Retrouvez la première partie ici.
« Le sens (sémantique) doit régresser dans le sentir du corps, de la vie animale, de la nature végétale, de l’implosion cosmique. »
Pascal Quignard, Compléments à la théorie sexuelle et sur l’amour
XXX
Tenir pour évident que le croire émane spontanément du cœur, comme une exigence éthique vibrant dans le plus grand comme dans le plus petit, depuis la totalité du cosmos. Bien au-delà de sa peine intime, les larmes de Chateaubriand1 puisent à la source d’une tristesse qui le dépasse, et qui est comme un océan de chagrin cosmique.
XXXI
Depuis le cœur donc, « croire au corps » ; en tout cas si l’on souscrit à la proposition de Deleuze qui précise : « et pour cela s’adresser au corps avant les mots, avant que les choses soient nommées ». Se défier alors des mots et d’une forme de langage qui les porte ; se défier du signe-absence qui se répand partout comme une ombre sur le monde. En ce sens le nihilisme pourrait s’entendre comme la domination de l’absence sur la présence – le rien qui recouvre tout.
XXXII
Il peut paraître paradoxal, voire risible, que tout le savoir accumulé de la Civilisation finisse par enseigner l’inverse de ce à quoi l’on pouvait s’attendre ; c’est-à-dire à nous enjoindre de s’en défier, et de le dés-accumuler ! Le temps est peut-être venu de soigner nos blessures, notre blessure par laquelle le savoir immédiat se réfléchit et dégénère en questionnement maladif, en une avidité sans borne à vouloir tout faire entrer sous la coupe d’une pseudo-maîtrise – mais force est de constater que plus on pense attraper et maîtriser le réel, et plus il nous échappe. Tout déborde ! Nous ne sommes pas quittes de notre quête. L’absence de satiété quant à la possession et la maîtrise est l’essence même de la soif de possession et de maîtrise. Le vide appelle l’avidité qui appelle le vide. Désignés comme sources d’angoisse, on a voulu effacer le doute et conjurer l’incertitude. Alors on a choisi de tout figer, de tout réifier, de tout empaqueter dans un immense système de rétentions secondaires, de souvenirs artificiels et de projections foireuses. En renonçant à savourer sereinement ses mystères, l’humanité furieuse s’est mise à dévorer le monde.
XXXIII
La présence n’est pas le présent. Ce que l’on nomme communément « présent » nous est donné en négatif, comme contrepoint central d’une double absence qui l’encadre et le définit. Passé et futur figurent le temps par leur re-présentation, c’est-à-dire par leur absence rendue présente : ils sont présents par leur absence.
XXXIV
Tout ce qui est là, réputé « présent » ; tout ce qui n’est pas présentement absent – c’est-à-dire le futur qui n’est plus en même temps que le passé qui n’est pas encore – s’évanouit dans l’immédiateté insaisissable de l’hic et nunc. On situe donc ce là en creux de ce qui n’est plus et pas encore ; le là comme pli, comme point de départ et d’arrivée d’une double projection qu’il déploie et replie.
XXXV
Niée par/dans les mots, la positivité immédiate devient médiation négative : la durée qui s’écoule se découpe en temps, et le là éternel s’effrite en instants qui passent.
XXXVI
La linguistique s’est acharnée à en fournir la preuve : Jakobson remarque qu’il est un fait « clairement établi », pour la tradition philosophique et scientifique occidentale, que le langage est un système de signes, et que le signe est là pour une autre chose2. « Aliénation du langage aux choses », résume Meschonnic3. Dans la même veine, Benveniste écrit : « Le rôle du signe est de représenter, de prendre la place d’autre chose en l’évoquant à titre de substitut. »4 ; et pour Ducrot et Todorov, « la part du signe qui peut devenir sensible s’appelle, depuis Saussure, signifiant, la part absente, signifié, et la relation qu’ils entretiennent, signification »5. Ainsi « le signe est à la fois marque et manque : originellement double »6.
