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Le temps du malaise

« Aussi conçoit-on aisément que le sentiment de culpabilité engendré par la civilisation ne soit pas reconnu comme tel, qu’il reste en grande partie inconscient où se manifeste comme un malaise, un mécontentement auquel on cherche à attribuer d’autres motifs. Les religions, du moins, n’ont jamais méconnu son rôle dans la civilisation. Elles lui donnent le nom de péché, et prétendent même, ce que je n’ai pas assez fait ressortir ailleurs, en délivrer l’humanité. De la façon dont le christianisme obtient cette rédemption, par le sacrifice de la vie d’un seul assumant ainsi la faute de tous, nous avons pu déduire à quelle occasion première a été acquis ce sentiment de péché originel, avec lequel débuta la civilisation. Il ne sera pas superflu, quoique peut-être sans grande importance, de préciser la signification de certains termes tels que : Surmoi, conscience morale, sentiment de culpabilité, besoin de punition, remords, termes dont nous nous serions servis avec trop de négligence en les employant l’un pour l’autre. Tous se rapportent à la même situation, mais s’appliquent à des aspects différents de celle-ci. »

Sigmund Freud, Le malaise dans la civilisation

Un malaise douloureux ronge les âmes. Signe que le refoulement est devenu la règle, la norme d’une conduite saine. Surtout aux pays des Lumières, où la bêtise est à la hauteur de son ego. Les vérités ne cessent d’être niées et contestées par la mauvaise conscience, complice malheureuse du triomphe de l’état de choses. Les vérités sur la « séquence du Covid » sont significatives de l’être français, de son scepticisme de boutiquier, « celle d’une masse “cultivée”, avertie, qui se croit à l’opposé de l’ignorance, une bêtise “d’élite”. » (Dionys Mascolo, Lettre polonaise, sur la misère intellectuelle en France) Le pire de cette histoire, c’est peut-être cela : que le devenir français a été plus contagieux que le Covid. Les politisés et les radicaux qui se sont tant épris à défendre la société sont les tristes symptômes de cette contagion.
Être « politisé » n’est pas gage d’intelligence. Ce refoulement général est la conséquence d’un abandon de tenir in-séparer pensée et vie ; acte – délibéré ou non – de sauvegarder la santé morale réclamée par la société.

Toutes les horreurs qui ont suivi renvoient à l’implication des deux plans de refoulement : un plan général et un plan originel, ou fondateur. Ce deuxième plan, le plus nié, le plus scabreux – car il rappelle ce sur quoi s’érige la civilisation – renvoie au meurtre commis en commun, le seul véritable tabou. Le regain pour la morale vient stabiliser le malaise provoqué par ce refoulement. Parmi les forces civilisationnelles ainsi refoulées, les émotions libidinales produites viennent se brancher sur le rapport social. Il y a ainsi une organisation des décharges libidinales par le corps social dont chaque membre, par sa participation à un travail culturel d’opacité, maintient le refoulement. Par la même, il entretient ce désir de destruction de l’altérité. 

La civilisation n’est rien d’autre que la guerre menée à ce qui lui est irréductible, ce qui lui fait défaut, à ce qui est toujours singulier et impersonnel. Elle ne voit pas de plus grande menace à sa forme de vie que celle que présenterait la libération des intuitions sensibles et leur incarnation. Le massacre en cours est purement politique. Israël veut s’accomplir dans l’Histoire et cherche donc à en finir avec le judaïsme et son éthique. En effet, dans la Thora est déployée une ontologie de l’exil qui s’oppose à la fois à la politique de la Grèce antique, à l’eschatologie chrétienne, à l’ontologie classique – à savoir la nécessité de l’État –, mais aussi de la philosophie de l’être. En clair, le judaïsme va à l’encontre de la civilisation et de l’histoire, et donc de tout État.

Ce que sous-tend l’affrontement entre Israël et l’Iran, c’est le conflit pour l’hégémonie mondiale entre deux empires, dont ces États ne sont que les avant-postes ; une opération de stabilisation de la gouvernementalité mondiale par la guerre et le refoulement. « L’État en guerre se permet toutes les injustices, toutes les violences, dont la moindre déshonorerait l’individu. Il a recours, à l’égard de l’ennemi, non seulement à la ruse permise, mais aussi au mensonge conscient et voulu, et cela dans une mesure qui dépasse tout ce qui s’était vu dans des guerres antérieures. L’État impose aux citoyens le maximum d’obéissance et de sacrifices, mais les traite en mineurs, en leur cachant la vérité et en soumettant toutes les communications et toutes les expressions d’opinions à une censure qui rend les gens, déjà déprimés intellectuellement, incapables de résister à une situation défavorable ou à une sinistre nouvelle. » (Sigmund Freud, La guerre et ses déceptions) Le maintien du refoulement, c’est le maintien la gouvernance, de ce trait d’union entre « être gouverné » et « être en guerre contre l’autre ». Mettre à mal cet état de refoulement passe par prendre part à une « vie clandestine », par produire et partager des plans d’intelligibilité, par rendre possible des rencontres, afin que des gestes brisent ce qui nous réduit au silence. « La parole communiste est toujours à la fois tacite et violente, politique et savante, directe, indirecte, totale et fragmentaire, longue et presque instantanée. » (Maurice Blanchot, Les trois paroles de Marx)

Entêtement

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