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Automne 2024

Biopolitique et racisme d’État

Un texte de Serene Richards
Si le rôle du pouvoir est essentiellement de prendre soin de la population, de « faire vivre », comment peut-il laisser mourir ? Pour Foucault, la réponse à cette question peut être trouvée dans la complicité naissante entre la biologie et l’État, l’insertion ou la capture du biologique dans le politique, de telle sorte que « l’homme moderne est un animal dont la politique remet en question son existence en tant qu’être vivant ». L’analyse de Foucault se développe en une enquête sur le « racisme d’État » ; bien que le racisme en tant que tel ait toujours existé, c’est la première fois que le racisme est « inscrit dans les mécanismes de l’État ». En d’autres termes, la biopolitique s’intéresse également à la relation entre la race humaine « ou les êtres humains dans la mesure où ils constituent une espèce, dans la mesure où ils sont des êtres vivants, et leur environnement, le milieu dans lequel ils vivent ».

L’exilé et le citoyen

Un texte de Giorgio Agamben
Il est bon de réfléchir à un phénomène qui nous est à la fois familier et inconnu, mais qui, comme c’est souvent le cas, peut nous fournir des indications utiles pour notre vie parmi les autres hommes : l’exil. Les historiens du droit débattent encore pour savoir si l’exil – dans sa forme originelle, en Grèce et à Rome – doit être considéré comme l’exercice d’un droit ou comme une situation pénale. Dans la mesure où il se présente, dans le monde classique, comme la faculté accordée à un citoyen d’échapper à une peine (généralement la peine capitale) par la fuite, l’exil semble en réalité irréductible aux deux grandes catégories en lesquelles la sphère du droit peut être divisée du point de vue des situations subjectives : les droits et les peines.

Personnes ayant perdu leur langue 

Un texte de Giorgio Agamben
Que sont devenus les peuples d’Europe aujourd’hui ? Ce que l’on ne peut manquer de voir aujourd’hui, c’est le spectacle de leur perte et de leur oubli de la langue dans laquelle ils se trouvaient autrefois. Les modalités de cette perte varient selon les peuples : les Anglo-Saxons sont déjà allés jusqu’à une langue purement instrumentale et objectivante – le basic English, dans lequel on ne peut échanger des messages que de plus en plus comme des algorithmes – et les Allemands semblent prendre le même chemin ; les Français, malgré leur culte de la langue nationale et peut-être même à cause d’elle, perdus dans le rapport quasi normatif entre le locuteur et la grammaire ; les Italiens, astucieusement installés dans le bilinguisme qui a fait leur richesse et qui se transforme partout en un jargon sans queue ni tête. Et, si les Juifs font ou du moins ont fait partie de la culture européenne, il est bon de rappeler les mots de Scholem face à la sécularisation par le sionisme d’une langue sacrée en langue nationale.

Techne alupias : la douleur et l’âme

Un texte de Gerardo Muñoz
Bien que ses soi-disant conférences sur la suppression de la douleur aient été perdues, il existe suffisamment de preuves qui suggèrent qu’elles reposaient sur la notion archaïque de « persuasion » (Peitho), dont l’objet principal n’était, ni la psychologie humaine, ni le terrain somatique corporel, mais plutôt la psyché ou l’âme. C’est un art qui s’est perdu – si tant est qu’une telle « techne alupias » en tant que technique soit possible, étant donné son irréductibilité – et ce qui survit n’est qu’une lacune d’une ascèse philosophique que nous devrions recomposer non pas tant comme un problème conceptuel que comme un problème éthique. C’est une tâche qui semble aujourd’hui plus nécessaire que jamais si nous pouvons convenir que la tonalité fondamentale de l’existence sociale aujourd’hui est, précisément, la reproduction et l’endurance de la douleur, comme on l’a soutenu. 

Les artifices du pouvoir colonial et la destruction de la vie

Un texte de Gérard Bras
Après avoir été longtemps occultée, la manifestation des Algériens de la Région parisienne protestant contre le couvre-feu pris à l’encontre des « Français musulmans d’Algérie », est maintenant largement documentée. La répression policière à laquelle elle a donné lieu est passablement connue du grand public, reconnue et condamnée par la souveraineté nationale. En imputant la responsabilité de la répression et de son déni par la Préfecture de Police au préfet Maurice Papon, le texte de cette motion escamote pourtant une question ou, plutôt, suggère une réponse interdisant de poser la question : comment la violence d’une telle répression a-t-elle été possible ?

De la rencontre et de l’expérience

Un texte de Justin Delareux
Il ne s’agira pas ici de l’examen critique d’un ouvrage. Plutôt d’un bref témoignage subjectif suivi de quelques fragments du livre de Giorgio Agamben, Ce que j’ai vu, entendu, appris…, initialement paru en Italie il y a deux ans, et publié aujourd’hui en France par les éditions Nous, dans une traduction de Martin Rueff. Je tenais vivement à faire échos de la publication de ce texte, peut-être parce que j’aurais vivement aimé le publier, sûrement parce que je ne suis pas philosophe, mais de ce que l’on nomme encore artiste et/ou poète, que les livres de Giorgio Agamben ont accompagné, et continuent d’accompagner, ce que l’on pourrait appeler une expérience de la pensée indéniablement liée à celle d’une vie.