XXXVII
Souligner cependant, avec Bergson, que « chaque mot de notre langue a beau être conventionnel, le langage n’est pas une convention, et il est aussi naturel à l’homme de parler que de marcher »7.
XXXVIII
Meschonnic situe la summa divisio au-delà du signe : « Dedans et dehors, présence et absence, le visible et le caché, la surface et la profondeur sont les variantes d’une métaphore cosmique »8. Cette « métaphore cosmique », je propose de l’appeler Sumbolon.
XXXIX
Forme ancestrale du contrat et de l’argent, le sumbolon désigne à l’origine l’objet brisé, divisé, la pièce en bois ou en argile que l’on sépare en deux parties : les symbola. Afin d’attester de leur commune origine, les bords de chacun des fragments se répondent, se complètent et préservent ainsi le souvenir de leur union. Les aspérités de l’un se reconnaissent dans les failles de l’autre, qu’elles attendent de combler. Ainsi, par l’échancrure singulière qu’inaugure leur brisure, les symbola sont un moyen de reconnaissance très sûr. Chaque fragment trouve dans l’autre son reflet, sa moitié, sa clef autant que sa serrure.
XL
Symbole, symbolique » : du latin symbolum, de l’ancien grec sumbolon, lui-même dérivé de sum-ballô qui signifie d’abord et littéralement « jeter ensemble », puis « rapprocher, réunir, comparer ». « Jeter ensemble », c’est-à-dire pro-jeter dans le temps les fragments séparés (les symbola) vers un même horizon réparateur. Comme nous l’avions déjà noté précédemment, cette remontée étymologique s’avère décisive dans la mesure où, via la fonction et la forme de l’objet sumbolon, elle rend parfaitement visibles à la fois l’intrication modale du Croire et du Devoir, mais également les ressorts théoriques et pratiques du Symbolique. Car le sumbolon – l’objet destiné à faire preuve – est en fait l’archétype réifié de la forme-dette. En fournissant la preuve d’une parole donnée, en enregistrant une promesse de retour, le sumbolon réifie un rapport social d’obligeant à obligé, de créancier à débiteur.
XLI
Si des marxistes comme Georges Thomson ou Alfred Sohn-Rethel ont voulu apporter une genèse historique aux catégories de l’entendement, en faisant remonter l’origine de l’abstraction « dans l’échange marchand et, plus précisément, dans la relation d’échange telle qu’elle prit forme après les premières frappes de la monnaie »9, je propose pour ma part de reconnaître dans la faculté symbolique le germe de la relation d’échange et de sa réification dans la monnaie et dans l’argent. Afin de prévenir une critique légitime (mais selon moi à courte vue), je précise qu’en préférant explorer un idéalisme de la forme-dette, je ne conclue pas pour autant – tant s’en faut ! – à la nécessité du monde-argent, duquel certains ont cru que seule une critique matérialiste-historique saurait nous délivrer. En considérant la monnaie comme une réification particulière de l’Esprit, de Sumbolon, de la loi du retour que dessine le Motif, on n’abolit nullement son caractère contingent, confirmant par là même la possibilité de vivre autrement, et donc de croire en autre chose.
XLII
J’appelle « Motif » ce par quoi le mode humain se met en mouvement dans le langage, dans la dimension symbolique, dans ce qu’on nomme « réalité » et qui n’est pas le réel – dans la mesure justement où la pensée occidentale, tremblant sur ses fondements, a fini par exiger que celui-ci soutienne celle-là. La réalité doit ainsi s’entendre comme la réalisation d’un certain mode du vivant : le mode humain médiatisé par le Symbolique et son signe-absence, et qui consiste basiquement à vivre à côté de soi, à se rapporter aux autres, aux choses et au monde en s’en coupant, en abstrayant, en mesurant et en déterminant projectivement le cours des choses ; bref en re-présentant, c’est-à-dire en (s’) absentant pour (se) rendre présent.
XLIII
Le Motif est la photographie du mouvement, de la phusis, de la poussée vitale caractérisée comme volée divisive, comme élan dissociatif, comme synthèse disjonctive, bref sa dialectique à l’arrêt – union – division – réunion, ou thèse – antithèse – synthèse.
