Sortir du train fantôme

Peur, expérience, et anthropomorphose

« Nos besoins sont satisfaits par des spectres, qui parlant et écrivant, traversent ce monde, notre nouvel habitat. Des fantômes tangibles, vigilants et sagaces venant du monde de la pleine vie… »

Ubik, Philip K. Dick

Le capital ne laisserait plus rien en dehors de sa circulation. L’anthropomorphe capitaliste ne saisirait plus rien en dehors de la marchandise, y compris lui-même. Tout serait valorisable, jusqu’à la terreur de voir la fin finir dans l’anéantissement de l’espèce. En témoignent les nombreuses marchandises simulant cette peur totale. L’anthropomorphe en pleine mutation, rivé à ses appendices techniques, fait scroller devant lui toutes les représentations qui pourrait enfin la rendre objectivable, cette peur. Seulement, les simulacres marchands dans toutes leurs variétés et leur sophistication technique la laissent inapaisée. Ce fond de terreur, devenu une matière première affective de premier ordre, ne se laisse pas entièrement subsumer dans ses représentations marchandes et politiques. Il éclate en autant de petites et grandes peurs dans le commerce insensé des simulacres technocapitalistes. 

Nous partirons de cette insubsumable pour en présenter une phénoménologie à trois étages : l’un où la peur est en contact direct avec l’objet qui la suscite ; un deuxième où elle est suscitée par une représentation dont l’objet n’est pas présent, un troisième ou elle devient une disposition permanente sans cesse mise à jour par des représentations volatiles, où elle devient une pièce/affect essentiel au fonctionnement du train fantôme du capital anthropomorphe. 

Nous proposerons des voies de sortie hors de la capture affective que suppose cette économie des spectres. 

La peur en présence

 « L’animal est dans le monde comme l’eau dans l’eau. » 

Georges Bataille, Théorie de la religion, 1949.

Une promenade

Quand nous marchons, quand nous nous promenons en ville, en forêt, dans le désert, le paysage ne se manifeste plus comme totalité. Il ne nous fait plus face, nous le vivons, le sentons dans nos muscles qui l’arpentent, nos oreilles traversées de mille bruissements, nos yeux qui s’y perdent et le souffle qui donnent sont goût à l’air ambiant.

Il est sans doute maladroit de parler ainsi par énumération, cette manière de décrire suppose un corps circonscrit dans un espace circonscrit. Nous marchons dans le paysage par-delà la rassurante frontière du moi et du monde, dans l’océanique. Cet espace où conscience et monde ne sont pas constitués. Le désert/forêt/ville se découvre en elles, et elles en lui. Une commune présence des choses s’éprouve préalable à toute intention, volonté, but assigné. Le corporel n’est pas sémiotisé, la sensation se déploie comme une partie de l’espace et l’espace comme la sensibilité même. Les sens et leur distribution n’existent pas encore, mais sont éprouvés dans la rencontre pleine et continue avec les phénomènes.

Soudain du vent secoue les branches, une tempête se lève, un loup, de la grêle s’abat, un bruit assourdissant se fait entendre emportant tout dans son tremblement. Le corps est ramené à une dimension congrue, et une différence se fait dans le champ de présence. Le monde ambiant se froisse dans sa muette continuité. La peur apparaît et vient resserrer les phénomènes autour de leur position spatiale spéculaire. Une tension traverse le corps comme elle traverse l’espace. Dans le ventre s’ouvre un abîme qui résonne directement, intimement avec la puissance antagoniste, loup/grêle/explosion comme dans certaines bandes dessinées où la surprise est exprimée par des traits vifs entourant l’origine de l’émotion, marquant ainsi le lien indéfectible entre le surpris et le surprenant. L’entièreté de l’espace est traversée par une tension dont les étants sont autant de points de passage. L’émotion a redessiné l’entièreté du paysage, dont seul un dieu témoins de la scène pourrait en voir l’entier visage. 

