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De la rencontre et de l’expérience

Il ne s’agira pas ici de l’examen critique d’un ouvrage. Plutôt d’un bref témoignage subjectif suivi de quelques fragments du livre de Giorgio Agamben, Ce que j’ai vu, entendu, appris…, initialement paru en Italie il y a deux ans, et publié aujourd’hui en France par les éditions Nous, dans une traduction de Martin Rueff. Je tenais vivement à faire échos de la publication de ce texte, peut-être parce que j’aurais vivement aimé le publier, sûrement parce que je ne suis pas philosophe, mais de ce que l’on nomme encore artiste et/ou poète, que les livres de Giorgio Agamben ont accompagné, et continuent d’accompagner, ce que l’on pourrait appeler une expérience de la pensée indéniablement liée à celle d’une vie. Il se trouve que durant dix années, la revue Plipoétiques lacunaires, a fait le pari d’un commun sans nom, de correspondances entre les genres sans dictât, d’une exploration fonds et formes des frontières langagières qui tiendraient a priori éloignées arts, poésie, critique politique et philosophie. Il se trouve que le livre de Giorgio Agamben semble viser précisément ce qui nous meut depuis de nombreuses années. Il y a ici quelque chose qui a à voir avec la rencontre, l’expérience, le langage et l’écriture comme acte de fixation, une écriture située, a lieu. Un tel ouvrage m’est jubilatoire tant il dérive, dans sa forme, des travaux philosophiques de l’auteur que nous connaissons. Il me parvient comme un retour intime et reculé sur ce qui vient par ce qui a été. Plutôt que de balbutier davantage, j’ai pensé plus juste de faire parler ce qui ne peut être dit, par quelques extraits du livre anarchiquement agencés, dont se bref bulletin voudrait colporter l’existence.

Justin Delareux


« Qu’ai-je appris de la poésie ? Qu’une tâche et une intensité politique ne peuvent être véhiculés qu’à travers la langue et que cette tâche – bien qu’elle soit éminemment commune – personne ne peut l’assigner, mais qu’elle incombe au poète à la place d’un peuple absent. Et qu’il n’est d’autre possibilité politique aujourd’hui que celle-ci, parce que seule l’intensification politique de la langue permet au peuple absent – pour un instant – d’apparaître et de secourir. » (p. 51)

« De l’enfance : que la parole est la seule chose qui nous reste de l’époque où nous n’étions pas encore des êtres parlants. Nous avons perdu tout le reste – mais la parole est la relique ancestrale qui en conserve le souvenir, la petite porte à travers laquelle nous pouvons, un instant, y retourner. » (p. 31)

« De mes très longs moments d’oisiveté : ce que contemple la contemplation. Non pas un au-delà, où il n’y a rien à contempler, ni simplement les objets d’ici, qu’on peut simplement aimer ou haïr. Elle contemple la sensation dans la sensation, l’esprit dans l’esprit, la pensée dans la pensée, la parole dans la parole, l’art dans l’art. Et c’est cela qui la rend si heureuse. » (p. 44)

« De Lucrèce : que les dieux vivent dans un monde intermédiaire, dans un interstice entre les choses, que le bon dieu ne demeure pas seulement dans les détails, mais d’abord, dans la petite brèche qui sépare chaque chose d’elle-même. Et que l’art de vivre et de se faire divins implique la capacité à habiter non pas la maison, mais le seuil, non pas le centre, mais la marge – de s’intéresser, en un mot, non pas à la sainteté, mais à l’auréole. » (p. 48)

« Sur l’île de Prospero : que, tout comme il arrive un moment où le magicien doit se séparer d’Ariel et de ses enchantements, il arrive aussi un moment où le poète doit donner congé à son inspiration. Certes, de cette manière la vie elle aussi perd son enchantement. Mais l’ange silencieux qui prend alors la place d’Ariel s’appelle : Justice.
En d’autres termes : la philosophie consiste dans l’essai du poète – si difficile que presque personne n’y parvient – de faire coïncider l’inspiration avec la justice. » (p. 60)