XLIV
« Séparer pour réparer » est la formulation épique du Motif – sa fable.
XLV
Le Motif permet de reconnaître, par isomorphie, le continuum cosmique-sexuel-symbolique. Il révèle une loi de ressemblance que l’on peut imager par un déploiement fractal infini. Ainsi conçu, le Motif devient un bolide formel capable de traverser tous les référentiels.
XLVI
Alors bien sûr, on ne manquera pas de nous adresser l’objection attendue, selon laquelle l’idée même de cette isomorphie s’expliquerait par le simple fait que toute conceptualisation n’est jamais que l’œuvre du Concept, du mode humain de représenter et réfléchir ; et que, par conséquent, cette forme que l’on reconnaît partout n’est que la marque du Concept, du Saisir conceptuel, de la faculté symbolique laissant son empreinte sur tout ce qu’elle symbolise, représente et réfléchit, abstrait et conceptualise. Et ainsi, donc, lorsqu’on pense reconnaître cette même forme où que l’on regarde, ce n’est là en vérité que l’ombre portée de notre regard, la forme du regardé façonnée par et dans le regard – problème d’autoréférencement classique et insoluble qui fait le fond de toute spéculation, et que Kant s’était proposé de prendre à bras le corps en tentant de représenter la représentation.
XLVII
La spécularité infinie, c’est précisément l’abîme qu’ouvre et referme le Symbolique. En effet, une réflexivité sans borne est à l’œuvre en nous ; il lui faut donc nécessairement trouver un point de butée, sans lequel nous disparaîtrions entièrement dans le néant de nos reflets. Pour les êtres que nous sommes – vivants symboliques nommés humains –, il est nécessaire de panser la blessure, de colmater l’abîme, de révoquer le doute absolu confinant au non-sens, de limiter l’aspiration sans fond dans le pourquoi – qui s’acharne à penser spéculairement à ce qu’on pense qu’on pense qu’on pense… à l’infini. Ouvrant au temps linéaire, à la double projection passé-futur, et donc aussi à la dispersion de son Moi qui s’effrite en une flopée d’instants, l’animal symbolique réclame de se contenir, de se re-concentrer, de rassembler puis recoller ses fragments épars, de conjurer son éparpillement pour pouvoir dire enfin, comme ce Dieu de la Bible ayant livré la formule, « je suis qui je suis » ; bref d’adhérer à soi, de tenir comme sujet-objet, de fondre et refondre en chaque instant sa conscience fugitive dans la présence du corps. Mais ici la solution se confond avec le problème. Car la nécessité de réparer se motive du séparer – où Sumbolon s’entend comme Diabolon.
XLVIII
On sait comment l’union mystique – la recherche ou l’assomption d’une pleine et entière participation à la totalité, à la continuité sans fard du mouvement cosmique – vient délivrer de cette réflexivité maladive, de cette vaine fuite en avant dans l’expression de l’indicible. Car c’est précisément de se poser en résistance à la phusis, de se retourner sur elle et de la réfléchir, qu’apparaît le mode humain en même temps que son Motif, comme une tentative d’arrêt dans l’inarrêtable.
XLIX
Mais on peut aussi se dire qu’en rebiquant sur lui-même, l’élan continue en vérité la loi du retour. Comme le mouvement des astres ou le cycle des saisons ; comme le va-et-vient de l’eau qui s’évapore, précipite, s’évapore encore, de la terre au ciel et du ciel à la terre ; comme la pulsion et le souffle qui animent les corps, la pulsation et la respiration qui les rythment ; comme la vie qui retourne à l’inerte avant de rejaillir dans la poussière du Temps ; un corps vivant revient sur ses pas, reconnaît ses traces, s’identifie à elles, se réfléchit et se sait être, se dit, se raconte, s’écrit. Ainsi le mouvement se fige et fixe son motif : la Vie devient conscience.
LI
Ce retour sur soi de la Vie – de la physis qui se voit, reconnaît sa poussée, se représente comme « Nature » –, ce retour se réalise via l’animal symbolique humain.