Cette menace potentielle, dont les étants sont porteurs, n’introduit pas à ce stade de discontinuité, mais une contraction, fruit de puissances de vecteurs contraires. La peur exprime d’un même affect l’ensemble de ce qui advient, ce n’est pas encore la propriété d’un sujet, ainsi la mer ne peut être divisée par les courants contradictoires qui la traversent.

L’émotion de peur intervient comme surgissement d’antagonismes traversant une même continuité, une même immanence. La question de disséquer le vécu avec une boîte à outils préparée à l’avance ou de rapporter le sensible à une représentation préalable ne préexiste pas à la manifestation à ce stade. L’émotion se fait présence, avant même le surgissement d’un pourquoi et d’un comment, elle traverse et agence affectivement l’espace sans se différencier de lui.

La Peur de l’expression à la représentation

« La peur (timor) est le désir d’éviter un mal plus grand par un moindre. » 

Spinoza, Éthique

C’est dans la langue que va se constituer un objet de crainte en tant que tel en corrélation à un suppôt (sujet). Au monde indistinct succède donc le monde des objets, des sujets et des catégories d’objets. Le passage du phénomène au signe qui l’exprime ; discrimine l’émotion de la cause qui l’a produite. Il y a donc par la langue le surgissement d’un discernement, émergence d’un suppôt de la peur séparé de l’objet qui la cause. Ce qui se manifestait comme une présence affectant tout l’espace se sépare sujet/objet et rejoint ainsi le « naturel » ordre des causes et des effets. La toile continue de l’affectivité se déchire pour laisser la béance infranchissable du suppôt qui comprend son élabore et structure une compréhension de ce qui l’affect. Il élabore à partir de la peur spatiale indistincte, une compréhension qui sépare l’affecté de l’affectant. Ainsi le suppôt de la peur se dessine et s’individualise par l’expression linguistique de ce qui possède maintenant valeur de cause.


Cette expressivité des signes qui opère au sein du monde phénoménal a par ailleurs dans notre culture, une tendance à valoir pour les phénomènes qu’ils expriment. Ils tendent ainsi à représenter le monde vécu afin de répondre par anticipation à l’antagonisme (et cela jusqu’à lui donner une forme qui souscrit à l’ordre des signes).

Représentation vient du latin representatio dont l’étymologie est vaste. Elle renvoie à l’action de mettre sous les yeux. Et dans une autre acception, à un paiement en argent comptant. Dans un troisième usage, elle est l’action de rendre à nouveau présent le Christ, la parousie, présence.

Mettre sous les yeux implique une action, de polarisation du regard, l’action de poser ensemble de manière à faire voir. Il ne s’agit pas simplement d’un apparaître, mais d’un apparaître structuré en vue d’une finalité, orienter, polariser le regard dans la perspective d’une équivalence entre le représenté et le représentant. Il y a donc dans la représentation une mise en forme qui renvoie à un objet comme étant son équivalent.

La peur est une crainte (metus) qui se détermine, dans sa relation à l’incertitude (espoir) à anticiper et préparer une réponse vis-à-vis d’une menace spéculée. Elle engage donc une dimension tactico-stratégique, qui ouvre sur une disposition possiblement guerrière. Elle est cette part de la crainte qui anticipe et spécule sur un choix pour face à l’incertitude qui vise le moindre mal. C’est ainsi qu’à l’avance nous avons tout un répertoire général de peurs par expérience qui nous permet d’anticiper sur ce qui pourrait nous nuire. C’est en se donnant une représentation de ce qui nous affecte de crainte que nous anticipons et calculons.

Citons quelques exemples de peur d’objets :

De ne pas traverser au feu rouge

Rentrer dans une secte

Être enlevé par des extra-terrestres

Ne plus tenir sur ses jambes

Perdre son capital

De Perdre

De perdre la face

Perdre son capital relationnel

De la fin du monde

De la rue

L’immigration incontrôlée

De Trump

Poutine

Kim Jung Un

Nucléaire

Du virus

Des virus

Des vaccins

R.N.

