1. Dialectique du travail vivant et du travail mort
Dans Fragment sur les machines, Marx explique qu’en investissant dans la technologie automatisée, qu’il appelle le capital fixe, le capitalisme est en mesure de réduire le temps de travail nécessaire et d’augmenter à la fois le surtravail et la valeur[1]. Marx évoque ensuite la possibilité de sublimer le surtravail en temps libre, qu’il conçoit comme « à la fois du temps mort et du temps pour une activité supérieure ». Cette spéculation, dans laquelle le type de travail correspondant à un mode de production capitaliste disparaît, est fondée sur de nouveaux développements technologiques. Dans le cadre du concept de temps libre, Marx envisage une émancipation communiste du sujet, puisque le temps libre « [transforme] son possesseur en un sujet différent, [qui] entre alors dans le processus direct de production en tant que ce sujet différent »[2]. Cette idée résonne avec les célèbres lignes de Marx et Engels dans L’Idéologie allemande, dans lesquelles ils déclarent que dans une société communiste, il est possible de « faire aujourd’hui telle chose, demain telle autre, de chasser le matin, de pêcher l’après-midi, de pratiquer l’élevage le soir, de faire de la critique après le repas, selon mon bon plaisir, sans jamais devenir chasseur, pêcheur ou critique »[3]. Avec cette image utopique à l’esprit, nous ne devrions cependant pas, comme Marx lui-même l’a souligné, confondre le « temps libre » avec le « jeu » au sens de Charles Fourier[4]. Au contraire, le temps libre doit être compris comme productif, comme permettant de développer les intérêts et les désirs individuels tout en contribuant au progrès social et scientifique dans son ensemble. La volonté de temps libre nécessite son organisation contre la valorisation constante, c’est-à-dire l’aliénation. Cent soixante ans après la rédaction des Grundrisse, la question de Marx sur la manière de sublimer efficacement le surtravail n’a pas encore été entièrement résolue. Pourtant, dans un passé récent, trois réponses principales ont été apportées, que l’on peut résumer comme suit :
1. S’emparer des moyens de production, comme dans les divers projets collectifs socialistes.
2. Transformer le travail excédentaire en une forme de résistance et l’intellect général en une multitude, comme le soulignent les travaux de penseurs tels que Toni Negri, Paolo Virno et d’autres.
3. Accélérer l’automatisation totale, mettre en place un revenu universel et une éthique du « travailler moins », comme le font les situationnistes et, plus récemment, les accélérationnistes.
La force, et la faiblesse, de chacune de ces propositions pour imaginer et réaliser une condition post-travail – qui sont, en toute justice, des caricatures de leur nuance politique – est basée sur l’idée que les machines sont à la fois des outils et des catégories économiques, ou en d’autres termes, du capital fixe tel que Marx les a catégorisés. Or, le capital fixe est toujours double : il est à la fois capital pour les capitalistes et outil pour les travailleurs. En tant que capital, il travaille avec ce qui est en circulation pour en extraire la plus-value, et en tant qu’outil, il établit des relations psychosomatiques directes avec et entre les travailleurs. Pour mieux saisir ce qui est en jeu dans l’idée d’une condition post-travail, il faut réinterroger la question du temps libre sans suivre le dogme marxien ni succomber à l’excitation postcapitaliste. En d’autres termes, la question n’est pas de savoir si l’automatisation complète niera le capitalisme et aboutira dialectiquement à une société postcapitaliste. Si nous soulevons la question du post-travail en tant que tel, nous ne tiendrons pas compte de l’histoire sociale de l’industrialisation et nous considérerons à tort l’automatisation comme quelque chose qui se produit uniquement dans les usines, comme le capital fixe de Marx. Nous devrions plutôt reconnaître, comme Gilbert Simondon l’a déjà fait il y a près de soixante ans, comment les développements capitalistes contemporains rendent discutable l’analyse originale de Marx sur l’aliénation, et chercher de nouvelles voies pour aller de l’avant.
