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Une éclipse de l’invisibilité

La publication en 2024 de Os Invisíveis (Gli invisibili, 1987, traduit en français en 1992 sous le titre Les invisibles) de Nanni Balestrini par l’éditeur Barco Bêbado à Lisbonne suscite une série d’événements relative non pas à l’œuvre elle-même, mais au contexte de son édition.

Nanni Balestrini (1935-2019) a été l’une des principales figures de la contre-culture italienne, reliant l’expérimentalisme des avant-gardes artistiques et littéraires du début du siècle aux expériences insurrectionnelles de l’après-guerre. Peut-être seul Pablo Echaurren peut être comparé dans la production d’un imaginaire visuel de la soi-disant « l’ère de l’Autonomie » des années soixante-dix, un archipel insurrectionnel de mouvements, de collectifs, de publications, d’assemblées d’usines et de quartiers qui défiait les corsets idéologiques, en se réclamant tant d’un anarchisme impur que d’un communisme sans état[1].

Dans Les invisibles, un narrateur anonyme relate sa vie militante, depuis les premières révoltes lycéennes et les occupations de centres sociaux, décrivant un usage diffus de la violence révolutionnaire dans le contexte général de la lutte armée, terminant, comme des centaines d’autres jeunes, dans l’enfer de la prison.

Les œuvres les plus connues du travail artistique de Balestrini sont ses peintures, qui structurent les mots d’ordre, le répertoire conceptuel et les cris de l’époque en tant que poésie visuelle, composant une cartographie textuelle des mouvements.

Son expérimentation littéraire se produit en continuité de ce travail graphique. Balestrini choisit des personnages types (un jeune ouvrier lors des grèves sauvages de Fiat dans les années soixante ; un jeune « autonome » dans l’hinterlandlombard des années soixante-dix) et fait imploser la structure syntaxique de sa narration directe, ne laissant qu’un discours « rhizomatique », comme on disait à l’époque, qui traduit le vertige de l’explosion subjective en cours. Le discours est extérieur, à l’opposé de tout « flux de pensée » moderniste, plus proche de la logorrhée schizoïde de l’exaltation collective que de l’introspection névrotique d’un quelconque abîme intérieur :

Le matin où nous avons occupé le Cantinone, nous sommes arrivés très tôt, vraiment très tôt, c’était un samedi matin, et la veille au soir, pendant que Valerio et Nocciola surveillaient la rue dans les deux sens, Cotogno, Ortica et moi avons forcé avec un perceur fait main le cadenas du bas, là où se trouve la serrure, et le cadenas s’est ouvert. Ainsi, le matin suivant, tout serait déjà prêt : il suffirait de retirer la chaîne. Ensuite, de l’autre côté de la rue, le long du fossé, nous avons caché dans les buissons des sacs en plastique contenant des pierres, des boulets de fer et des frondes – pas grand-chose, car à l’intérieur du Cantinone, il y avait déjà tout le matériel nécessaire pour nous défendre en cas d’attaque immédiate.

Balestrini recrée le langage de son temps, non d’un temps « historique », mais d’un temps suspendu dans une longue insurrection diffuse. Par conséquent, c’est un exercice plus ethnographique qu’expérimental. Il suffit de comparer n’importe lequel de ses paragraphes avec quelques-uns des textes de la période, comme le fameux texte sur la « valeur d’usage » écrit en 1979 par Franco Pipemo, récemment décédé :

La valeur d’usage, c’est le refus du poste de travail fixe, même s’il est juste à côté de chez soi : c’est l’horreur du métier : c’est la mobilité : c’est la fuite de la performance en tant que résistance active contre la marchandise, contre le fait de devenir marchandise, contre le fait d’être possédé par les mouvements de la marchandise. (…)
La valeur d’usage, c’est le désir d’apprendre avec tout le corps cette nouvelle sensibilité qui émerge de ce continent riche de tons, de nuances, d’émotions sensibles qu’est l’associativisme juvénile dans sa relation particulière à la musique, au cinéma, à la peinture (…)
La valeur d’usage, c’est la recherche obstinée de nouvelles relations entre les hommes, d’un mode « transversal de communication », d’expérimentation, de croissance à partir de sa propre diversité (…)
La valeur d’usage, c’est la « joie attentive » propre au vol d’objets utiles, désirés – c’est la relation directe aux choses, libérée de la médiation sale et inutile de l’argent (…)
La valeur d’usage, c’est l’espoir naïf avec lequel, dans l’agriculture, les services, les quartiers, naissent, pour vivre de façon fragile puis mourir, des milliers d’expériences de « contre-économie ». (…)
La valeur d’usage, c’est l’abstraction inhumaine de l’homicide, de l’attentat – solution imaginaire à un problème réel, repentir dense de sa propre puissance, tentative désespérée d’affirmer, avec une fierté impatiente, sa propre force sociale[2].