Des CRS

Du ridicule

D’être inhumain

De ses pulsions

Des vaccins

De Mélenchon

Du contrôle

Torture

Des autres

De la révolution

Des fascistes, 

Mort

Cette liste, qui pourrait être étendue sans limites, exprime l’inépuisable multiplicité d’objets par lesquels l’affect de peur se propage. Elle nous dit peu de chose sur l’expérience qui a poussé à la mise en mots. Nous pourrions les classer par catégorie d’objet : Corps propre-Pays-catastrophe-autrui, catastrophe, situation, etc. 

Nous pourrions aussi la classer par l’étendue et la radicalité des peurs en question. Nous irions de la petite peur anodine, du petit mal possible jusqu’au mal suprême possible. De ce qui entamerait notre puissance d’agir à ce qui l’annihilerait. De la peur d’une chose anodine à la peur de la mort qui envisage la disparition de tout rapport à tout objet. 

Ces objets ont une existence purement imaginaire, lue hors de leurs liens expérientiels ; ils n’acquièrent une densité de réalité que lorsqu’ils renvoient à une affectivité individuelle qui les agit en tant qu’elle en a un certain vécu. Ils sont un acte de nomination qui fait gestes parmi d’autres gestes se ramifiant dans l’entièreté de la présence corporelle. 

Comme nous le dit Wittgenstein dans Recherches philosophiques : « Imagine donc les sensations que suscitent les gestes de l’horreur : les mots “Cela me fait horreur” sont eux-mêmes l’un de ces gestes ; et si je les entends et les ressens pendant que je les prononce, cela fait partie du reste de ces sensations. Pourquoi le geste sans paroles devrait-il se fonder sur le geste accompagné de paroles ? » 

Ce qui donne consistance à la peur est une expérience dont l’épaisseur est bien plus vaste que l’ordre de la langue. L’ordre linguistique exprime et cartographie, comme le nœud d’un mouchoir renvoie à un souvenir, il ne peut se substituer à l’objet qu’il désigne, il n’en est pas l’équivalent, mais une surface d’expression.

Pourtant le monde logocentrique occidental est perpétuellement saisi, fascinés, en état de stupeur, dans le monde de la représentation que ce soit par la langue ou les images. C’est dans ce sens que Wittgenstein n’a d’ailleurs cessé, suivant son penchant métaphysique critique, de nous mettre en garde. Il a cherché à défaire cette prétention/reflex du signe à s’ériger en représentant définitif du sensible quitte à s’y substituer. 

Langage et images tendent à faire oublier le « se montrer » du monde par le « se représenter » comme le caractère de représentation de la monnaie qui de simple médium finit par subsumer l’entièreté du monde à sa forme de valorisation. Tautologie du langage pour lequel tout est langage, tautologie de l’argent pour lequel tout est argent.

Rétroactivement donc, la compréhension au sens large risque de se réduire à la représentation langagière. Le monde sensible/corporel, dont la peur se trouve ainsi fondée en raison, semble ainsi assuré de sa substantialité dans le même geste qu’elle se perd dans la représentation d’elle-même. La sensibilité originelle tend à se dissoudre dans sa dissection par l’abstraction. Rétroactivement elle réagit non plus à son affect originel de peur, mais à la représentation qui en a été faite, l’ordre expressif du sensible a fini par en être soustrait, la mémoire s’efface.

L’ordre représentationnel symbolique s’autonomise de son lien direct avec le sensible tout en le parasitant, il tend à forclore celui-ci dans les systèmes de signes qui le constituent, la peur a muté, elle n’est plus le fruit d’une expérience au sens large. La continuité qu’assurait l’expression langagière s’interrompt dans une représentation spéculative. Comme toutes les monnaies, l’ordre représentationnel est l’objet par excellence du trafic d’influence, ni vrai ni faux : simulacre.

