« Aucune communauté humaine véritable ne peut surgir sur la base d’un présupposé – qu’il s’agisse de la nation, de la langue, ou même de l’a priori de la communication qu’évoque l’herméneutique. Ce qui unit les hommes entre eux n’est pas une nature ni une voix divine, ni l’emprisonnement commun dans le langage signifiant, mais la vision du langage lui-même, et par voie de conséquence, l’expérience de ses limites de sa fin. La seule véritable communauté est une communauté non présupposée. »
Giorgio Agamben, L’idée de langage
L’Esprit de l’Occident s’est constitué comme un absolu universel, déterminé par une logique de capture permanente des formes hétérogènes. Son appétit insatiable mène l’Occident à une accélération toujours plus accrue, pour permettre à sa logique de réduction de l’hétérogène de s’étendre sur les différents plans de la matérialité humaine. Une homogénéisation constante survient sur toutes les formes de métamorphose échappant aux logiques occidentales essentialistes de gestion et de calcul. Les langages et les formes-de-vie sont donc des proies pour cet Esprit, ses multiples tentatives d’objectivation sont des traces visibles d’une volonté d’aplatir les profondeurs de chaque forme à sa sphère unidimensionnelle. Déterminer une communication objectivable de forme, que ce soit une forme-de-vie ou un langage, rend impossible une correspondance entre les formes, mais définie une écologie de la communicabilité du pouvoir, c’est-à-dire une circulation et médiation du pouvoir. Cette circulation du pouvoir devient alors le seul rapport de médiation entre chaque forme, chaque forme singulière est alors calculable et communicable par l’intermédiaire du pouvoir qui réduit la singularité de la forme à un sujet circonscrit à un ensemble de normes qui efface la localité affective de la forme singulière. D’autres esprits sont possibles pour faire exister la profondeur de chaque forme hors d’un absolu universel. Certainement par le tissage de correspondances affectives, mais faut-il encore essayer d’exercer sa capacité de polyglotte.
« L’expérience qu’une forme-de-vie fait d’une autre forme-de-vie n’est pas communicable à cette dernière, même si elle est traductible ; et chacun sait comme il en va des traductions. Seuls sont ostensibles des faits : comportements, attitudes, dires : ragots ; les formes-de-vie ne réservent pas entre elles de position neutre, d’abri sécurisé pour un observateur universel » (TIQQUN, Introduction à la guerre civile). La puissance d’une forme-de-vie est contenue dans sa non communicabilité, l’impossibilité de circonscrire sa forme-de-vie, de la résumer. Quand elle formule sa forme-de-vie, la forme disparaît, laissant place à un processus de subjectivation, autrement dit la forme-de-vie s’assujettit à la médiation avec le pouvoir, où le pouvoir peut enfin assigner cette forme-de-vie à un sujet clos et même mouvant tant que le processus de subjectivation continue de se formuler. Sous l’apparence informe du sujet, l’Occident cache sa forme de vie angoissée, habité par une volonté de tout capturer. Tout doit étrangement ressembler à la vie type du manatthannisme, notre façon de nous lier aux autres, nos façons d’aimer, etc. La constitution de cette forme-de-vie se base sur l’axiome : producteur-vendeur-acheteur de sa propre existence. Le manatthannisme s’est construit comme un universel capable de vampiriser toute autre forme-de-vie, pouvant ainsi prendre son apparence selon la thématique de la soirée. Pour cela, il faut un lieu, une demeure où la vampirisation peut se réaliser – ce lieu est la métropole en tant que maison de cette forme-de-vie. La métropole efface toute différence entre la ville et la campagne, rend accessible pléthore de styles de vie, tant que tu es prêt à le payer. La métropole est la matérialisation paradigmatique de la biopolitique.
Néanmoins, la tâche essentielle de l’époque est de démonter chaque pièce de l’infrastructure de la métropole. Et cela passe dans un premier temps par le fait de briser à jamais le plan de perception inoculé par le manatthannisme. Partir d’un autre plan, beaucoup plus intime, partir en fin de compte de sa propre forme-de-vie, laissant libre court à la possibilité d’y trouver des correspondances entre les formes et les situations, saisir la nécessité de la spécificité de chaque situation, et pourquoi pas construire une doctrine de la consonance. Cela implique de faire l’expérience de voyance, de voir au-delà des apparences dont la tradition philosophique nous a abreuvés, de voir dans chaque phénomène une totalité singulière constituée de son langage propre. Une forme-de-vie, par essence, contient en elle un langage qui parle une langue singulière. Qu’est-ce qu’un langage ? Walter Benjamin nous dirait que « le langage est le principe qui sert à communiquer des contenus spirituels » (Walter Benjamin, Sur le langage en général et sur le langage humain). Mais une forme-de-vie n’est communicable qu’à travers cette expérience particulière qu’est la traduction. Benjamin rajoute ceci : « La traduction est le passage d’un langage dans un autre par une série de métamorphoses continues. La traduction parcourt en les traversant des continus de métamorphoses, non des régions abstraites de similitude et de ressemblance » (idem). Le libre jeu des formes-de-vie, c’est le libre jeu des traductions, c’est-à-dire une pluralité de traductions et de surcroît la possibilité de l’erreur dans la traduction. La traduction est une forme. […] Car c’est lui, par sa traductibilité, qui contient la loi de cette forme. La question de la traductibilité d’une œuvre est ambiguë » (Walter Benjamin, La tâche du traducteur). Il n’y a pas de traduction objective. Une traduction entre des formes de vie ne peut donner un caractère objectif dans cette expérience de la relation toujours prise dans une situation.
La tâche d’une forme-de-vie qui traduit une autre forme-de-vie, une œuvre, un phénomène événementiel, est de chercher l’intention du langage du phénomène, pour ainsi comprendre la tonalité de la forme du phénomène. « La vraie traduction est transparente, elle ne cache pas l’original, ne l’éclipse pas, mais laisse, d’autant plus pleinement, tomber sur l’original le pur langage, comme renforcé par son propre médium » (idem). La traduction correspond à un espace éprouvé dans une situation toujours déterminée par les formes-de-vie prises dans cet espace donné. Partant de son propre langage subjectif constitué par son expérience, l’espace de traduction effectué par la matérialité des langues joue la rencontre avec la singularité du langage de l’autre – là se forme une expérience de traduction. « Ainsi la finalité de la traduction consiste, en fin de compte, à exprimer le rapport le plus intime entre les langues » (Walter Benjamin, La tâche du traducteur). C’est dans ce rapport d’intimité que s’éprouve un ensemble d’attachements dans le partage fragmentaire d’une expérience vécue pouvant donner lieu à une amitié, à une vérité éthique, à la métamorphose. Nos sens se sont formés de telle manière que, d’aventure, une attention particulière remarque le contenu spirituel d’une forme sans pour autant les séparer. Il s’agit de ressentir la relation intime que constitue une forme et de voir, par-delà les apparences de la transcendance, l’immanence phénoménologique de son caractère singulier. La tâche de notre génération est de faire voler en éclats le continuum de la catastrophe, et d’établir des correspondances entre nous et le monde.