« à Paris, j’ai vu que la religion la plus intolérante est la laïcité, et qu’un bout de foulard sur la tête d’une jeune fille peut causer un plus grand scandale que le policier qui l’assassine. » (p. 26)

« à Ajanta, dans la pénombre du temple creusé dans la roche, j’ai vu le visage du Bouddha. Dans la posture du lotus, ou assis, pendant qu’il enseigne. À peine mes yeux avaient-ils commencé à percevoir la lumière dorée qui émanait de la pierre, que j’ai compris ce que signifie contempler, rendre non seulement notre esprit inopérant, mais notre corps avec lui. Dans l’instant de la contemplation – l’éternel – il devient impossible de distinguer le corps et l’esprit – et ceci est la béatitude. » (p. 19)

« Des lieux que tu as aimés et que tu as dû quitter : si, semblable au géant de la fable, tu y caches ton cœur, tu deviendras à coup sûr invulnérable, mais tu courras le risque de devoir toujours te souvenir – c’est-à-dire de revenir au cœur que tu avais voulu y cacher. Et d’être, pour cela même, à nouveau vulnérable. » (p. 53)

« Dans les nécropoles de la Tuscie, dans les églises creusées dans la roche en Cappadoce et, bien des années auparavant, à Lascaux, j’ai vu qu’entre les cavernes et l’esprit il y a un lien immédiat, aussi fort que celui qui unit le ciel à la pensée. » (p.28)

« (…) Que l’on puisse dire quelque chose sans qu’il soit besoin de parler (…) » (p. 7)

« De Mazzarino j’ai appris que notre vocation est notre limite. C’est précisément là où nous sommes le plus inspirés et que nous croyons aller le plus loin – c’est là que nous connaissons aussi notre limite. C’est pourquoi il est important de savoir mettre en question notre propre vocation et de la révoquer dès que possible. » (p. 35)

« De Hugues de Saint-Victor : qu’est « délicat celui pour qui la patrie est douce, fort celui pour qui chaque sol est sa patrie, parfait celui seul pour qui le monde entier est un exil ». À condition d’ajouter que l’exil ne renvoie pas à une autre patrie, céleste : c’est plutôt, comme le suggéraient les auteurs de l’antiquité, l’état de celui qui est partout seul, ou, selon l’étymologie des modernes, la condition de celui qui a trouvé une voie de sortie. » (p. 54)

« D’Épicure et de Fallot, que du plaisir n’importe que la plus infime mesure, celle qui coïncide avec la limite inférieure de la sensation, la sensation simple et quotidienne d’exister. Se lever le matin avec cette joie minuscule et l’entendre appeler, à voix basse, l’amitié. » (p. 47)

« De Kafka : que le salut existe, mais pas pour nous : que nous ne sommes sauvés qu’au moment où cela ne nous intéresse plus de l’être. Tout se passe comme quand nous voulons nous rendre à tout prix quelque part et que, par la suite, sur la route, en cheminant, et en vivant, nous avons oublié où. Si quelqu’un nous avertit que nous sommes arrivés, nous haussons les épaules comme si cela ne nous concernait pas. » (p. 57)

« Que m’a appris la philosophie ? Qu’être homme c’est se rappeler du moment où nous n’étions pas encore humains, que la mission de l’homme est la mémoire du non encore et du non plus humain – de l’enfant, de l’animal, du divin. » (p. 62)

Concernant la seconde partie du livre, intitulée Ce que je n’ai pas vu, entendu, appris…, je ne donnerai qu’un très bref extrait :

« (…) Mais est-il possible pour un auteur – et à quel prix – de saisir son propre non-dit ? (…) » (p. 71)

Giorgio Agamben
Ce que j’ai vu, entendu, appris…
Éditions Nous
Paris, octobre 2024

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