Il est parfois de ces pensées qui se présentent couvertes d’une telle évidence qu’elles paraissent par là même d’une banalité confondante. C’est le propre des choses qui nous sont si proches qu’il nous est empêché de les voir. Tout travail sérieux ne peut que tenter de les révéler. Comme le disait Michel Foucault : « faire voir combien est invisible l’invisibilité du visible ». Nous pourrions ajouter : faire voir tout ce que nous ne voyons pas précisément parce que nous sommes trop proches, parce que c’est trop familier, parce que c’est trop intimement lié à nous-mêmes.
Dans Le règne et la gloire, Giorgio Agamben tente de dégager deux éléments constitutifs du pouvoir en Occident. Il serait l’articulation entre l’oikonomia, le pouvoir comme gouvernement des hommes et gestion efficace, et la Gloire, le pouvoir comme royauté cérémoniale et liturgique. Il se posait alors la question : pourquoi le pouvoir a-t-il besoin de la gloire ? Il se proposait alors de se faire l’artisan d’une étude archéologique de ces concepts. Au cours de cette enquête, il apparaît un élément tout à fait significatif, qui semble pourtant n’avoir suscité que peu de commentaires, c’est la place de l’acclamation. L’acclamation désigne chez les Latins un cri d’approbation, de triomphe, de louange ou de désapprobation, poussé par une foule dans des circonstances précises. Elles sont originellement destinées aux athlètes, aux acteurs, aux magistrats de la République romaine, puis à l’empereur. Il est notable qu’elles n’aient pas seulement une valeur rituelle, mais qu’elle puisse également se charger d’effets juridiques. Suivant un mouvement conceptuel qu’Agamben s’évertue à mettre en lumière, les acclamations sont ensuite reprises dans la liturgie chrétienne, avant de revenir dans la politique. Ce mouvement de théologie politique, que Carl Schmitt défend, donne un sens tout particulier à ces éléments. L’acclamation devient alors l’expression du peuple comme pouvoir démocratique constituant. Plus que cela, les acclamations seraient la condition essentielle au peuple pour qu’il puisse se définir comme tel.
Le pendant moderne de l’acclamation s’incarne dans la longue tradition des cérémonies d’État. Nous avons tous le souvenir des fastes de la IIIe République française. Les couleurs, fusils, canons, plumes, chevaux, uniformes et redingotes tiennent la population bien en rang. Cependant, jamais l’acclamation n’aura été aussi bien signifiée qu’à l’occasion des défilés fascistes monumentaux, ou des immenses congrès nazis. C’est là une intensification d’une figure commune à la démocratie comme au fascisme, de la même manière que les théories nazies avaient amplifié jusqu’à l’horreur les grandes théories scientifiques de la modernité européenne. Si la tradition est restée, nous sommes aussi les témoins de sa lente disparition. Même si le fondement reste présent, il faut que dire que tout ce barouf chamarré a été bien simplifié. Depuis les excès du XXe siècle, qu’ils soient grands rassemblements stato-démocratiques ou bien défilés fascistes, le décorum a été bien réduit. Certains ont voulu voir dans l’effacement de cet apparat ce qui manquait aux temps présents pour nous permettre faire société. Selon eux, si le monde se délite aujourd’hui, c’est par ce manque d’incarnation de la puissance du pouvoir. Nous ne pouvons nous empêcher de les démentir tant un tel raisonnement nous paraît d’une ineptie crasse. Les quelques États qui ont bien voulu garder leur splendeur, comme le Royaume-Uni, n’en sont pas moins pris dans la même spirale du délitement. Ce qui provoque cette fin, c’est l’avancée du désert, l’économie de toutes choses. Les quelques oripeaux de la liturgie laïque ne parviennent pas à masquer le vide de l’existence.
Nous pouvions alors sincèrement nous demander comment pouvait s’incarner un pouvoir amputé de l’une de ses jambes, qui serait réduit à sa seule dimension économique. Nous n’avions pas vu qu’il existait par ailleurs. Selon Schmitt, c’est dans l’opinion publique que semble se trouver l’acclamation contemporaine. Elle a plusieurs caractéristiques, dont la plus importante est certainement d’être diffuse. Elle ne vient plus paraître dans les corps, mais se répand dans les médias. C’est le même constat que radicalisera Guy Debord en 1967. La transformation à l’échelle planétaire de la politique et de l’économie capitaliste en une « immense accumulation de spectacles », où la marchandise et le capital lui-même prennent la forme médiatique de l’image, ne peut que s’accompagner d’une mutation de la place de la gloire. Si nous rapprochons les analyses de Debord de la thèse de Schmitt sur l’opinion publique comme forme moderne de l’acclamation, tel que le fait Agamben dans son livre, le problème de l’actuelle domination spectaculaire des médias sur tous les aspects de la vie sociale apparaît sous un jour nouveau. Pour reprendre ses termes : « Ce qui restait confiné dans les sphères de la liturgie et du cérémonial se concentre dans les médias et à travers eux se diffuse et s’introduit dans tous les moments, et tous les milieux, publics et privé, de la société ». Il est par ailleurs notable que le grec pour gloire soit doxa, soit l’exact terme qui désigne aujourd’hui l’opinion publique. Cependant, s’il est une chose que Giorgio Agamben ne pouvait que pressentir au moment de la parution de son ouvrage, c’est la prolifération la plus impitoyable de la doxa par les réseaux sociaux. Loin de n’être qu’un simple moyen de diffusion plus performant que les médias classiques souffrant de leur archaïsme, les réseaux sociaux sont l’intégration totale du spectacle, et par là, l’acclamation réticulaire du règne de l’économie. Ce n’est pas une question technologique, c’est une question de subjectivation. Ce qui ne la rend que plus dangereuse. C’est ainsi qu’il faut considérer chaque image et chaque texte partagés à travers ces réseaux de résonance : un autel à la gloire de ce qui nous assujettit. C’est cette machine fondamentalement théologique qu’il nous faut défaire.
Entêtement