Journal d’une jeune magicienne

Un texte de C. Frézel
J’avais mal à la narine droite. Les deux meuj qu’on venait de s’enfiler à trois avaient laissé leur trace. Et puis ce froid aux pieds persistant. Sans oublier cette peur de déranger. Ce désir ou ce besoin de solitude. Et en même temps cette peur de l’abandon. Il fallait que j’apprenne à l’apprivoiser cette ambivalence. Il fallait que je prenne soin de moi mais cette injonction m’apparaissait comme toutes les autres injonctions, c’est-à-dire comme un repoussoir. Décidément j’avais du mal. Du mal à faire des choix. À me discipliner. En fait ce qui me dérangeait c’était de faire comme les autres. Car je voyais les normes d’existence. Où que je passais je voyais ces règles de milieux et leurs cortèges d’ordres invisibles.

Heidegger et l’autonomie du négatif

Un texte de Nicola Massimo De Feo
Heidegger et l’autonomie du négatif est le texte que De Feo a publié dans « Aquinas » en 1979 et qu’il a repris, modifié, dans le volume L’Autonomia del negativo (1992) sous le titre Marx, Heidegger e l’autonomia del negativo. On peut peut-être le considérer comme le troisième moment d’une confrontation avec Heidegger qui avait déjà commencé à la fin des années 1950 et au début des années 1960. Dans une conjoncture historico-intellectuelle dominée par les courants existentialistes et phénoménologiques, De Feo, alors âgé de vingt ans, traverse l’œuvre de Heidegger de l’intérieur, comme peu d’intellectuels l’ont fait à cette époque.

Brèves notes sur le militantisme, la politique et la désertion

Un texte de Nigredo
Rien n’est plus courant dans les milieux militants que la critique du militantisme et les réflexions sur la « crise du militantisme ». On pourrait presque dire que l’aveu sévère ou inconsolable de la nécessité de dépasser l’identité du militant représente, pour le militant lui-même, un hommage obligé à l’esprit du temps. Comme dans tous les autres domaines, l’alternative entre la dépendance dialectique du critique à l’égard de son objet et l’altérité positive de la séparation est nette et claire. Déserter le champ de visibilité de l’autovalorisation politique, c’est changer de plan, être ailleurs, parler un autre langage à d’autres interlocuteurs. De la conscience radicale du supplément, donc, à l’invention de nouvelles formes.

Est-ce la fin de la politique ?

Un texte de Mohand
Mon intervention part de la question « est-ce la fin de la politique ? ». Je crois qu’une telle question traduit une inquiétude qui s’impose à tous ceux et celles qui évoluent dans un milieu qui se réclame d’une tradition dite révolutionnaire ou radicale. Cette inquiétude est indubitablement liée à l’impossibilité de ne pas reconnaître qu’une totalisation du monde a bel et bien eu lieu par le capital, que celle-ci se poursuit et que ses dernières mutations ont produit une « crise de l’objectivité » à laquelle personne ne semble échapper.

Pour une pensée planétaire

Un texte de Yuk Hui
Si la fin de la philosophie a été provoquée par la planétarisation technologique (comme l’a proclamé Heidegger en son temps), ou plus récemment par un tournant historique induit par l’informatisation planétaire (comme l’ont proclamé de nombreux auteurs enthousiastes à notre époque), la tâche nous revient de réfléchir à sa nature et à son futur, ou, selon les propres termes de Heidegger, à « l’autre commencement » (anderer Anfang). Dans cet autre commencement que cherchait Heidegger, le Dasein humain acquiert un nouveau rapport à l’Être et un rapport libre à la technique.

La gouvernementalité du feedback

Un texte de Jean Bartimée
À l’avènement du capital comme organisation matérielle planétaire, le pouvoir s’est fondu dans l’infrastructure planétaire du capital. Il s’est alors dissous de ses expressions mêmes, les États ne devenant que des éléments de ce gigantesque environnement contrôlé. C’est un basculement complet de la logique qui modifie la causalité même. La gouvernementalité mondiale s’appuie sur le socle paradigmatique de la cybernétique et de la biopolitique, articulé sur le mode de la boucle de rétroaction, autrement dit, du feedback. Il impose sur une situation, le caractère singulier de la situation est alors nié par l’agacement normatif et récursif de l’opération de la gouvernementalité. La gouvernementalité du feedback vise non à maîtriser la contingence, à dompter la possibilité de l’événement, mais à structurer le possible.

La fin du judaïsme

Un texte de Giorgio Agamben
On ne peut comprendre le sens de ce qui se passe aujourd’hui en Israël si l’on ne comprend pas que le sionisme constitue une double négation de la réalité historique du judaïsme. Non seulement en ce qu’il transfère l’État-nation des chrétiens aux juifs, le sionisme représente l’aboutissement de ce processus d’assimilation qui, depuis la fin du XVIIIe siècle, a progressivement effacé l’identité juive. De manière décisive, comme l’a montré Amnon Raz-Krakotzkin dans une étude exemplaire, au fondement de la conscience sioniste se trouve une autre négation, la négation de Galut, c’est-à-dire de l’exil en tant que principe commun à toutes les formes historiques du judaïsme tel que nous le connaissons.

Le temps du malaise

Édito
Un malaise douloureux ronge les âmes. Signe que le refoulement est devenu la règle, la norme d’une conduite saine. Surtout aux pays des Lumières, où la bêtise est à la hauteur de son ego. Les vérités ne cessent d’être niées et contestées par la mauvaise conscience, complice malheureuse du triomphe de l’état de choses. Les vérités sur la « séquence du Covid » sont significatives de l’être français, de son scepticisme de boutiquier, « celle d’une masse “cultivée”, avertie, qui se croit à l’opposé de l’ignorance, une bêtise “d’élite”. » (Dionys Mascolo, Lettre polonaise, sur la misère intellectuelle en France) Le pire de cette histoire, c’est peut-être cela : que le devenir français a été plus contagieux que le Covid. Les politisés et les radicaux qui se sont tant épris à défendre la société sont les tristes symptômes de cette contagion.

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