Balestrini répondait à la singularité des formes politiques qu’il vivait. L’exceptionnalité du Mai 68 italien n’est pas, comme on le dit souvent, d’avoir « duré dix ans », jusqu’à la fin des années soixante-dix, mais dans le fait que, sur cette durée, il ait réussi à expérimenter une rupture interne à la catégorie même de « politique ». On imagine un long et vaste processus à la manière du PREC[3], où l’approfondissement des expériences de « pouvoir populaire » irait au-delà de la logique de participation, de valorisation économique et de citoyenneté, assumant sa propre expérience collective en tant que programme, faisant de la vie vécue un instrument de subversion en elle-même.
L’intense accélération du « miracle italien » a fait en sort que le choc de la soumission à l’espace et au temps de la grande usine fût particulièrement évident et brutal. Toutes les identités socio-économiques – être « ouvrier », être « chômeur », être « femme », être « jeune », être « margina » – se relevaient n’être que des catégories de conflit entre la domination capitaliste et un antagonisme de classe à mèche courte. La réponse sera elle aussi « immédiate ». « Nous voulons tout », comme le disait justement Balestrini. La contestation refusait toute médiation sociale – syndicats, partis, etc. – en leur opposant donc cet archipel de refus : ladite « aire de l’autonomie ». Non « l’autonomie » de l’autogestion du capitalisme, mais « l’autonomie » du refus de l’entièreté du processus productif[4].

 Les invisibles accompagne la partie finale de cette décennie. L’insurrection euphorique rencontre ses limites dans la confrontation avec l’État et avec le Parti communiste Italien, qui accuse des milliers de personnes de terrorisme, poussant des centaines d’entre eux à l’exil en France. C’est en tant que bildungsroman collective que Les invisibles devient un texte mythique, de ceux qui, lus au moment approprié, peuvent transformer une vie. Le livre est, littéralement, un manuel de subversion. Il enseigne comment une rupture avec la bureaucratie activiste parvient à créer une communauté capable de faire monter une lutte en puissance, etc. Aujourd’hui, cependant, une attention lucide et sensible au texte y trouvera moins un mythe qu’un deuil.

Le furieux excès communal de Les invisibles serait aujourd’hui impossible. Tous ceux qui s’y engouffreraient seraient immédiatement identifiés et poursuivis. L’extension des moyens objectifs et subjectifs de contrôle social a dissous le contre-pouvoir « invisible » des grandes métropoles, qui s’est éteint sans même s’en être rendu compte.

C’est pourquoi il est si étrange la décision d’inclure une préface de Negri de 2005, profondément anachronique, dans cette édition portugaise actuelle. Negri est repêché dans une tentative d’associer son prestige à un texte qui non seulement s’en passe, mais qui en est diminué par sa présence. Negri associe la vitalité de Les invisibles aux différents mouvements contemporains de l’époque (la Panthère, mouvement étudiant italien des années 1990, et aux grandes mobilisations antimondialisation de Seattle, Prague et Gênes), affirmant que le livre fait une anthropologie de la « multitude » qui vient, traçant une ligne de continuité entre les années soixante-dix et un nouveau printemps des mouvements. Si ce type d’affirmation était commun en 2005, en 2025, ça sonne comme une blague de mauvais goût.

La synchronisation concrète entre les institutions formelles et informelles de la gauche (le soi-disant « mouvement ») et les formes diffuses de l’antagonisme social semblait quelque chose de « naturel » jusqu’à la succession explosive de révoltes et insurrections qui suivirent la crise financière de 2008, moment où a commencé, lentement, à se dessiner leur divorce.

