Voir par-delà nos yeux

« Alors que nous observons impuissants un enchaînement de désastres, les années, si nous n’y faisons rien, s’écouleraient comme les jours vides d’une semaine. À quoi nous sert-il de nous connaître quand jamais aucun résultat ne vient nous montrer une quelconque progression ? Voudrions-nous à tout prix revivre ce que nous avons pu partager pendant ces années ? En revoyant les circonstances que nous avons vécues ensemble, imaginons-nous avec crainte l’effet du hasard qui aurait fait que nous ne nous connaissons pas ? En sommes-nous mieux armés pour résister à une organisation de l’existence essentiellement invivable ? Nous en trouverons-nous plus forts, plus intelligents ou plus heureux ? Quel espoir, quel plan un peu rationnel pouvons-nous projeter sur le temps à venir ? » 

Daniel Denevert, Dérider le désert

On aurait pu penser que les bulles spéculatives étaient réservées au domaine de l’économie. Aujourd’hui, nous avons eu l’occasion de vivre le premier mouvement social spéculatif. Les médias, dans leur grande bonté, ont généreusement contribué à alimenter pendant des semaines la spéculation autour de la journée du 10 septembre. Article après article, mot après mot, le vide se vendait en événement. À l’origine de cette date, un appel sous forme de vidéo TikTok dans laquelle une mère appelle à se confiner contre le gouvernement et à refuser de consommer le 10 septembre. La vidéo en question trouve un certain écho sur les réseaux sociaux. Un site éphémère nommé « Bloquons tout » reprend à son compte l’initiative. Pour couronner le tout, un piètre militant écolo reprend l’appel sous le slogan : « Indignez-vous ! ». Les charos de la gauche en manque de poubelles s’empressent de se jeter sur ce qu’ils voient comme le nouveau mouvement des Gilets jaunes. Comme le disait Jean-Marie Straub « pour voir, il faut regarder, il faut regarder des siècles, il faut regarder la culture, c’est comme la géologie ça, c’est des siècles, des siècles, des millénaires ». Si voir, c’est projeter ses fantasmes et ne pas voir sa position de racket, alors autant être aveugle. Entre fantasme et spéculation, tous s’y prêtent. Les militants matraquent leur fantasmagorie à coup d’anti-moralisme, et espèrent pouvoir enfin manager le « mouvement ». Certains Gilets jaunes, quant à eux, sont plus soucieux d’écouter leurs intuitions et sentent bien que quelque chose cloche dans ce qui se prépare. Le 10 septembre semble être un objet de racket et une manière pour le pouvoir de nous conduire là où il le souhaite. Un non-événement comme moyen de rappeler une condition d’impuissance. Le non-événement a eu lieu, le dispositif fut. Dans de telles circonstances, on ne peut nier le courage et l’exigence d’une jeunesse qui veut en découdre avec l’état des choses. Il y a une nécessité à renouer la divine insouciance.

Il existe un défaut chronique de forme singulière. Rappelons-nous que la vie reste toujours une création continue de formes. Le surgissement d’une forme singulière donne la tonalité dans une situation donnée. Personne ne peut donc organiser l’autonomie. Il n’y a que le partage d’une certaine intelligence de la situation qui peut se développer au sein des conspirations, des complicités, des amitiés. Tout ce qui rend lisibles les déplacements de l’adversaire, qui rend sensibles et praticables les chemins à prendre. Reprendre et tenir un art de la conversation de singularité à singularité, voir que la répétition des mêmes gestes ne cesse de densifier le dispositif gouvernemental. Être attendu par le pouvoir n’a jamais été une bonne chose. L’inattendu ne s’exprimera qu’à partir d’un désir vital de guérir. Si Lénine n’est guère un ami d’astres, il faut au moins lui reconnaître une vision : dans un temps où règnent certaines maladies, guérir est la condition nécessaire pour qu’une révolution soit possible. Si notre époque est jonchée de maladies nouvelles et anciennes, en guérir donnerait la tonalité d’une autre vie possible. 

Entêtement

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