualité du Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux, ainsi que la suppression de l’homosexualité comme maladie mentale en 1990 par l’Organisation mondiale de la santé. La principale source d’oppression sociale et politique pour ces luttes est la norme de l’hétérosexualité. Certaines de ces critiques vont tomber dans l’éloge techno-scientifique, avec leurs utopies biomédicales de type utérus artificiel pour « éliminer la différence sexuelle » et développer une « reproduction artificielle » afin de briser « la tyrannie de la famille biologique » comme l’envisage Shulamith Firestone dans The Dialectic of sexe. Le mouvement queer prend forme au début des années 1990 et s’inspire de la pensée de Judith Butler. Le mouvement s’axe autour de deux revendications : une meilleure intégration des minorités de genre dans la société, mais aussi une déconstruction des identités et des normes majoritaires. Lors de la quatrième conférence mondiale sur les femmes à Pékin en 1995, le concept de « genre » est employé au niveau des instances internationales, pour soutenir des programmes d’action visant à combattre les discriminations faites aux femmes et de promouvoir l’égalité économique et politique envers les hommes et les femmes. On retrouve ce concept dans les missions de l’Union européenne avec le gender mainstreaming (intégration de la dimension de genre), par le traité d’Amsterdam de 1997.
La capture de la pensée du genre renforce une falsification que le sexe renvoie directement à la nature. Le piège est en place et bon nombre de personnes s’y font prendre. Le dispositif nature/culture refait son apparition sous d’autres traits. En plaçant sexe = nature et genre = culture, on reste sur la surface binaire du dispositif qui neutralise toute pensée et contribue à accroître la naturalisation du pouvoir. L’anthropologie contemporaine a montré le caractère fictionnel de ce dispositif. Dès 1975, Roy Wagner affirme dans son livre L’invention de la culture, que la culture est une pure « invention » symbolique. Le terme culture, issu du latin cultura, désigne l’« action de cultiver la terre » et l’« action d’éduquer l’esprit, de vénérer ». Ce concept métaphysique inventé par les Européens sert à une distanciation du caractère anarchique de la vie et de surcroît à la contrôler. Concernant le terme nature, on peut appliquer cette même logique. Martin Heidegger avait mis en évidence que la nature est une sorte de boîte vide qui permet de mettre en lumière un tas de concepts auxquels on peut l’opposer. Néanmoins, un retournement de la nature est possible, en ne la considérant plus comme une distance entre humain et non-humain, mais comme expérience métaphysique du caractère anarchique de la vie. La nature comme « plan d’immanence » (Gilles Deleuze, Qu’est-ce que la Philosophie ?) de dynamiques de formes sensibles contingentes de toutes déterminations. Le seuil du monde sur lequel nous gambadons.
Accompagner la différence sexuelle dans les relations, comme être du sensible, c’est défaire le nœud qui subordonne cette différence au mensonge social. Si le sexe était biologique, on ne parlerait pas d’homme et de femme, mais de mâle et de femelle. Le sexe est toujours une expérience métaphysique. Ce qu’expriment les termes homme et femme est un agencement particulier du désir, incarnant la tonalité de la composante du masculin et du féminin. Une de ces composantes donne le ton de la mélodie du désir. Le masculin est la dynamique de l’impersonnel qui appelle la singularité, le féminin est la dynamique de la singularité qui appelle l’impersonnel. Le seul lieu possible de cette rencontre est la relation. Dans le domaine sexuel, une relation sexuelle est ce moment charnel où chacun demeure pour l’autre, toujours séparé, sans rompre sa séparation, mais en affirmant cette séparation dans cette expérience vécue d’une cohésion inédite. « La séparation qui se concrétise à travers l’intimité de la demeure, dessine de nouveaux rapports avec les éléments » (Emmanuel Levinas, Totalité & Infini). C’est une formulation de la puissance de la différence. Quand Lacan dit « qu’il n’y a pas de rapport sexuel », on sourit face à une telle bêtise « d’élite ». Il y a un écart éthique important entre une relation et un rapport. L’expérience qui se joue dans un rapport est une expérience où l’autre est absent, réduit à un sujet ou un objet afin de répondre à une jouissance de type masturbatoire. Une façon d’atténuer, le temps du rapport, l’impossibilité de l’amour. Si le capitalisme nous vend à tout bout de champ l’amour, c’est qu’il ne peut être un moyen d’en faire l’expérience. Car l’amour n’est pas une injonction à la jouissance, mais une exigence d’un partage de la différence. La pauvreté de l’expérience amoureuse est la richesse de sa souffrance. « Le triomphe de l’amour et de la liberté sexuelle signa l’entrée de l’économie dans la machine du désir. L’imbrication du désir, de l’économie et de la valeur personnelle (la valeur que l’on s’accorde et celle que les autres nous accordent) constitue l’une des principales transformations des relations sexuelles dans la modernité. Dans son effacement même, c’est l’économie qui vient désormais hanter le désir. Nous voulons dire par là qu’une compétition sexuelle généralisée transforme la structure même de la volonté et du désir, et que le désir revêt les propriétés de l’échange économique : il se trouve alors régulé par les lois de l’offre et de la demande, de la rareté et de la surabondance. » (Eva Illouz, Pourquoi l’amour fait mal) Il n’aura pas de révolution sans une véritable faculté d’aimer. Aimer non comme les chrétiens. Chez Saint Paul, l’amour est l’abolition de la différence par la réconciliation unie dans le grand corps du Christ. En découle une idée désastreuse de la révolution. Rompre avec cette idée implique de rompre avec la continuité historique. Prendre un autre chemin. La révolution suppose des formes sensibles autonomes dans la séparation, accompagnée par une exigence de la relation qui ne repose plus sur la privation du besoin du monde. La différence se cherche dans l’autre, mais par celui qui accueille sa propre différence. La distance, pourtant infranchissable, est franchie. La séparation est satisfaite, libre, et cependant ne recherche l’autre ni dans un désir de fusion ni dans une volonté de gouverner, mais où la différence de l’autre ne s’abîme pas en lui, mais où elle lui parle.
Costa Maledetto