2. Le déplacement du capital fixe
Le capital fixe a quitté l’usine pour s’installer dans les smartphones, les maisons et les villes. L’environnementalisation du capital fixe au nom de la « smartification » caractérise une gouvernementalité algorithmique qui module efficacement les relations transindividuelles et les valorise par la quantification, l’analyse des données et les algorithmes prédictifs, tout en établissant et en institutionnalisant de nouveaux régimes de vérité[5]. Ceux qui « jouent » sur Facebook ou son équivalent comme s’ils avaient beaucoup de temps ne profitent pas du temps libre en tant que tel, mais entrent plutôt dans un processus constant de valorisation dans lequel le temps et l’expérience sont extériorisés sous forme de données et immédiatement analysés pour séduire davantage les utilisateurs dans la consommation. On pourrait même affirmer que cette condition sociale de rétroaction, et le fait que le dépassement dialectique de Marx entre le travail excédentaire et le temps de travail nécessaire soit incomplet, est l’une des caractéristiques les plus fondamentales de la société post-fordiste. En remettant en cause la notion de capital fixe, nous sommes obligés d’entrer dans une analyse historique du travail et de la catégorie du travailleur en fonction de l’évolution de la technologie, des « machines de travail » aux machines à vapeur et aux machines cybernétiques contemporaines.[6] Ce n’est qu’à travers une telle analyse que nous pourrons non seulement éclairer d’un jour nouveau la dialectique apparemment sans issue que Marx met en avant dans le Fragment sur les machines, mais aussi identifier la source de l’aliénation à l’ère numérique.
Marx a déjà souligné que le développement du capital fixe déterminera dans quelle mesure la connaissance sociale générale peut devenir une force de production directe[7]. Cependant, il faut noter que si les machines sont considérées comme une catégorie historique, elles ne sont cependant analysées que comme une catégorie économique[8]. C’est précisément sur ce point que Simondon critique Marx : « Sous ce rapport juridique et économique de propriété existe un rapport encore plus profond et plus essentiel, celui de la continuité entre l’individu humain et l’individu technique, ou de la discontinuité entre ces deux êtres »[9]. Par « individu technique », Simondon entend les objets techniques qui ont atteint un certain niveau d’autonomie fondé sur une causalité récurrente ou une rétroaction[10]. Outre les nécessités psychosociales de l’être humain, il existe aussi, selon Simondon, un caractère psychosocial des objets techniques, qui n’est pas tant un animisme qu’une relation réciproque et collaborative entre l’homme et la machine. Avant la révolution industrielle, les artisans étaient capables de créer un milieu associé lorsqu’ils travaillaient avec des outils dans leurs ateliers, en ce sens qu’ils avaient eux-mêmes le statut d’individus techniques. Dans la condition de travail décrite par Marx, les artisans et les paysans sont contraints de quitter leur atelier et de travailler à l’usine. Ces travailleurs – que Simondon appelle « ouvriers des éléments » – ne comprennent pas les machines comme des individus techniques, car ils sont habitués à la manière artisanale de travailler avec les outils, c’est-à-dire de les apprivoiser. Changer les gestes qu’ils ont développés au cours de leurs expériences antérieures exige également un changement de mentalité, puisque ce sont désormais les machines, et non plus les travailleurs, qui sont des individus techniques. Lorsque ces artisans travaillent avec des machines, ils ne sont que des utilisateurs, répétant leurs gestes selon les procédures opérationnelles prédéfinies et les rythmes de la machine, ce qui engendre un malaise existentiel. En même temps, le capital considère les objets techniques comme de simples moyens d’améliorer l’efficacité de la production et d’augmenter les profits, sans prêter attention à la relation sociopsychologique entre l’homme et la machine.
Simondon affirme que le travail n’est qu’une phase de la technicité, et non l’inverse. Si le travail artisanal est conditionné par la technicité des outils, les nouvelles technologies industrielles produisent une nouvelle forme de travail. Comme l’a souligné Simondon, le passage du travail artisanal au travail industriel n’a pas modifié la polarité du savoir technique, à savoir la division entre les techniciens qui sont conscients de la technologie et y réfléchissent (comme les adultes) et les gens ordinaires qui ne se préoccupent que de l’utilisation (comme les enfants). En d’autres termes, il y a des techniciens chargés de réparer les machines, tandis que les ouvriers, en tant que simples utilisateurs, n’ont pas nécessairement les connaissances techniques nécessaires pour prendre soin des machines, pour prolonger la vie des machines au-delà des moments de leur création et de leur production et pour les utiliser comme support de l’individuation du travailleur. L’individuation, au risque de la simplifier, signifie ici la capacité du travailleur à tirer profit de son travail au-delà des moyens économiques sous une forme sublimée, à savoir soit sous forme de répression, soit sous forme d’élévation, consciente ou inconsciente[11]. Pour Simondon, l’incapacité du travailleur à adopter les machines comme condition de travail, au sens d’œuvrer, et non simplement de travailler[12], conduit à une double aliénation : celle des machines et celle des travailleurs, où les machines sont traitées comme des esclaves et les humains sont transformés en main-d’œuvre aliénée. Dans un cours intitulé « Psychologie sociale de la technicité » qu’il a donné entre 1960 et 1961, Simondon a souligné que l’aliénation s’intensifie avec le consumérisme, puisque les objets techniques deviennent désormais de simples produits commerciaux, comme les esclaves à l’époque romaine, attendant sur le marché que leurs futurs propriétaires viennent les chercher[13].