C’est par là historiquement que les représentations métaphysiques et religieuses ont toujours su donner forme à cet affect de peur dans l’intériorité de leurs suppôts. La peur est une anticipation de la souffrance directe, choix d’un mal moindre, est l’affect par excellence avec lequel on domestique les hommes, celui avec lequel on produit la société des citoyens. Cette homogénéité tenue dans la peur souveraine se constitue sur l’abstraction des communautés réelles spontanées. 

Les hommes ont tendance à fuir les situations dans lesquelles ils feraient l’expérience de la peur sans la médiation de la représentation. La peur étant le désir d’éviter un mal plus grand par un moindre. » Le principe de précaution vaut donc aussi pour la peur. Ainsi elle se redouble d’une peur au carré, c’est-à-dire une peur de la peur, une peur produite par une représentation, elle-même conséquence d’une représentation, sans qu’il soit possible de trouver quelque chose expérience originelle autre qu’induite.

Peur et Représentation anthropologique

Arrière-monde théologique

Ainsi l’église chrétienne a su tirer parti de cette propension et a proposé sa propre machine à simulacre habilement agencé à une anthropologie théologique indexée à la damnation et à la rédemption.

L’homme a chuté parce qu’il a pêché. Ainsi commence le premier maillon de la grande chaîne de la morale dont le jugement dernier doit interrompre le supplice. Cette dette qu’est la vie terrestre sanctionnée par la mort est en sus, peur perpétuelle d’une damnation éternelle après la « vie » terrestre. Ainsi saint Augustin, dans le livre 22 de La Cité de Dieu, structure une image de l’homme qui vit sa vie terrestre comme une condamnation pour le péché originel dont seul le jugement dernier le délivrera où le damnera pour des siècles des siècles dans le feu de l’enfer.

« Maintenant si l’on dit que dans l’intervalle de temps qui se passera entre la mort de chacun et ce jour qui sera, après la résurrection des corps, le dernier jour de rémunération et de damnation, si l’on dit que les âmes seront exposées à l’ardeur d’un feu que ne sentiront point ceux “qui n’auront pas eu dans cette vie des mœurs et des affections charnelles, de telle sorte qu’ils n’aient point bâti un édifice de bois, de foin et de paille que le feu puisse consumer” ; mais que sentiront ceux qui auront bâti un semblable édifice, c’est-à-dire qui auront commis des péchés véniels, et qui devront pour cela être soumis à un supplice transitoire, je ne m’y oppose point, car cela peut être vrai. La mort même du corps, qui est une peine du premier péché et que chacun souffre en son temps, peut être une partie de ce feu. » (Chapitre 26, « Sur la Damnation »)

Au supplice physique de la vie terrestre se rajoute la machine morale de la damnation possible. Il s’agit de produire un affect par des images dont la force de subjugation fait directement référence à des souffrances dont les corps charnels ont l’expérience par ailleurs. Augustin passe par force et descriptions du comment un corps peut brûler éternellement, ou comment des vers peuvent ronger des chairs sans en voir le bout. La représentation par l’image, la peur de l’arrière-monde infernal vient accomplir la domination des corps par les armes. La théologie vient achever la soumission des peuples par la convocation de souffrance en imagination plus forte que celle dont le corps mortel a l’expérience. Son répertoire vient pourtant bien de cette expérience, mais maximisée, poussée au-delà de ce qui a été vécu de pire dans les corps. Il s’agit bien de FAIRE PEUR pour donner forme à l’homme, domestiquer.

« Il me semble maintenant à propos de combattre avec douceur l’opinion de ceux d’entre nous qui, par esprit de miséricorde, ne veulent pas croire au supplice éternel des damnés, et soutiennent qu’ils seront délivrés après un espace de temps plus ou moins long, selon la grandeur de leurs péchés. Les uns font cette grâce à tous les damnés, les autres la font seulement à quelques-uns. » (Chapitre 17, « À ceux qui pensent que nul homme n’aura à subir des peines éternelles »)

Il y a même une véritable rétribution de la peine et de la récompense en fonction des mérites, et de l’adhésion au corps uni des chrétiens Jésus Christ.