LII
Re-présenter on l’a dit, c’est rendre présent l’absent ; c’est reconnaître dans une trace de pas la preuve d’un passage, d’un passé qui ne vaut comme passé que par la grâce de sa reconnaissance présente. Cette reconnaissance de mon passé dans ma trace de pas, l’identification de ma main ou de mon pied vivant et présent dans son empreinte morte, c’est la marque présente de mon absence. Dans cette allégorie du corps qui retourne à sa trace, à la marque de son passage ; dans ce simple geste de rapporter à soi cette empreinte singulière creusant le sol, ici réside tout le mystère de l’Être, qui est à lui-même sa vérité. Mais cette vérité est en même temps un mensonge ; ou plus exactement : un semblant.
LIII
Ici le réaliste est malheureux. Il voudrait que la vérité existe en dehors de lui et indépendamment de lui, qu’elle soit une et qu’elle explique le monde non plus à travers ses multiples interprétations, mais à partir d’une seule et même Vérité validée par ses équations et sa logique ; il voudrait déchiffrer absolument le monde, en tracer les contours exacts et en extraire l’essence unique, vraie en soi. Le mystère devient pour lui une simple difficulté, un problème à résoudre, un mensonge recouvrant le réel comme un voile attendant d’être levé… Son penser rationnel-instrumental dépouille le cosmos de sa magie ; avec lui il voudrait tout faire tenir dans la sphère étroite de ses mains crochues, recourbées l’une sur l’autre, formant l’orbe malicieux de toutes ses manipulations, de toutes ses manigances.
LIV
« Semblant » est le mot d’ordre du symbolique – nous ne sommes jamais sortis de la caverne. La caverne est le monde de la représentation, du symbolique, du langage. On a recouvert ses parois d’un vernis de réalité – et l’on s’y cogne constamment !
LV
Quignard remarque que « sur les parois du Paléolithique on voit souvent des êtres sans pieds, sans sabots, sans serres : c’est pour qu’ils ne sortent pas de la paroi et ne viennent pas agresser les vivants dans le réel – car le réel affleure parfois à l’intérieur de la réalité. Il guette comme un fauve »10.
LVI
Nous devons rechercher la (ou les) condition(s) de la présence. Et pour cela commencer à faire la nique à l’origine, à l’originaire ; préférer voir et contempler partout l’original mouvant, changeant, fuyant, puis saluer et acclamer enfin tous les originaux de notre espèce.
LVII
La causa prima est la version logico-philosophique du péché originel. La recherche sans fin de la cause ou de la faute, la traque sans merci du coupable, tout cela répond à un certain « principe de raison » – mais d’une raison passablement inquiète ! Cette quête procède d’un sentiment de séparation, d’une déchirure profonde dans la présence, et d’une fragmentation de la durée en une myriade d’instants (fragmentation symétrique à l’éparpillement du Moi) ; instants que l’on doit alors faire dépendre les uns des autres pour obtenir une cohérence, pour établir un fond intelligible capable de vérifier et valider notre existence dans le monde. Ici c’est le langage articulé, la faculté symbolique qui impose cela. Mais cette nécessité de relier, de faire le lien entre les instants, entre les choses, entre moi et le monde, cette nécessité ne résulte pas d’une séparation réelle. En effet, la force liante est toujours déjà là et elle prévaut, d’emblée, sur tous nos devoirs (de tisser, de réparer, de faire la paix) ; elle précède toutes prétentions à vouloir rendre intelligibles les choses entre elles – autrement dit à faire des liens, comme le rappelle l’étymologie.
LVIII
Déserter le lien négatif pour habiter la liaison, pour se rapprocher du liant primal, c’est éviter d’abord sa forme sèche qui recouvre le monde – l’univers contractuel qu’anime la culpabilité.