En 2011-2012, sur les places occupées de Madrid, Lisbonne et New York, « mouvement » et antagonisme semblaient indiscernables. Ils devinrent, peu d’années après, en 2019-2020, pendant les gilets jaunes et « l’insurrection George Floyd » (les deux décrites comme les plus grandes révoltes depuis 1968) des entités distinctes : l’impact des institutions militantes sur le développement des événements fut relativement nul. D’un côté, les « mouvements sociaux », folklorisés, bureaucratisés et autoréférentiels, incapables de penser au-delà de la politique représentative, d’une banale catéchèse des bons sentiments, et d’une jurudisation autophagique de son propre milieu. De l’autre côté, les masses « sauvages », chaque fois plus prolétarisées et privées de forme, inéligibles à la lumière des catégories politiques des sociétés libérales, à la fois excessivement révolutionnaires et excessivement réactionnaires, humiliés et détestés par le progressisme, opposés à quelconque paternalisme, prêtes à faire exploser toute la maison parce qu’il leur est évident qu’il ne leur reste aucune issue de secours.

Peut-être le meilleur commentaire à la préface de Negri, et sur la décision de le récupérer, soit les récentes paroles de son ex-compagnon de route, Maurizio Lazzarato :

Il y a eu ceux qui se sont enivrés de l’autonomie du prolétariat cognitif et de l’indépendance de la nouvelle composition de classe. Rien de plus faux. Ceux qui décident où, quand, comment et avec quelle force de travail on produit (salariée, précaire, servile, esclave, féminine, etc.) sont, à nouveau, ceux qui possèdent le capital nécessaire, qui détiennent la liquidité et le pouvoir pour le faire. Ce n’est certainement pas le prolétariat le plus faible des deux derniers siècles. Loin de toute « autonomie » et « indépendance », la réalité de classe est subordination, assujettissement et soumission, comme jamais dans l’histoire du capitalisme. Être « travail vivant » est une misère, car c’est toujours un travail dominé, comme celui de mon père et de mon grand-père. Le travail ne produit pas « le » monde, mais le « monde du capital », ce qui, sauf preuve du contraire, est quelque chose de bien différent, car le monde du capital est un monde de merde[5].

Ce qu’il y a aujourd’hui à penser, ce sont les discontinuités entre notre époque et le temps de la narration de Balestrini.

La promesse générale qu’une « autre gauche », plus libertaire et démocratique, serait prête à substituer la « vieille gauche », étatique et autoritaire, a retrouvé un nouveau souffle après la chute du mur en 1989. La prémisse fondamentale, aux expressions multiples et contradictoires, était que les luttes en elles-mêmes, dans leur propre essence, constitueraient les formes émancipatrices futures. L’expérience sociale et organisationnelle des mouvements et de la contre-culture – apparemment ouverte, dynamique, démocratique, créative, inclusive et horizontale – était un enseignement de la politique qui venait, libérée du déterminisme et du productivisme social-démocrate et/ou philosoviétique.

La réorganisation du capitalisme pouvait avoir éteint la classe ouvrière d’antan, mais les nouvelles formes de travail portaient en elles le même désir de démocratie, de justice et d’égalité. Les innombrables tentatives de renommer la composition contemporaine de classe – le précaire, l’intellectuel, etc. – refusaient la substitution de la lutte des classes ancrée dans le processus productif par une nouvelle « classe moyenne » globale, cherchant dans le même temps à dépasser les formes classiques d’identité ouvrière (masculine, blanche, productiviste, etc.). L’essence de la gauche était maintenant la créativité et la multiplicité, incarnée par un sujet composite, qui exigeait avant tout un nouveau type de contrat social. L’émergence du « mouvementisme » signifiait une transformation même du concept d’organisation et d’avant-garde. Les mouvements abandonnaient le paternalisme rustique du léninisme vulgaire, développant et expérimentant en leur sein un répertoire pratique et critique, qui attendrait les inévitables crises systémiques pour se constituer en tant que forme de lutte hégémonique. Les pratiques militantes de la fin des années quatre-vingt-dix, des black blocs aux forums sociales en passant par les occupations, finissaient par nourrir des mobilisations massives : d’abord dans les mouvements altermondialistes de Seattle, Prague, Gènes puis lors des mouvements arabes, des places occupées et des mouvements anti-austérité, où une multitude a assumé, de fait, le répertoire critique et contestataire des milieux militants.