Dans le feu éternel, vient brûler le corps incorruptible et éternellement souffrant des damnés schismatiques, et hérétiques et de tous ceux qui dans le monde temporel ne se sont pas incorporés au corps du Christ par le baptême, la conversion et le réel amour du cœur du « fondement ». Le christ est la seule autorité spirituelle qui peut servir de monnaie comptable ouvrant les portes du paradis. Il s’est sacrifié endettant de sa générosité l’humanité qui ne peut plus que passer sa vie à rembourser une inchiffrable dette. La mort d’un dieu fait homme pour racheter cet homme déjà condamné à la vie terrestre pour dette morale envers son créateur. Les comptes sont insolvables, mais par chance le créancier est aussi le fondateur de l’économie morale cause de la damnation, et sa générosité n’aurait pas de borne. 

Mille ans plus tard, une autre condamnation accable l’humain, naturel cette fois.

L’arrière-Monde naturel de Hobbes

Dans un autre registre et mille ans après, Hobbes élabore une anthropologie. L’homme n’est plus le fruit d’un ordre céleste, mais le fruit des déterminismes inhérent au monde naturel. Domine en l’humain le loup qu’il est pour lui-même et pour ses semblables. Le loup chez Hobbes est réduit à un animal sans scrupule, égoïste, ne connaissant aucune morale, dont les abus ne connaissent comme limite que celle d’une force supérieure. Ce naturalisme superficiel lui sert à appuyer une anthropologie tout aussi aveugle. L’homme comme le loup est condamné à la misère et la mort rapide par la logique même de sa nature individualiste et égoïste. C’est sur cette matière vile que le droit de vie ou de mort du souverain en tant que force supérieure va s’exercer et par la peur qu’il inspire, constituer la communauté abstraite des citoyens. 

La peur est l’émotion qui produit les citoyens qui composent le corps artificiel de ce Dieu. Elle est partout.

Peur intérieure de l’homme citoyen vis-à-vis de la permanence de son être naturel dans la cité. Celui-ci peut à tout moment redevenir un loup et représenter une menace pour la communauté abstraite, la société, et être tué en tant que tel.

Peur de son semblable qui en tant que citoyen reste potentiellement un loup. C’est ainsi que comme le dit Giorgio Agamben : « L’état de nature hobbesien n’est pas une condition préjuridique sans rapport avec le droit de la cité, mais l’exception et le seuil qui le constituent et l’habitent ».

La grande peur de la guerre civile ce que Hobbes se plaît à nommer du nom Béhémoth qui couvent toujours virtuellement à travers le fin maillage du droit.

Peur de l’en-dehors du Léviathan qui le traverse de part en part, qui à tout moment menace de ressurgir et de tuer ce « DIEU MORTEL ».

Que ce soit chez Augustin ou chez Hobbes, l’homme est condamné. La vie terrestre est une punition pour Augustin et une guerre de tous contre tous pour Hobbes. Pour l’un il y a un rachat possible dans les souffrances terrestres et pour l’autre un salut dans la soumission au Léviathan.

Pour les deux c’est la peur qui constitue l’affect principal de la vie humaine. Une peur dont le référent est une image théologique pour l’un et anthropologique pour l’autre. Une image juste une image, mais une image efficace.

En minorisant le rôle de dieu dans la constitution de la cité, en soumettant le pouvoir spirituel au prince. Le dieu artificiel Léviathan prend la relève du Dieu céleste, la crainte se structure autour du pouvoir terrestre centralisé. Elle peut ainsi être extraite et mise en forme, et isole, circonscrit, produit le citoyen comme matériel de construction. Les jalons moraux du catholicisme sautent au profit du pouvoir temporel. Le dieu artificiel, avec la peur terrestre qu’il inspire anticipe l’arrivée de la bourgeoisie au pouvoir dont plus aucun ciel ne pourra freiner l’accumulation de capital (Adam Smith produira la contre-version libérale du pessimisme Hobbesien, tout à fait complémentaire). 