Simondon considère que l’aliénation trouve son origine à un niveau plus fondamental que l’analyse économique de Marx : non pas dans la propriété des moyens de production, mais dans l’incompréhension et l’ignorance de la technologie elle-même. Simondon conçoit la connaissance technique comme une catégorie épistémologique autonome, ou du moins seulement liée de manière contingente à celle du capital et du travail, et suggère son développement pour résoudre le problème de l’aliénation[14]. Ce que Simondon propose, c’est qu’il est nécessaire de comprendre le schéma des objets techniques – la façon dont ils sont organisés – afin de revitaliser les relations entre les hommes et les machines et leur évolution, et de situer cette évolution dans une réalité plus large[15]. Cette idée sert de point de départ à la critique de Simondon dans sa thèse de doctorat complémentaire, Sur le mode d’existence des objets techniques, selon laquelle la philosophie devrait s’efforcer de résoudre le problème de l’aliénation en prenant au sérieux le mode d’existence des objets techniques[16]. En comparaison, aujourd’hui, le grand public se préoccupe moins des conditions de travail dans les usines (sauf, peut-être, dans des usines comme Foxconn) que de la possibilité que des automates remplacent les humains et que l’automatisation totale conduise au chômage total. Cependant, cette compréhension de ce à quoi pourrait ressembler une condition post-travail signifie-t-elle réellement que nous pouvons séparer le monde des machines, dans lequel les automates travaillent 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7, et le monde des humains, dans lequel les humains se détachent progressivement des processus de travail ? Ou existe-t-il une « base » (par exemple, la relation homme-machine) qui est plus fondamentale que la « superstructure » (la relation capital-travail) et qui doit être remise en question ?
3. La transindividualité des machines
Si nous suivons l’idée de Simondon selon laquelle le travail est une phase de la genèse de la technicité (et non l’inverse) et que la catégorie des « activités techniques » s’étend bien au-delà de la catégorie du travail, nous devrions comprendre l’après-travail comme une nouvelle condition technologique, qui suggère une nouvelle forme de travail en train de prendre forme. Comprendre la condition post-travail et répondre à un tel nouveau programme industriel exige donc une étude systémique de la question de la connaissance technique aujourd’hui. En d’autres termes, l’étude de la formation et de la distribution du savoir technique permettrait d’actualiser la théorie de la double aliénation de Simondon, alors que nous nous dirigeons vers une condition post-travail. Cependant, les connaissances et les activités techniques dont nous parlons ici ne peuvent être réduites à des principes d’ingénierie ou au simple fait de savoir réparer des machines. Nous devons éviter le malentendu selon lequel tout le monde doit devenir ingénieur ou hacker pour faire face aux problèmes produits par le capitalisme. Il faut plutôt réfléchir aux moyens de se réapproprier la technologie au-delà des applications industrielles et consuméristes. Marx y fait allusion lorsqu’il commente la machine à tisser dans Das Kapital : « Cette machine… ne devient du capital que dans des conditions déterminées… »[17]. Mais ce commentaire exige une interprétation plus approfondie. La réappropriation doit être distinguée de la réutilisation. Facebook peut être réapproprié pour lancer un mouvement anti-Facebook, mais ce faisant, nous nous engageons toujours à respecter les présupposés ontologiques et épistémologiques de Facebook – par exemple, la façon dont il définit un individu et les relations sociales. Sinon, comment savoir ce que sont ou peuvent être les relations sociales ? Facebook est une application de la technologie de l’internet, mais Facebook n’est pas une technologie en soi, qui consiste en des protocoles de réseau, des langages de programmation, des bibliothèques d’API, etc. Se réapproprier cela signifierait créer des alternatives basées sur des ontologies et des épistémologies différentes, ce qui est bien au-delà du champ d’action des hackers libertaires[18].