Mais l’histoire de la dernière décennie démontre comment tout ce tableau politique fut amplement défait. La spiritualité et la tromperie de toutes ces compositions de classe prêt-à-porter cachaient à peine l’instabilité existentielle d’une classe moyenne confrontée à sa paupérisation inévitable. Face aux programmes d’austérité du début de la décennie passée, cette même petite bourgeoisie progressiste et cosmopolite, qui avait interprété la crise financière en tant qu’épuisement systémique du capitalisme, se rendait compte qu’au final, elle avait beaucoup plus à perdre que ses chaînes. Si, pour une grande partie de la classe moyenne, les conséquences de la crise se reflétaient surtout en termes économiques, donnant raison à son chauvinisme populiste et autoritaire, pour la classe moyenne lettrée, créative et intellectuelle, ce qui était en jeu avec les coupes néolibérales dans la dépense publique était surtout son capital symbolique et culturel.

Son programme diffus cessa donc d’être un questionnement des limites des démocraties libérales pour devenir une défense acharnée des institutions publiques. La realpolitik économique obligea la classe moyenne progressiste à abandonner sa prétendue passion politique pour une « démocratie réelle », abandonnant une quelconque fantaisie révolutionnaire, ne subsistant qu’une énorme anxiété à démontrer sa nécessité sociale et sa valeur en tant qu’élite intellectuelle et culturelle. La « foule » qui, quelques années plus tôt, exigeait la destitution de tous les gouvernements sur les places occupées, se retrouvait désormais sur les réseaux sociaux à exiger plus de lois, plus d’État, plus de subventions, plus d’institutions – se révélant de plus en plus conservatrice à mesure qu’elle fanfaronnait son progressisme en tant que conquête civilisationnelle.

La séparation historique entre « mouvement » et antagonisme s’opère précisément dans cette reconversion de l’intelligentsia post 1968 à la raison d’État. Lors des protestations des gilets jaunes en 2019 surgit cette autre classe moyenne en crise, prolétarisée et mise à la périphérie, qui recourait aux répertoires « du mouvement » (occupation de ronds-points, démocratie directe, médias autonomes, confrontation avec les forces de l’ordre), mais sans s’exprimer à l’intérieur du cadre symbolique, référentiel et moral d’une « gauche » qui était, entre-temps, devenue totalement incapable de comprendre qui étaient ces païens qui dévastaient les Champs-Élysées. La « gauche » cosmopolite, libérale, progressiste, cette subjectivité moderne, héritière égarée de Nietzsche, Marx et Freud, née avec la révolution sexuelle, de l’émancipation féminine, de la libération homosexuelle, de la poésie descendue dans les rues et du jour initial tout entier et clair, devenait au final l’un des principaux garants et remparts du statu quo.

Le corollaire de la dépolitisation de la gauche fut son adhésion enthousiaste à la gestion étatique de la pandémie. Sa vaniteuse formation poststructuraliste et décoloniale s’est dissipée dans l’air au fur et à mesure que la « validité scientifique » des confinements est devenue l’unique discussion possible. L’effacement total d’une quelconque considération politique, existentielle ou sociale à propres de la gestion publique de la pandémie démontre à quel point il est devenu impossible une quelconque interrogation critique ou philosophique qui va au-delà d’une naturalisation de l’état. La pandémie a fusionné cette gauche libertaire, démocratique, horizontale, joyeuse et créative avec la raison souveraine, dans un processus historique encore aujourd’hui complexe à appréhender pleinement.

En termes de philosophie politique moderne, l’autorité de l’état se justifie par la prétendue nécessitée de concilier des sujets qui seraient dans leur « état naturel », livrés à la violente anarchie de la loi du plus fort. Le pouvoir de l’état est composé par le pouvoir que nous lui cédons tous, de telle sorte que ce pouvoir commun soit toujours plus fort que le plus fort d’entre nous. En tant que synthèse des institutions juridiques et souveraines, l’état agrège les intérêts individuels, réprimant les uns, encourageant les autres, en nous systématisant dans un projet collectif. La « société » est un champ de médiations entre des sphères d’intérêts divergents et antagoniques, un ensemble d’instances de participation et de débat ouvert, soumises à une constante critique et à une reconfiguration incessante. En d’autres termes, c’est la systématisation perméable et plastique de la « société civile » qui légitime le pouvoir gouvernemental de l’état.

