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Spleen conpiratif

« Pauvre âme fatiguée et fardée,
nous qui flânons dans la cohue des rues
usés par une vie que nous ne vivons pas » Cesare Pavese

Nous vivons dans l’une des époques les plus oppressives qui soit, nous le savons tous. Nous sommes sous le règne absolu du capitalisme et de tous ses ravages évidemment, sous le règne absolu de la démocratie et de son totalitarisme évidemment, sous le règne absolu des outils et des techniques de propagande évidemment, sous le règne absolu des dispositifs de contrôle de plus en plus nombreux évidemment. Jamais nous n’avons été autant en proie à l’aliénation qu’aujourd’hui. Jamais nous n’avons été autant en proie à la manipulation et à la propagande qu’aujourd’hui. Jamais une telle soumission des corps et des âmes n’avait eu lieu dans l’histoire de manière aussi efficace. Tout ce que nous subissons depuis deux ans ne vient qu’amplifier un processus historique. Cela nous amène à une forme profonde d’impuissance face à un monde qui ne cesse de nous dominer, un empire, un règne de l’économie qui n’a jamais été aussi titanesque. Notre corps, devant tant d’offensives, s’affaiblit de plus en plus, notre vision oculaire diminue abîmée par toutes ces lumières artificielles, par ces heures passées devant nos ordinateurs. Chacun de nos sens est affecté et abîmé par toute sorte de pollutions qu’il subi, chaque organe de notre corps est abîmé par toute la bouffe de merde que nous mangeons, nous nous affaiblissons de ce monde qu’ils ont construit pour nous maintenir en servitude. Notre mémoire elle aussi diminue, s’affaiblit abîmée par tous ces écrans et données qui nous submerge quotidiennement, certains souvenirs qui deviennent de plus en plus durs à se remémorer tellement nous sommes parasités par des milliers d’informations insignifiantes et débiles. Et comment ne pas parler de notre esprit justement, de nos pensées qu’on tente de coloniser elles aussi, de notre langage qui par conséquent ne cesse de s’appauvrir lui aussi. Notre âme souffre tout autant. Notre langage qui s’affaiblit sans cesse signifie bien à lui seul le malheur dans lequel nous sommes. Le capital a investi notre corps et notre esprit, tente de détruire le premier en prétendant le protéger et de corrompre le second à sa guise. C’était le dernier territoire à conquérir et il le fait merveilleusement bien. Jamais ainsi nous n’avons été aussi pessimistes à l’heure aujourd’hui d’une pandémie mondiale et de ses conséquences sécuritaires que nous avons peine à affronter sérieusement. Nous réalisons à quel point nous sommes dans un milieu qui nous rend si faibles. La servitude abîme et affaiblit de manière continue, c’est bien l’un de ses buts. À force de vivre dans un troupeau, on peut finir par se confondre avec celui-ci. Nos âmes ne sont pas étanches éternellement. À force de vivre dans un milieu qui nous est profondément hostile en tout point on peut finir par l’accepter, voire dans le pire des cas l’apprécier.

Peut-être qu’alors pour ne pas sombrer totalement et devenir connard, il faut penser stratégiquement la conspiration comme moyen à notre disposition pour continuer à vivre. Bien sûr que malgré ça nos désirs, nos sentiments, nos penchants, notre manière de se rapporter au monde permettent de toujours percevoir l’épouvantable présent. Pourtant, seul face à tout cela nous sommes de plus en plus piégés à l’intérieur de nous-mêmes. Autodestruction. Et nous continuons à être vulnérables. À l’heure où plus rien ne se passe quasiment pour résister au vieux monde qui ne cesse salement d’envahir notre corps et notre esprit il faut avoir le courage simple de se retrouver dans la joie d’âmes, dans la joie d’êtres qui se comprennent, qui communiquent et qui vont apprendre à s’aimer pour tenir tête. Communismus der geister. À l’heure où notre totale impuissance se constate quotidiennement, mais surtout à l’heure où nos mutilations métaphysiques nous constituent, cela aura moins le mérite de nous permettre de construire des résistances à travers la solidification de pensées communes antinomiques à celles de l’économie. Elle permettra de gagner en profondeur pour mieux se débattre et résister face aux ennemis au cœur même de nos âmes. Elle permettra d’affirmer et de constituer une vérité. De partir d’un sentiment toujours commun de refus, de haine de ce monde afin d’affirmer des vérités de ce que nous désirons. Cela paraît évident, mais dans un monde où tout est devenu informatif et relatif avoir le pouvoir et le sentiment de se dire « non, c’est faux, car je tiens autre chose pour vrai » nous remplit de béatitude (et de communisme). L’exigence communiste actuelle nous incite sûrement à conspirer pour la petite, mais noble tâche d’au moins sauver nos âmes. « Ce que nous ferons sera nécessairement infime, invisible, dérisoire peut-être, mais si nous nous refusons à envisager de le faire, mieux vaut entrer tout de suite dans le tombeau ou avoir le courage de reconnaître que nous sommes passés de l’autre côté ». (Maurice Blanchot)

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