Bernard Stiegler, interprétant le travail de Gilbert Simondon, propose de politiser la question de l’individuation sur fond d’industrialisation et de consumérisme[19]. Cependant, contrairement à la lecture jungienne de Simondon du concept d’individuation, Stiegler utilise la théorie du désir de Freud pour comprendre l’individuation comme un investissement libidinal constant, et pour interroger les conditions dans lesquelles une telle individuation peut avoir lieu. Simondon utilise la métaphore de la cristallisation pour caractériser le protoprocessus d’individuation, dans lequel un liquide sursaturé commence à cristalliser lorsque certaines conditions matérielles, énergétiques et informationnelles sont réunies. Dans le modèle de Stiegler, le consumérisme a court-circuité les mécanismes d’individuation, remplaçant la libido par la pulsion et l’investissement par l’addiction, ce qui conduit à une « désindividuation »[20]. L’investissement libidinal devient alors la motivation de l’individuation en tant que cristallisation. Dans la théorie de l’individuation psychique et collective de Simondon, le rôle de la technologie est presque invisible, alors que pour Stiegler, il est nécessaire de prendre en compte le rôle de la technologie dans le processus d’individuation et comme moyen de rapprocher les deux thèses de doctorat de Simondon, l’une sur l’individuation et l’autre sur l’individualisation des objets techniques. Si nous suivons cette logique, cela signifie que nous devons développer une nouvelle compréhension du capital fixe en relation avec l’individuation, ce qui nous conduira à une nouvelle interprétation de la critique de Marx par Simondon.
Une compréhension du capital fixe peut ainsi être étendue au-delà de celle d’un être substantiel et vers des ensembles de relations transindividuelles organisées selon des schémas opérationnels spécifiques. Cette proposition va dans le sens d’un rejet de la pensée hylomorphique – la détermination de la forme sur la matière, ou de l’idéologie sur le pouvoir – et suggère que nous devrions penser l’individuation comme un processus qui se déroule à la fois à travers et avec les machines. Étienne Balibar a été le premier à employer le terme « transindividuel » de Simondon dans La Philosophie de Marx pour décrire l’être humain comme un ensemble de relations plutôt que comme une monade fermée sur elle-même[21]. Bien plus riche que la très brève discussion de Balibar sur ce terme, Simondon voit dans les relations transindividuelles la condition même de l’individuation des êtres psychiques et sociaux. L’être psychique est toujours déjà transindividuel, il n’est donc pas possible de séparer le psychique du collectif comme deux substances, ce qui est souvent l’erreur de la psychologie pure ou de la sociologie. Simondon prend l’exemple du Zarathoustra de Nietzsche pour illustrer cela et pour montrer que la transindividuation peut se produire même dans la solitude. Simondon dit que « l’épreuve de la transindividualité commence » lorsque Zarathoustra porte seul sur ses épaules le cadavre du danseur de boucles abandonné par la foule pour l’enterrer[22].
La notion de relations transindividuelles chez Simondon ne se limite pas aux êtres psychiques, mais s’étend aux objets techniques. Comme il l’écrit : « L’objet technique pris selon son essence, c’est-à-dire l’objet technique en tant qu’il a été inventé, pensé et voulu, assumé par un sujet humain, devient le support et le symbole de cette relation que nous voudrions nommer transindividuelle »[23]. Simondon confère donc aux objets techniques le rôle de faciliter le processus d’individuation : « Par l’intermédiaire des objets techniques se crée une relation interhumaine. C’est le modèle de la transindividualité »[24].
« La relation aux objets techniques ne peut devenir adéquate individu par individu, sauf dans quelques cas très rares et isolés ; [la relation] ne peut être instituée qu’à la condition qu’elle parvienne à faire exister cette réalité collective interindividuelle, que nous appelons transindividuelle, parce qu’elle crée un couplage entre les capacités d’invention et d’organisation de sujets multiples »[25].