 La forme-de-vie Hobbes, réputée pour sa couardise et sa longévité a accouché d’une philosophie politique qui ouvre grand la porte à un pouvoir sur la vie qui est un pouvoir de mort sur les vivants dont la vie nue (sous la forme de la nature) est exposée et séparé de leur être citoyen. 

Transition : Orange mécanique ou une reprogrammation efficace de citoyens loups

Dans la reprogrammation affective du protagoniste, le droogs Alec De Large, pendant que son corps est ceinturé sur un fauteuil, des images projetées sur un écran sont associées artificiellement à des affects de douleur provoqués chimiquement. Ce dispositif est sensé produire une peur spécifique, celle de la réactualisation de la souffrance en présence d’un stimulus évocateur ou proche de l’image source. L’homme-loup transgressif (en tant que tel il est partie prenante du corps social dont il en est un terme limite, produit par celui-ci en tant que dehors) est ainsi réintégré parmi les citoyens. C’est par anticipation de la douleur physique qu’il se conforme, par peur A la douleur du corps succède l’image possible de sa réactualisation. 

Il s’agit de faire rentrer l’homme-loup dans les affects conventionnels. Ni sadisme répressif policier, ni sadisme transgressif, mais juste milieu, névrose, peur conventionnelle, qui permet une homogénéisation avec la société, grâce à l’incrémentation technique qui pallie à un surmoi défaillant. Le bloc compact des citoyens pris en étaux entre deux affects de même nature, le sadisme policier et le sadisme transgressif, fait corps, agencement par ses deux limites qui l’enserrent. Les représentations n’ont plus qu’une fonction de réglage affectif d’un monde à produire de part en part sans que la sensibilité et l’intelligence ne puissent s’y manifester sous une forme autre que sadique ou domestique.

Cette autonomisation gouvernementale de la représentation vis-à-vis des affects que met en scène Kubrick préfigure bien le monde prothétique actuel, où dans le monde du capital automate les affects sont ce terrain à produire continuellement pour conduire les conduites.

La peur cent images 

Avec l’échappement du capital, le capital fictif produit de la richesse par pure spéculation sans se référer systématiquement au travail nécessaire ni à la marchandise. Tout possiblement selon les endroits du globe peut devenir travail et extraction. Une économie très rentable de l’attention s’est structurée dans un déluge d’images qui fait notre quotidien et ne cesse de produire des marées d’affects, qui sont autant de coups de fouet domestiquant ce qui résiste de l’humain, ce qui ne se laisse pas acheter ou vendre.

Ces bulles cognitives volatiles et jetables font le quotidien des métropoles en état de siège affectif permanent. La peur de tous est produite en temps réel dans sa forme et mise à jour, à chaque instant. Les bots algorithmiques cibles et induisent, produisent le régime de l’attention nécessaire à la reproduction et au développement du k, une peur sans nom et aux cent images. C’est un mauvais remake de la dialectique du maître et de l’esclave où la vie étant menacée de mort, l’instinct de conservation la pousse par le jeu de représentations opportunes, sans arrêt dans les bras de son ennemi et de ses valeurs de prédateur.

Le Covid est l’exemple même d’un événement qui aboutit à la production d’un corps social total, basé sur la menace d’une mort imminente qui prétend par l’urgence confondre mœurs, loi et les synthétisant dans la technique. Dans l’ère du covid comme chez Hobbes le danger vient aussi du dehors, mais ce dehors vient maintenant du corps biologique lui-même potentiellement porteur de mort, virus/loup (et non plus simplement citoyen/loup). La séparation entre la vie nue (Zoé) possiblement porteuse du virus et le citoyen réduit à son instinct de conservation est confondue dans la terreur, et permet au pouvoir, au nom de la vie biologique de s’exercer sans frein sur les corps. Il y a, indifférenciation, fusion du pouvoir spirituel (de la morale) et du pouvoir temporel (police/loi) dans l’urgence sanitaire. Toute hétérogénéité susceptible de mettre en cause l’ordre sanitaire devient menace autant pour le corps artificiel souverain que pour les citoyens/corps.

