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La gouvernementalité du feedback

Si déterminer la nature du pouvoir qui nous gouverne aura épuisé les commentateurs depuis des siècles, c’est certainement que l’infinité de sa substance rend ce commentaire aussi vain que nécessaire. Le processus historique du pouvoir n’est pas sans entraîner la glose des historiens, qui pourtant ne parviennent pas à en établir la qualité profonde. Il n’est pas anodin qu’il eût fallu attendre un philosophe pour que le pouvoir soit pensé selon des catégories nouvelles. Il n’était pourtant pas si imbécile d’appréhender un phénomène aussi fluide comme une question de relations plutôt que dans une entité rigide.

Pour qualifier ce caractère ambivalent, impalpable dans sa circulation et matériel dans sa pratique, il n’est pourtant pas évident de parler de « gouvernement ». À l’aube des années 1980, Michel Foucault trouve dans le passage du XVIe siècle au XVIIe siècle une bascule dans l’art de gouverner qu’il tente de définir. Ce qu’il décrit, c’est ce que les historiens nomment alors le passage de l’État justicier médiéval à l’État administratif moderne. Cet art de gouverner se rationalise, les lois de Dieu ne sont plus celles du dogme, mais celles du calcul. Depuis ce principe de rationalité, le pouvoir prend pour champ d’opération le fonctionnement de l’État. C’est un double mouvement qui voit les technologies de pouvoir changer et l’État se reconfigurer selon de nouvelles modalités. Il permet la souveraineté sur le une masse diffuse qu’il ne s’agit plus de contraindre par la force, mais de gérer. La gouvernementalité désigne cette nouvelle Raison d’État, entendue comme l’ensemble des institutions, procédures, analyses, calculs, tactiques et normes qui appliquent l’exercice bien spécifique du pouvoir sur une population. C’est l’avènement de la gestion, qui verra les outils pratiques du pouvoir évoluer au gré des crises et des résistances. 

À l’avènement du capital comme organisation matérielle planétaire, le pouvoir s’est fondu dans l’infrastructure planétaire du capital. Il s’est alors dissous de ses expressions mêmes, les États ne devenant que des éléments de ce gigantesque environnement contrôlé. C’est un basculement complet de la logique qui modifie la causalité même. La gouvernementalité mondiale s’appuie sur le socle paradigmatique de la cybernétique et de la biopolitique, articulé sur le mode de la boucle de rétroaction, autrement dit, du feedback. Il impose sur une situation, le caractère singulier de la situation est alors nié par l’agacement normatif et récursif de l’opération de la gouvernementalité. La gouvernementalité du feedback vise non à maîtriser la contingence, à dompter la possibilité de l’événement, mais à structurer le possible.
L’appareil technoadministratif n’est plus là pour gérer l’événement, ou l’existence de l’événement. Il n’intervient pas sur le phénomène, mais directement sur la toile cosmologique sur laquelle il se déploie. Ce n’est pas que le phénomène n’apparaît pas, mais que les conditions de son apparition sont contrecarrées. Il tranche dans l’épaisseur du fond diffus pour en sculpter le réel. Vous ne pouvez créer ce qui n’a pas de conditions d’existence. La boucle infinie des dispositifs plie le plan de réalité pour lui intimer de suivre ses volontés.
La récursivité des dispositifs neutralise toute forme d’autonomie en la remplaçant par la maîtrise de l’information. L’affadissement du monde, sa réduction à la plus petite unité commune sans qualité, donne à voir la machinisation absolue. Le projet Cybersyn, comme système d’information décentralisé, destiné à actualiser en temps réel l’économie chilienne à partir des données enregistrées au niveau local, préfigurait les logiques des réseaux contemporains dans lesquels s’incarnent le pouvoir. Le capitalisme devenu cybernétique a fait de l’information sa richesse infinie à accumuler, structurant ainsi le monde, le contraignant à rester prisonnier de l’organisation matérielle du capital. La généralisation de l’I.A., le maillage algorithmique, le développement des sciences cognitives, l’abondance des puces RFID, le management du capital humain sont des entités du gouvernement contemporain dont la substance matricielle est la cybernétique. 
Le renversement du règne de la loi au profit de la gouvernance par les nombres s’inscrit dans l’histoire longue du rêve de l’harmonie par le calcul, dont le dernier avatar – la révolution numérique – domine l’imaginaire contemporain. Cet imaginaire cybernétique conduit à penser la normativité non plus en termes de législation, mais en termes de programmation, selon le projet platonicien du κυβερνητική. La grande harmonie par le calcul, rêve de l’Occident, peut enfin advenir.
Cependant, cette forme de pouvoir ne pourrait s’exercer dans toucher le plus intime des sujets qu’elle prétend gouverner. L’entrecroisement des ambitions cybernétique et gouvernementale est la naturalisation d’une forme de vie calculable et gouvernable. Le pouvoir produit son propre sujet à sa propre forme qui vient remplir parfaitement les interstices des dispositifs. Les agents néolibéraux sont enserrés dans les failles du capital pour en faire une nouvelle force d’accumulation et de neutralisation. La subjectivité valorisable. L’homme programmé est un sujet objectif, tout entier mû par le calcul, capable de s’adapter en temps réel aux variations de son environnement pour atteindre les objectifs qui lui ont été assignés. 

C’est en façonnant à coups d’algorithmes les conditions de sa survie perpétuelle que le capital lutte contre sa propre entropie. Son éternelle résurrection dépend de sa capacité à intégrer et ajuster le plus possible de contingences. Il lui faut créer l’homéostasie parfaite en agissant de manière environnementale. Le capital comme environnement continu, producteur et reproducteur de crises fait de l’événement un non-événement en implant un dispositif qui permet de s’autoréagencer et de s’autodéfendre face aux potentialités historiques. Les crises sont l’occasion d’actualiser les processus de régulation et de contrôle à fin d’orienter les actions, les conduites dans le sens de l’objectif de l’opération définie. Le maintien de l’environnement du capital en passe donc par l’accumulation de crises, car chacune d’entre elles ouvre différentes strates traversées par l’information. La crise sous le capital n’est jamais pur hasard, elle est toujours intentionnelle, elle vise l’accumulation et la neutralisation par le paradigme du contrôle. 

Jean Bartimée

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