Si l’on suit les propos de Simondon sur les relations transindividuelles, cela ouvre une nouvelle investigation sur le rôle des machines dans l’individuation psychique et collective. Il s’agit également d’une proposition visant à dépasser l’analyse marxienne typique des machines – à les reconceptualiser au-delà du fait qu’elles sont considérées comme du capital fixe et de l’outil. Les relations transindividuelles sont intégrées dans les objets techniques et modulées en fonction de leurs schémas opérationnels et organisationnels. L’évolution des objets techniques déplace donc constamment le théâtre de l’individuation en reconstruisant la scène avec de nouvelles formes de relations transindividuelles et de nouvelles dynamiques. Avec ses notions de rétroaction et d’information, la cybernétique introduit un nouveau schéma cognitif, et par conséquent une nouvelle organisation des relations homme-machine et de la socialité en général. Simondon relie son interprétation de la lignée technique, des « éléments » aux « individus » et aux « ensembles », à des époques historiques spécifiques. Il explique que les éléments techniques représentent l’optimisme du dix-huitième siècle, qui aspirait à un progrès infini et à une amélioration constante de la vie humaine ; les individus techniques, qui sont apparus au dix-neuvième siècle sous la forme de machines automatisées dans les usines, ont déplacé les êtres humains du centre de production ; et au vingtième siècle, Simondon a vu dans les ensembles techniques, avec l’émergence des machines d’information et de la cybernétique, un nouveau projet, historiquement incomplet, d’organisation des relations transindividuelles. Si le discours de Simondon sur les ensembles techniques doit être évalué de manière critique au regard de la culture des réseaux, qui n’a commencé à se développer qu’après la mort du philosophe en 1989, l’insistance de Simondon à comprendre les machines au-delà d’une catégorie économique (c’est-à-dire le capital fixe) reste inestimable et peut-être même plus urgente aujourd’hui que jamais[26].
4. Google en tant qu’intellect général
Avec l’avènement des médias sociaux, de l’internet des objets et de toutes sortes de « smartifications » soutenues par diverses formes de réseaux, nous assistons à l’émergence et à la concrétisation de nouvelles formes organisationnelles de relations transindividuelles. La condition post-travail n’est pas la fin du travail, mais plutôt une nouvelle condition technologique dans laquelle la notion de travail, la connaissance technique et les relations transindividuelles doivent être repensées et réévaluées. Alors que nous sommes loin d’apporter une solution aux problèmes gigantesques auxquels nous sommes confrontés aujourd’hui, il est essentiel de comprendre l’après-travail non pas simplement en termes de redistribution des ressources (par exemple, le revenu universel) – c’est ainsi que les saint-simoniens comprenaient autrefois le socialisme – mais plutôt comme une relation historiquement située entre la technologie et le travail[27]. Ce n’est qu’à cette condition que nous pourrons surmonter les nouvelles formes de valorisation et d’aliénation engendrées par une telle condition technologique.
Pour comprendre les problèmes auxquels nous sommes confrontés aujourd’hui, il est nécessaire d’analyser les relations transindividuelles qui sont intégrées dans les développements technologiques de valorisation cognitive, tels que les médias sociaux, et d’aller au-delà d’une critique économique ou humaniste pour se fonder sur la critique de l’individuation. Cependant, il est important de développer une telle critique selon une analyse historique et matérialiste de catégories telles que le travail, la connaissance, les relations sociales. C’est pourquoi il faut également être prudent lorsque l’on utilise des mots tels que « immatériel » pour caractériser le mode de production post-travail. Dans sa Grammaire de la multitude, le théoricien italien Paolo Virno suggère de manière plausible que nous comprenions l’intellect général comme un mode d’exploitation « dématérialisé ». Selon Virno, si l’argent est considéré comme une « abstraction réelle », c’est parce que l’existence matérielle de l’argent est réalisée en tant qu’« universel », alors que l’intellect général – qui consiste en des activités cognitives telles que le langage, la communication et l’autoréflexion – n’a pas besoin de passer par le processus d’abstraction réelle. Virno démontre avec succès que si, dans le mode de production capitaliste décrit par Marx dans les Grundrisse, les travailleurs étaient l’intermédiaire entre la nature et la machine, dans le mode de production actuel, l’intellect général a été directement subsumé. Comme le dit Virno : « Avec le terme d’intellect général, Marx indique le stade où certaines réalités (par exemple, une pièce de monnaie) n’ont plus la valeur et la validité d’une pensée, mais où ce sont nos pensées, en tant que telles, qui acquièrent immédiatement la valeur de faits matériels »[28].
Pour Virno, l’intellect général pourrait être compris comme le « commun », mais aussi comme la réalité « préindividuelle » de Simondon, ou plus précisément ce qu’Anaximandre appelle l’apeiron. Comme l’ont souligné Stiegler et Jason Read, il ne faut pas confondre le préindividuel avec la simple nature, mais plutôt le comprendre comme une partie et un produit de la culture et de l’histoire. En le qualifiant d’immatériel ou en revenant à la « simple nature », on risque de manquer une étape importante dans la compréhension de notre condition contemporaine, ou post-travail, à venir[29]. Si l’intellect général est exploitable, c’est uniquement parce que l’environnementalisation des machines dotées de la capacité de collecter, d’analyser et de traiter des données crée une boucle de rétroaction qui intègre l’individu dans les systèmes technologiques. On comprend alors le double sens du terme allemand, allgemeiner Verstand, utilisé pour la première fois par Marx : d’une part, il s’agit de l’entendement (Verstand), la faculté analytique responsable de la cognition et de la reconnaissance[30] ; d’autre part, il s’agit d’un schéma généralisé ou transcendantal qui s’impose à l’ensemble de la société, comme Google a rendu les catégories des machines indispensables à la compréhension du contemporain[31]. En d’autres termes, l’immatériel est le nouveau matériel[32].