LVIX
Dans sa version positive, dans sa continuité comprise comme adhérence – adhérence encore vierge de tout signe semant le doute, la transformant alors en adhésion, en rapiéçage pénible ou en vulgaire contrat –, dans sa version positive donc, le liant c’est « Dieu ou la Nature ». Lorsqu’on nomme on détermine, on découpe, on abstrait pour (se) reconnaître. Mais un flux continu d’images nous traverse et traverse le vivant, l’anime et lui donne forme ; c’est un flux imaginal qui nourrit l’âme et la fait vivre, qui parcourt nos corps-esprits comme le sang nos vaisseaux et l’eau nos rivières. Sumbolon accompagne ce flux. Et même, il participe de ce flux en liant, en traduisant Dieu-la-Nature en Dieu-le-Verbe.
LX
Questions : comment expliquer qu’en tranchant dans le flux, qu’en découpant le réel pour le discriminer en choses, en états, en représentations, on se retrouve simultanément redevable ? Et redevable auprès de qui ? De quoi ? Pourquoi doit–on, finalement, réparer le séparé ?
LXI
La loi du retour est la traduction symbolique de « Dieu ou la Nature ». Présente dans le Motif, elle est la preuve du continuum cosmique-sexuel-symbolique. On la retrouve au fondement de la socialité, de la religion, du Droit, et même – plus surprenant – de la science en général. Jean Bottero a en effet montré comment ce qu’on croyait être les premières tables de lois (le Code d’Hammurabi par exemple) n’étaient en fait que des enregistrements de propositions conditionnelles, de causes et d’effets, de protases et d’apodoses, d’hypothèses et de conclusions, de si/alors, bref de liens qu’on cherchait à établir entre des événements afin de pouvoir ensuite prévoir l’avenir, et de se prémunir ainsi contre l’incertitude de ce qui vient. Ainsi, pour donner du sens, on lie des événements entre eux, on les enchaîne en faisant de chacun d’eux l’effet d’une cause et la cause d’un effet. C’est le début de la méthode scientifique, qui fait retourner chaque chose à une cause et ainsi de suite jusqu’à l’érection arbitraire d’une cause première. Ici il faut bien voir comment cette nécessité de donner du sens aux choses – nécessité que certains ont appelée « principe de raison » – se trouve directement liée à la nécessité de conjurer l’incertitude quant à ma propre existence : que j’adhère à je.
LXII
Prévoir en projetant, : c’est là l’office du sumbolon par lequel une séparation passée appelle une réparation future ; ou la fonction de la forme-dette par laquelle chaque acte réclame retour – et où dès lors plus rien n’est gratuit.
LXIII
La forme-dette réalise un rapport social de créancier à débiteur, qui lui-même réifie le dispositif créance/dette. Cette forme-dette, je propose de l’observer dans la paire modale Croire/Devoir, à travers la perspective du retour.
LXIII
Le retour, le rendre de l’échange, peut alors être compris comme l’adhérence rompue et différée, ouverte dans le temps.
LXIV
Ayant perdu le monde, le Moi à vocation solipsiste rejoue l’adhérence sous la forme d’une adhésion à un croire commun, qui est une projection partagée.
LXV
Pour maintenant comprendre comment l’être touche au croire, il faut une fois encore revenir à la question du lien. Et pour cela, poser la question de l’être à partir de sa fonction de copule. Ici encore, c’est le langage qui nous révèle sa vérité. Car l’Être supposé substance n’est que l’hypostase substantivée d’un mode verbal, autrement dit le substantif du verbe être. En effet, ce qu’opère en propre la copule, c’est le liant entre les mots, entre les idées ; c’est ce qui permet à l’instance énonciative de se dire et de se reconnaître à partir d’une tautologie – « Je suis qui je suis », la parole de Dieu-le-Verbe qui est d’abord le Nom du Verbe qui cherche à se dire.
LXVI
Dans son « Prologue à l’œuvre tripartite », Maître Eckart écrit : « Lorsque je dis que la rose est rouge, je ne dis ni ne prédique l’être de la rose ni l’être de la rougeur, mais la seule cohérence naturelle des termes. C’est pourquoi “être” ou “est” n’est ni sujet ni prédicat, mais un troisième en dehors d’eux, c’est-à-dire le lien du prédicat avec le sujet »11.