La menace à cette convention cesse d’être alors le mythe du « plus fort » pour devenir celui qui, pour une raison ou une autre, se dérobe à la pleine participation au contrat social, réfutant ses obligations civiques (la participation, les impôts, l’obéissance à l’autorité, etc.) et/ou ses obligations culturelles et symboliques (religieuses, politiques, culturelles, linguistiques, raciales, genres, etc.). Si la droite craint l’étranger, le dissident, la minorité, etc., la gauche craint le magnat, le mafieux, le hooligan, etc. L’état, ainsi, est précisément l’institution qui nous protège d’une violence toujours latente et imminente, venant du bas ou d’en haut. Mais s’il est une chose que la pensée moderne a mise en lumière, c’est que la violence projetée est la violence du projetant. La confrontation entre les médiations universelles et les intérêts particuliers est intrinsèquement violente, et cette violence est fondamentalement interne pour elle.

Cela se produit dans un double processus. En premier lieu, la « société » elle-même, en tant qu’abstraction, en tant que médiation première, se produit en tant que subsomption nécessaire de toutes les relations sociales dont l’immédiateté serait incompatible avec son cadre normatif. C’est-à-dire si la société abstraite a besoin d’institutions concrètes (l’éducation, la famille, la religion, la culture, les partis, l’idéologie, etc.), elle nécessite aussi de s’autonomiser de toutes celles-ci, c’est-à-dire du risque qu’elles-mêmes se séparent du champ de médiation abstraite. Si, d’un côté, le processus de constitution social est interminable (la subsomption normative des communautés spontanées est une tâche commune), d’un autre côté, il y a une claire téléologie politique inhérente à l’idée de société, qui est la création d’un être purement social et abstrait, d’une identité entièrement civique. En second lieu, cette forme sociale abstraite correspond, évidemment, à un objectif productif, de création de circulation de valeur. C’est cet objectif qui met en mouvement le paradigme social d’une constitution continue et de destitution de communautés concrètes. L’accumulation primitive n’est pas un épisode historique de la constitution du capitalisme, mais un processus interne à sa reproduction. La création de nouveaux produits, de nouveaux marchés, de nouveaux capitaux, et de nouvelles forces de travail implique, toujours, la destruction des anciens.

Le but de la « société » est donc, d’un côté, de permettre et fluidifier la vertigineuse circulation sauvage du capital, et de l’autre côté, gérer les courts-circuits sociaux qui en découlent, autorisant les uns, réprimant les autres. La violence spontanée au processus est présupposée, encouragée, organisée, compensée et redirigée. Dit d’une autre manière, les sociétés capitalistes ont besoin de garantir leur paix sociale exactement de la même manière qu’ils nécessitent de freiner leurs guerres sociales. Les sociétés capitalistes doivent garantir leur ordre exactement dans la même mesure où elles doivent garantir leur anarchie.

La société parfaite ne produit pas de paix sociale, mais la crise idéale, celle où le maximum de productivité possible coïncide avec le maximum d’atomisation sociale possible. Le sujet social idéal est celui qui a réussi à rendre son identité productive indiscernable de son identité civique. La pandémie a été une approximation de cette crise idéale. Le sujet totalement territorialisé par l’ordre souverain est devenu, en même temps, un sujet totalement déterritorialisé par l’accélération brutale des flux d’informations. Le pouvoir anarchique de l’État a fusionné avec l’autorité anarchique des réseaux, et vice-versa. Chacune de ces deux fonctions acquiert une capacité technique, historiquement inédite, en devenant indiscernable et contiguë. Des millions de personnes en sécurité à la maison, livrées au plus délirant, vorace et addictif onanisme technologique. Leur anarchie cynique et iconoclaste devenant indistinguable de l’absolue obéissance au langage de l’État. Ce fut cela l’aufhebung, la concrétisation et le surpassement simultanés de la tension entre individu et groupe qui constituait les sociétés libérales. L’ordre est devenu anarchique précisément en tant qu’ordre. Trump et Musk détruisent l’état tandis que les anarchistes créent des régimes juridiques.