Virno semble en outre séparer l’individuation psychique et collective en deux étapes, avec le « collectif de la multitude, vu comme ultérieur ou second degré »[33]. Cependant, comme nous l’avons vu précédemment, il n’y a pas de séparation entre le psychique et le collectif dans la théorie de l’individuation de Simondon, et ils sont même inséparables. La séparation entre les deux permet à Virno d’avancer une opposition entre l’individu et la multitude, mais il ne parvient pas à rendre compte de la façon dont la dynamique de l’individuation individuelle et collective est médiatisée par les objets techniques. La démarche de Virno pourrait être comprise de la même manière qu’il a critiqué Marx pour avoir « complètement [identifié] l’intellect général (ou la connaissance en tant que force productive principale) avec le capital fixe, négligeant ainsi le cas où ce même intellect général se manifeste au contraire en tant que travail vivant ». Mais si la politique de la multitude de Virno peut être trouvée dans l’intellect général exploité, son potentiel de résistance ne repose pas uniquement sur le « travail vivant » ou une théorie de la « subjectivité », mais exige plutôt de recontextualiser historiquement les objets techniques et de les repositionner dans une compréhension du processus d’individuation psychique et collective.
Pour conclure brièvement, si nous supposons qu’il y a une fusion du travail et du temps libre dans la biopolitique du capitalisme post-fordiste, il est impossible de contourner la question des machines, puisque les schémas opérationnels et organisationnels des plateformes déterminent largement les relations transindividuelles aujourd’hui. La condition post-travail ne doit pas être comprise simplement d’un point de vue dialectique, mais plutôt du point de vue d’un examen attentif des connaissances techniques et des activités techniques sur lesquelles se construit sa nouvelle forme de travail. Ce n’est pas comme si la résistance n’était ou ne serait plus nécessaire, mais nous devrions comprendre la résistance différemment, comme la transformation des relations transindividuelles telles qu’elles sont matérialisées par les machines. Bien que cela puisse s’écarter de ce que Simondon entendait à l’origine par ce terme, nous pouvons le formuler comme l’urgence de la « connaissance technique ». Cathy O’Neil, data scientist et auteur de Weapons of Math Destruction : How Big Data Increases Inequality and Threatens Democracy, a récemment exhorté des disciplines telles que la philosophie, les sciences humaines et les sciences sociales à quitter leur « tour d’ivoire » et à s’intéresser aux algorithmes[34]. Bien qu’O’Neil écarte par ignorance des disciplines telles que les études sur les médias, les études sur les sciences et les technologies, les humanités numériques et la philosophie de la technologie, qui se consacrent à ces questions depuis des décennies, elle a raison de souligner le fait qu’au milieu d’un formidable développement technologique (et soixante ans après l’analyse de Simondon), la polarité entre experts et utilisateurs semble n’avoir fait que s’élargir, tandis que le savoir technique continue largement d’être traité comme antithétique à d’autres formes de savoir plus « pures ». Nous avons besoin d’une nouvelle conceptualisation et d’une nouvelle politique du devenir de la connaissance technique. Il est clair que la « connaissance technique » n’est plus celle de l’ingénierie ou des compétences hautement techniques (bien que leur importance ne puisse être ignorée). La connaissance technique doit transcender les divisions épistémiques inconstantes et être réinventée au-delà des oppositions datées entre l’ingénierie et les sciences humaines, l’efficacité et la réflexivité, le positivisme et l’herméneutique, ou même le travail mort et le travail vivant[35]. Ce n’est qu’à cette condition que nous pourrons interpréter plus avant ce que Marx appelait à l’origine le « temps libre »[36].