 L’ordre affectif synchronisé avec les exigences du technocapitalisme dans l’instinct de conservation mis à nu permet une réalisation du corps social total comme corps homogène immunitaire. Après la chute de Dieu dans l’artifice du Léviathan, la verticalité du prince chute aussi, son autorité s’indifférencie de celle des citoyens. Le prince éclate, se diffracte et s’incrémente à l’ensemble des parties du corps social. La menace de Béhémoth, la guerre civile, ce grand dehors qui traverse tout le corps de la société peut être combattu de manière ouverte comme ennemi immunitaire. Le virus devient ce dehors sur lequel s’appuie la souveraineté pour s’exercer, il produit la peur nécessaire à l’homogénéité du mode de production capitaliste ; catastrophe souveraine opportune.

Les catastrophes ne manqueront pas d’arriver, catastrophe tellurique, sanitaire, économique et sont toujours la « naturelle » occasion pour le mode de production capitaliste de produire l’émotion qui lui permet de s’indifférencier de ses suppôts/citoyens. Ainsi l’économie impose, dans la terreur des catastrophes qu’elle produit, sa domination formelle, réelle, anthropologique vouée à la mort… au nom de la préservation de la vie. Par-là, elle produit et ordonne la forme de la guerre civile nécessaire à sa conservation : l’immunité du corps biologique au virus s’indifférencie de l’immunité du corps social vis-à-vis des hommes-loups.

UN-Consistance du train

« Marx a dit que les révolutions sont les locomotives de l’histoire mondiale. Il se peut, par contre, que les choses se présentent tout autrement. Il se peut que les révolutions soient l’acte par lequel l’humanité qui voyage dans ce train tire le frein d’urgence. » 

Walter Benjamin, 
Notes préparatoires aux Thèses sur le concept d’histoire

Ironie. Maintenant les freins sont partout, mais leur force est quasi nulle, et le train lui a perdu sa consistance et tend à valoir pour un spectre à mesure qu’il s’indifférencie d’avec le monde. De même la cybernétique et ses boucles a rétroaction, son autopoïese, sa proposition de pilotage général de tout comme une multiplicité de machines interconnectées révèle surtout son fondement affectif, la peur terrible à laquelle elle répond. Cette peur qu’exprime la planification, de garantir la pérennité de ce qui est affectivement intenable ; le mode de production capitaliste et sa nécessaire autovalorisation à croissance spéculative illimitée, travail vivant s’accumulant sans fin en travail mort.

Un simulacre de train rempli des spectres, spectres des guerres aux quatre coins du monde, des cancers du côlon, des problèmes de violence à l’école, des catastrophes climatiques, de toutes ces images qui renvoyant dans leurs déformations mêmes, à des réalités extérieures, deviennent la galerie des Glaces où l’humain contemporain tremble de peur et de culpabilité. Noyé ainsi dans une impuissance sans dehors, il contemple son reflet. Il devine encore que ces spectres sont des effets de réels, mais l’attraction consume et consomme. Il n’y a plus que lui et les cendres du non-vécu. Les boucles à rétroaction informent en temps réel les algos sur sa réceptivité produisant et reproduisant toute une immense couverture de terreur passive, le livrant à la fin, seul ; à l’angoisse et à une mort seule chose certaine. Pourtant, le spectral, les guerres ont vraiment lieu, mais loin, les multiples formes de morts aussi, dont la sienne toujours menaçante, mais étrangement loin. Cette perte de la continuité sensible, remplacée par une pseudo-continuité technique, paralysée par la peur de la peur inoculée, par saturation enferme dans l’anthropologie égoïste du capital. C’est une autre guerre qui existe aussi, celle du pilotage des corps par la tétanie des âmes prises dans un éternel bain d’angoisse technicisé. Le refoulement ne fait qu’approfondir et étendre cette souffrance paradoxalement noyée dans les représentations comme narcisse dans l’eau (images, mots, de ChatGPT, de MidJourney), soupe en perpétuelle mutation arrachée, bavarde, mais à jamais sans paroles. Ce bain émotionnel sans cesse stimulé et produit dans le corps immunitaire du capital détruit toute capacité à sentir et donc à penser.