LXVII
Le verbe être se distingue comme le verbe-copule par excellence. Le signe « = » est comme son équivalent mathématique. À titre d’exemple, « le président est un connard » peut tout aussi bien s’écrire et se lire « le président = connard », ou encore « le président connard ! ». Le verbe être, équivalant ici au signe « égal », permet de lier les deux propositions (sujet et prédicat) : « le président » et « connard ». Ainsi j’identifie le président à un connard.
LXVIII
Dans sa fonction de copule, le verbe être se ramène donc au principe d’identité : A est A. Afin de balayer cette redondance et masquer le caractère fondamentalement tautologique de l’affaire, la langue procède comme par élision, pour se contenter de la formule « A est ». Elle parvient ainsi à formuler une existence : « A existe ». Où l’on comprend alors que tout « je suis » n’est jamais qu’une contraction d’un « je suis je ».
LXIX
Au fondement de la logique, le principe d’identité la révèle comme tautologique.
LXX
La logique dite « intuitionniste » n’amende nullement cette thèse ; elle ne fait qu’euphémiser, dans un brouillard probabiliste/constructiviste, la vérité cruelle de sa grande sœur.
LXXI
Aussi, on peut dire que l’identité tient à un pari ; ou mieux : que l’identité est ce pari par lequel seulement j’existe. Je fais le pari de croire que A = A, c’est-à-dire que je pose que A ici = A là. Mais en même temps que je pose cette égalité, cette identité et que j’y crois, je dois également supposer que A n’est peut-être pas A. Car pour m’assurer de son identité, j’ai préalablement besoin de dédoubler A, de littéralement le mettre en crise. Je pose sur la table un doute en faisant l’hypothèse d’une possible inadhérence d’A d’avec lui-même. Alors et seulement alors, je peux conjurer cette possibilité en déclarant les A identiques et égaux devant l’éternel.
LXXII
Le deuxième principe (principe de non-contradiction) renforce la logique par un effet de redoublement : non seulement A = A est vrai, mais en plus il faut ajouter que A ≠ A est faux.
LXXIII
N’existe à proprement parler que ce qui a un nom. Pour être, il faut avoir un nom. En nommant une chose A, je la détermine en tant qu’être : A est (A).
LXXIV
Pour ne pas tourner en rond, pour se dégager de l’aporie tautologique, on identifie A à un semblant. Comme on lui a donné un nom, on lui attribue des qualités, qui viennent à la fois épaissir et déplacer son identité fixe. A est A – ok ça on l’a dit ; mais on peut maintenant ajouter que A est une lettre, la première de notre alphabet ainsi que du prénom Antoine ; mais A est aussi une voyelle et bien d’autres choses encore. En qualifiant A, on commet un acte de parole, un acte propre au langage humain symbolique : l’acte de sublimation.
LXXV
Lorsque Lacan définit le désir comme « la métonymie de l’être », il entend ceci : « Manger le livre, c’est bien là où nous touchons du doigt ce que veut dire Freud quand il parle de la sublimation comme d’un changement non d’objet, mais de but. ». Ainsi lorsque Rimbaud écrit que « A est noir », ce n’est pas un changement d’objet qu’il vise (A reste A), mais de but – le poète cherche ici à voir les sons !
LXXVI
La métaphore est le principe d’identité qui fuit, qui tente d’échapper à son caractère tautologique. C’est un courant de vitalité qui parcourt le langage en défiant ses points de fixation – les points de fixation du Motif.
LXXVII
La Vie comprise comme processus métabolique déploie le langage comme processus métaphorique – et l’identité morte devient analogie vivante.
LXXVIII
Répétons-nous : pareil à l’enfant soufflant ses bulles dans un cercle de savon, le vent de la vie traverse cette identité verbale pour créer des formes et des formulations nouvelles. Dans sa fonction de copule, le verbe être révèle l’essence de l’être-parlant, qui est précisément d’adhérer et de tenir à lui-même. En identifiant le Je énonciateur à une qualité – « Je suis brun, je suis vivant, je suis triste ou joyeux » – le verbe être lie intérieurement Je au monde ; il a une fonction liante profonde, qui vaut comme identification. Le verbe avoir, quant à lui, lie extérieurement Je au monde et aux choses, dans un rapport superficiel qui vaut comme possession.