Yuk Hui
Retrouvez l’article original sur https://www.e-flux.com/architecture/superhumanity/179224/on-automation-and-free-time/
[1] La distinction entre capital circulant et capital fixe remonte au physiocrate français François Quesnay, adoptée par Adam Smith et David Ricardo. Dans Le Capital II (Partie II, chapitres 10 et 11), Marx reprochait à Smith et Ricardo de confondre capital fixe et capital circulant avec capital constant et capital variable. Dans Le Capital I (Partie III, chapitre 8), Marx a utilisé le capital constant et le capital variable pour analyser la production de plus-value en termes de moyens de production et de force de travail. Le capital fixe et le capital circulant sont deux concepts différenciés qui concernent le temps de rotation, c’est-à-dire le temps nécessaire pour un circuit complet ou un mouvement circulaire du capital ; le capital fixe est un investissement durable comme les machines automatisées dont la valeur ne sera pas entièrement consommée dans le processus de production ; Le capital circulant est défini comme les matériaux de travail et de salaire. La confusion de Ricardo entre les deux conduit à la faiblesse de son analyse : « La valeur du capital investie dans les matériaux de travail (matières premières et auxiliaires) n’apparaît d’aucun côté. Cela disparaît entièrement. Car elle ne s’accorde pas avec le capital fixe, parce que son mode de circulation coïncide entièrement avec celui de la valeur-capital investie en force de travail. Et d’autre part, il ne faut pas le placer du côté du capital circulant, car dans ce cas l’identification de la distinction entre capital fixe et capital circulant avec celle du capital constant et variable, qui avait été reprise d’Adam Smith et tacitement perpétuée, s’abolirait » (Capital II.XI.6). Pour une analyse plus détaillée, veuillez consulter Ferdinado Meacci, « Different divisions of capital in Smith, Ricardo, and Marx », Atlantic Economic Journal 17, no. 4 (décembre 1989), p. 13-21.
[2] Marx, Grundrisse (London: Penguin, 1993), p. 712.
[3] Marx and Engels, The German Ideology, Part I (New York: International Publishers, 2004), p. 53.
[4] Fourier a développé le concept de « jeu » en concevant le phalanstère, un système social et politique qui est une sorte d’hôtel coopératif pouvant accueillir quatre cents familles.
[5] Voir Yuk Hui, “Modulation after Control,” New Formations 84–85, Special Issue on Societies of Control (Winter 2014–Summer 2015), p. 74–91; as well as Erich Hörl, “A Thousand Ecologies: The Process of Cyberneticization and General Ecology,” trans. Jeffrey Kirkwood, James Burton, and Maria Vlotides, in The Whole Earth: California and the Disappearance of the Outside, eds. Diedrich Diederichsen and Anselm Franke (Berlin: Sternberg Press, 2013), p. 121–30.
[6] « Machine de travail » est un terme utilisé par Marx lui-même pour désigner des outils ; voir « toute machine pleinement développée se compose de trois parties essentiellement différentes, le mécanisme moteur, le mécanisme de transmission et enfin l’outil ou la machine de travail ». Marx-Engels-Gesamtausgabe, II, 9, p. 235, cité par A. Wendling, Karl Marx on Technology and Alienation (Palgrave Macmillan, 2009), p. 137.
[7] « Ce sont des organes du cerveau humain créés par la main de l’homme : de la force de savoir objectivée. Le développement du capital fixe indique jusqu’à quel degré le savoir social général, la connaissance, est devenue force productive immédiate, et par suite, jusqu’à quel point les conditions du processus vital de la société sont elles-mêmes passées sous le contrôle de l’intellect général, et sont réorganisées conformément à lui. Jusqu’à quel degré les forces productives sociales sont produites, non seulement sous la forme du savoir, mais comme organes immédiats de la pratique sociale ; du processus réel de la vie. », Karl Marx, Manuscrits de 1857-1858 (« Grundrisse »), Éditions sociales, Paris, 2011, p. 660-662.
[8] Marx lui-même l’a clairement exprimé dans Misère de la philosophie. Cité par Donald MacKenzie, « Marx and the Machine », Technology and Culture 5, no. 3 (1984), p. 473 : « Le moulin à bras vous donnera la société avec le suzerain ; le moulin à vapeur, la société avec le capitalisme industriel ».
[9] Gilbert Simondon, Du mode d’existence des objets technique, Aubier, Paris, 2012, p. 117.
[10] Simondon caractérise en outre les individus techniques comme des êtres qui possèdent un « milieu associé », ce qui signifie qu’un environnement extérieur s’est intégré dans la mesure où la stabilité peut être rétablie après des perturbations.