 À la fin pourtant, cette mort de l’espèce déjà très rentable, vendue à toutes les sauces. Cette mort/peur sous-jacente à toutes les autres, inexprimable ligne de mort suivi par le capitalisme, pourrait bien être celle qui délivre du vertige traumatique. Celle qui pousse de la représentation figée à l’expression, de la sécurité apeurée à la vraie peur, celle qui se met en jeu.

Peut-être que nous nous sommes éloignés des buts que se proposaient ce texte, mais il n’en est rien…

Résumons. Le train fantôme avant d’être un défilé d’artefacts inquiétants est d’abord un manège. Celui dans lequel chacun est assis, et a payé sa place. Enfermé, simplifié, transformé en de simples étants calculables et quantifiés. Le capital confine dans ses algo-wagons les sensibilités. D’ailleurs les clients sont à peu près sûrs que rien ne peut les atteindre. L’apocalypse n’est sans doute qu’une vaste structure en carton-pâte au bout des rails de l’histoire. Il en est de même du jugement dernier et de tous les purgatoires et paradis, artificiels ou naturels promis. Sans doute. 

Pourtant, quand tombé au fond du trou, où les mots se diluent en une insondable émotivité, où pulsion de vie et pulsion de mort s’indistinguent, le corps pleinement du monde, la sensation de l’évidente nécessaire fin du manège se manifeste. Cette fin n’est pas un retour à une vie antérieure, où ce qui fait mine de nous effrayer dans sa monstrueuse diversité révélerait son inconsistance de simple marionnette. Mais une sortie hors de la carcasse anthropomorphe capitaliste, une expulsion vitale des vrais besoins enfermés dans la langue administrée, enfermés dans les gestes rituels et les techniques qui prétendent en témoigner (dans le même mouvement qu’elle les enferme dans leurs boîtes à simulacres). Ces besoins, ces manques évadés, éruptifs-projectiles, sont des puissances expressives qui donnent corps et expérience à la peur. Ils font effraction et facent au danger trouvent l’horizon, la parole, le dehors dans de nouvelles continuités intimes avec la sensibilité et donc avec le monde. Le profond dedans se découvre être aussi le profond dehors. Et à partir de là, la rencontre avec le monde et l’autre, les autres, n’est plus de l’ordre d’un problème à résoudre, mais à vivre.

Fin de la peur spectrale

Il n’est plus temps de représenter l’horreur d’une situation dont la sophistication technique est symétrique à l’impuissante terreur qui la constitue, mais de trouver à nouveau une vraie continuité avec le sensible cassant d’un même geste l’ambiance de mort du capital. C’est hors de ses rassurantes et mortelles anthropotechnies qui nous écartèlent entre culpabilité sans faute et attraction sans attrait, hors de toute cette « semi vie », qu’un chemin peut s’éprouver : hors de la sécurité du « pratico-inerte », hors de la domesticité attendue par la société, en donnant aux spectres leur consistance physique.  

« Le communisme n’a pas à se décrire en soi. C’est à nous de le faire. On dira donc que l’humanisme communiste ne peut être que négatif. C’est l’humanisme du besoin. S’il y a quelque chose de positif en lui, c’est la positivité du besoin. » Dionys Mascolo, Le Communisme, p. 449. 

Notes (à faire en marchant) : Voir la mort aux mille visages, l’arracher aux mains de l’ennemi, délivrer le travail mort accumulé, tracer des chemins vers de nouvelles géographies sensibles et pourquoi pas imaginer les infrastructures et techniques extraordinaires qu’elles supposent.

 « Éthique et esthétique sont une seule et même chose », nous dit Wittgenstein dans la proposition 6.421 du Tractatus

Ef.red

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