LXXIX
Ainsi le verbe être révèle l’Être comme force liante, comme Logos – au sens que lui attribuaient par exemple Philon d’Alexandrie ou plus tard Giordano Bruno, pour qui le logos désignait encore la relation, le lien ou la médiation entre le Dieu transcendant et l’univers, l’Être comme métaphore cosmique – Sumbolon. Or on l’a vu, ce liant verbal ne tient qu’à ce que l’on y croit ; à ce que l’on croit à l’identité menteuse et au semblant du Motif.
LXXX
On l’aura donc compris : bien avant de savoir que « A est A » ou que « Je suis Je », j’y crois – je dois le croire.
LXXXI
Dans sa fameuse lettre à Fichte, Jacobi reproche à ce dernier d’avoir placé le savoir au dessus de la foi, comme accès privilégié à la vérité. Il lui oppose la nécessité d’« admettre dans l’esprit humain un lieu plus élevé que celui du savoir de la science et, de ce lieu-là, laisser tomber ses regards sur ce lieu-ci : le point de vue suprême de la spéculation n’est alors pas le point de vue de la vérité. ». Un peu plus loin il ajoute : « J’entends par “vrai” quelque chose d’antérieur et d’extérieur au savoir, qui confère d’abord valeur au savoir et à la faculté de savoir : la raison. ». Enfin il précise : « Avec la raison, il n’est pas donné à l’homme la faculté d’une science du vrai, mais uniquement le sentiment et la conscience de son ignorance du vrai : un pressentiment du vrai »12.
LXXXII
Si le Croire précède le Savoir, s’il est cette nécessaire et immédiate adhérence à soi et au monde, alors il nous faut essayer de comprendre pourquoi et comment le second a fini par prétendre supplanter le premier ; expliquer les raisons de cette course à la montre et à la gloire sans prestige ; montrer comment, du croire au savoir, l’adhérence immédiate et spontanée dégénère en adhésion névrotique et folklorique.
LXXXIII
Observer aujourd’hui la recrudescence des pseudo-fidèles qui reviennent tourner autour d’un semblant de cadavre ou d’un mausolée vacant ; ou bien l’émergence de ces nouveaux passionnés d’ésotérisme qui trouvent dans des figures ou des fables exotiques un moyen de soutenir leur errance spirituelle ; les observer et reconnaître, dans la détresse de leur agitation, un cri de désespoir sans pareil. Car nulle part ils ne trouvent chaussure à leur pied – je veux dire au pied de l’époque. À force de marcher sur des bulles d’air, l’humanité sportswear s’est éloignée du sol, elle a perdu contact avec la terre. Il nous faut réapprendre à danser pieds nus.
Haji
- Cf. notre publication précédente, https://entetement.com/pistes-pour-le-croire/ ↩︎
- Roman Jakobson, Essai de linguistique générale, p. 162. ↩︎
- Henri Meschonnic, Le signe et le poème, p. 23. ↩︎
- Émile Benveniste, Problèmes de linguistique générale II, p. 54. ↩︎
- Ducrot & Todorov, Dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, p. 132. ↩︎
- Ibidem, p. 133. ↩︎
- Henri Bergson, La pensée et le mouvant, Alcan, p. 99. ↩︎
- Henri Meschonnic, Le signe et le poème, p. 22. ↩︎
- Sohn Rethel, La monnaie, Éditions La tempête. ↩︎
- Pascal Quignard, Compléments à la théorie sexuelle et sur l’amour, Seuil, 2025. ↩︎
- Maître Eckhart, Œuvre latine, I, Commentaires de la Genèse et prologues, Paris, Cerf, 1984, p.37. ↩︎
- Jacobi, Lettres sur le nihilisme, GF, p.62-63. ↩︎