C’est dans ce contexte que les catégories classiques de politique et de la sociologie deviennent obsolètes. Gauche, démocratie, opinion publique, société civile, culture, etc., sont des termes qui, aujourd’hui, veulent dire bien peu de choses. Le vocabulaire post -68 n’était, évidemment, pas le vocabulaire libéral, mais il représentait, tout de même, une tentative de le reformuler en d’autres termes : de le « déconstruire », de le « déterritorialiser », de le « profaner », de le « dénaturaliser », etc. Une fois le projet socialiste abandonné, ce qui semblait subsister n’était qu’une tentative de pimenter la phénoménologie sociale, politique et culturelle des relations sociales capitalistes.

Tout ce programme de nouvelles médiations et d’abolitions de toutes les grandes métaphysiques s’effondre avec la décomposition du monde libéral. Le programme implicite de la « théorie » – plus française, plus allemande (ou plus italienne) – ne survit plus que comme conscience cynique du nihilisme actuel. La conscience diffuse que nous sommes gouvernés par des dispositifs fondamentalement apocalyptiques donne lieu à une fascination désespérée pour l’absurdité de la situation totale. Le sujet contemporain sait parfaitement que sa vie est gouvernée par un régime d’abstractions contingentes qui le dévastent sans relâche, mais il se réserve, en tant que dernière trace de la propriété de soi, l’adoration intellectuelle pour son propre cynisme et sarcasme. Ce narcissisme onaniste est le canot de sauvetage qui reste, et sur lequel nous errons à la dérive dans un océan de peur, d’anxiété et de désespoir.

C’est en tant que ruine d’un mythe que Les invisibles se révèle. Son expérimentation formelle finit par être accessoire de sa structure narrative. Le personnage principal n’est pas tant le narrateur que son flux verbal, et, en ce sens, les intrigues secondaires se révèlent être des substituts à l’exercice littéraire lui-même.

Les éléments cruciaux de la période, comme l’émergence d’un féminisme autonome vis-à-vis du mouvement autonome lui-même ou l’explosion de la consommation d’héroïne, sont renvoyés à une paire d’anecdotes circonstancielles. Mais, à distance de quatre décennies quasiment, ce qu’il reste à penser autour de l’Autonomie n’est pas tant sa féerique énergie insurrectionnelle, amplement discutée et célébrée, mais ce qu’elle portait déjà en elle d’étrangeté au monde.

Le questionnement[6] des leaders charismatiques, de la vantardise guévariste et marxienne, de l’hédonisme manipulateur de la révolution sexuelle et des pratiques elles-mêmes discursives du mouvement affirmait une différence féminine, une altérité anthropologique au monde masculin. Si aujourd’hui cette posture est défiée pour son essentialisme de genre, elle possède, cependant, quelque chose digne d’attention : une pratique commune de la pensée et de l’altérité qui se constitue dans un refus lent, et non dans une opposition hystérique. Les pratiques d’autoconnaissance, les longues conversations de partage confessionnel, le devenir commun de ce qui était personnel, opéraient une lente élaboration d’un langage et d’un geste qui dépassait tant la panique que le cynisme.

La consommation d’héroïne durant les années soixante-dix renforce ce point. C’est l’épuisement du mouvement qui entraîne des milliers de jeunes à l’usage d’une substance qui recrée la plénitude existentielle et émotionnelle qu’ils ressentaient dans la chaleur et dans la communion des luttes. Cela ne s’est pas produit par faiblesse, par désajustement ou par hédonisme, au contraire, ce fut une décision consciente face à la ruine de l’effusion affective et aventureuse du mouvement, et face à ce qu’il y avait d’intolérable dans l’ultimatum entre le saut dans l’obscurité de la lutte armée ou à la condamnation à « une vie normale ». C’est précisément son caractère anti-héroïque qui rend ce geste digne d’une autre attention, en tant que « stratégie de refus » portée à ses dernières limites physiques. L’épidémie opioïde des mouvements révolutionnaires des années soixante-dix anticipe et explique l’épidémie contemporaine d’opioïdes. Le livre à écrire qui existe dans le vers de Les invisibles est précisément le livre des expériences contemporaines et de son intrigue, qui est impossible à traduire à l’intérieur de l’artifice littéraire de Balestrini. Ce sont celles qui cherchent encore leur propre langage – celui d’une ineffable mésentente entre l’extase de la communion et de la révolte et la mondanité de la politique et du quotidien. Les « livres révolutionnaires » nécessaires, ce sont qui disent la vérité d’une époque. La nôtre n’est pas celle d’une débordante joie communisante, mais celle d’une défaite.