[11] L’échec de la sublimation entraîne son contraire : la désublimation, ou plus précisément la désindividuation. Nous retrouverons sur ce point l’interprétation différenciée du terme « sublimation » chez Freud, Jung et Lacan.
[12] Dans le sens où Hannah Arendt distingue le « travail » du « travail » dans La Condition humaine.
[13] Gilbert Simondon, Sur la technique, PUF, Paris, 2013, p. 54.
[14] Simondon, Du mode d’existence des objets technique, p. 342.
[15] J’appelle cela la « réalité cosmique » par opposition à la « réalité technique ».
[16] La thèse principale est : L’individuation à la lumière des notions de forme et d’information, Million, Grenoble, 1995.
[17] Cité par Vincent Bontems, « Esclaves et machines, même combat », Cahiers Simondon 5, 2013, p. 11.
[18] Pour des exemples concrets de modèles alternatifs de réseaux sociaux, voir Yuk Hui, « Le concept de groupe dans les réseaux sociaux – éléments pour une mécanologie de la participation », dans La toile que nous voulons, éd. Bernard Stiegler, FYP Éditions, Paris, 2017, p. 167-87 ; ainsi que Yuk Hui et Harry Halpin, « Collective Individuation : The Future of the Social Web », dans Unlike Us Reader, ed. Geert Lovink (Amsterdam: INC, 2013), 103–16.
[19] Voir Bernard Stiegler, For a New Critique of Political Economy (London: Polity, 2009).
[20] Pour Simondon, le terme « désindividuation » n’a pas de sens négatif. Il désigne simplement la déstructuralisation comme une phase nécessaire du processus d’individuation.
[21] Étienne Balibar, The Philosophy of Marx (Londres : Verso, 2007), p. 32 : « Il faut en effet penser l’humanité comme une réalité transindividuelle et, en définitive, penser la transindividualité comme telle. »
[22] Simondon, L’individuation à la lumière des notions de forme et d’information, 273.
[23] Simondon, Du mode d’existence des objets technique, p. 335.
[24] Ibid., p. 335–36.
[25] Ibid., p. 342.
[26] C’est le point de départ de mon propre travail : On the Existence of Digital Objects (Minneapolis: University of Minnesota Press, 2016).
[27] Voir Pierre Musso, « Aux origines du concept moderne : corps et réseau dans la philosophie de Saint Simon », Quaderni 3, Hiver 1987–88, p. 11–29.
[28] Paolo Virno, A Grammar of the Multitude (Los Angeles: Semiotext(e), 2004), p. 64.
[29] Dans L’Individuation à la lumière des notions de forme et d’information, Simondon proposes ceci « On peut appeler cette réalité préindividuelle nature ». Jason Read, The Politics of Transindividuality (Leiden: Brill, 2015), 116.
[30] Ceci est démonstratif de l’analytique kantienne et en contradiction avec la synthèse de la raison (Vernunft). Pour une élaboration de la relation entre automatisation et faculté analytique, voir Bernard Stiegler, La société automatique, Fayard, Paris, 2015, p. 56.
[31] Un article de journal récent suggérait que Google devrait être considéré comme l’intellect général : Timo Daum, « Arbeiter, Automaten, Algorithms », Neues Deutschland, 29 avril 2017.
[32] Cette notion a également été analysée par Jean-François Lyotard, qui a intitulé une exposition muséale qu’il a organisée en 1985 « Les Immatériaux ».
[33] Virno, A Grammar of the Multitude, p. 79.
[34] Cathy O’Neil, “The Ivory Tower Can’t Keep Ignoring Tech,” New York Times, 14 novembre 2017.
[35] Il faut mentionner que Jean-François Lyotard a été très vif et puissant dans sa critique de ces oppositions dans La Condition postmoderne(1979), qui est précisément un traité sur la connaissance. Il a affirmé qu’une telle « pensée oppositionnelle… n’est plus pertinente pour les sociétés qui nous concernent » et « est en décalage avec les modes les plus vitaux de la connaissance postmoderne ». Jean-François Lyotard, La condition postmoderne : un rapport sur le savoir, trad. Geoffrey Bennington et Brian Massumi (Minneapolis : University of Minnesota Press, 1984), p. 14-15.
[36] Je voudrais ici distinguer davantage la connaissance de la capacité. Si par « capacité » nous entendons un savoir-faire technique tel que la mise en place et la réparation de machines, j’envisage la « connaissance » comme une compréhension intégrée de l’ingénierie et des sciences humaines qui permet une participation plus large aux activités technologiques.