Le futur apportera des dissensions toujours plus violentes et radicales, mais à chaque fois toujours plus privées de formes et de consistance[7]. Si, dans un passé récent, il y a eu, de fait, quelque chose de disruptif dans l’immédiateté de l’expérience sensorielle et psychique de l’exploitation et de la soumission, si c’était précisément le corps, en tant que désir et esprit, qui exprimait une altérité à la violence de l’usine et de l’État, aujourd’hui le contrôle social, à travers les algorithmes, a créé sa propre endocrinologie.
Ce qui reste est une « discipline de l’attention[8] ».

Être présent dans l’œil de l’ouragan, en suspendant tout jugement cynique qui nous maintient dans le désenchantement de l’époque, en le substituant par une contemplation dont le soin est en tout contraire à l’urgence et au chantage d’un hyper présent appuyé contre nos gorges comme un couteau. Cette attention doit découvrir que des fissures naissantes deviendront des contradictions significatives. Elles se produiront par ce que la vie compte de plus intime et indescriptible, non pas en tant que secret, mais en tant qu’informulable. Il est nécessaire d’entreprendre une longue et sinueuse « enquête », non sur les conditions de production, mais sur les conditions de subjectivation et de désubjectivation. C’est de cette attention que pourra surgir un nouveau langage, commun dans ce qu’il contient de dissolution de la conscience de soi dans la conscience de l’autre. L’immédiateté à réclamer n’est pas celle de mon désir, de ma compensation psychique, de mon urgence anxieuse, mais celle qui précède un sens du soi, car il s’agit avant tout de quelque chose d’autre, de plus vaste et de plus commun. C’est un programme aussi ténu que la touche la plus légère d’un vieux piano, mais ce sera l’unique piano à résonner sur les barricades.

Luhuna Carvalho

Retrouvez le texte original sur https://adisciplineofattention.substack.com/p/o-eclipse-da-invisibilidade


[1]Sur l’histoire de la période en question, voir Autonomie ! Italie, années 1970 de Marcello Tari et La Horde d’or, édité par Nanni Balestrini, Primo Moroni et Sergio Bianchi. Sur l’imaginaire artistique de l’Autonomie, voir Images of classe. Operaismo, Autonomia and the Visual arts de Jacopo Galimberti.

[2]Franco Piperno, « Sul Lavoro non Operaio », dans la revue Metropoli.

[3]C’est un acronyme qui fait référence au processus révolutionnaire portugais, suivant le coup d’état militaire qui renversa la dictature.

[4]« La science sociale d’aujourd’hui est comme l’appareil productif de la société moderne – tout le monde y participe et tout le monde l’utilise, mais les seuls à en tirer profit sont les patrons. Vous ne pouvez pas le détruire – nous dit-on – sans faire régresser l’humanité à la barbarie. Mais, avant tout, qui vous a dit que la civilisation de l’homme nous importe ? »  Mario Tronti dans Ouvriers et capital.

[5]« Pourquoi la guerre ? », Maurizio Lazzarato

[6]Le féminisme italien des années soixante-dix est vaste, allant de la théorie marxienne de la reproduction sociale de Federici, Fortunati et Della Costa aux différentes tonalités du séparatisme de Carla Lonzi, de la revue Sottosopra et du Collectif de la librairie des femmes de Milan. Voir Crachons sur Hegel de Carla Lonzi et Ne crois pas avoir de droits de la librairie des femmes de Milan.

[7]La récente manifestation à Lisbonne contre le harcèlement policier que subissent les migrants est un bon exemple. C’était une des plus grandes manifestations de la dernière décennie sans qu’elle n’ait réussi à produire quelque chose d’autre au-delà de l’annonce d’une candidature du Parti Socialiste à la Mairie de Lisbonne.

[8]« Par communisme, nous entendons une certaine discipline de l’attention » Convocation, Anonyme.

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