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Le complice et le souverain

Discours devant le comité DU.PRE le 28-XI-2022

Je voudrais partager avec vous quelques réflexions sur la situation politique extrême que nous avons connue et dont il serait naïf de croire que nous sommes sortis ou même que nous pouvons en sortir. Je crois que même parmi nous, tout le monde n’a pas compris que ce à quoi nous sommes confrontés est de plus en plus un abus flagrant dans l’exercice du pouvoir ou une perversion – aussi grave soit-elle – des principes du droit et des institutions publiques. Je crois plutôt que nous sommes confrontés à une ligne d’ombre que, contrairement à celle du roman de Conrad, aucune génération ne peut croire pouvoir franchir impunément. Et si, un jour, les historiens enquêtent sur ce qui s’est passé sous le couvert de la pandémie, il s’avérera, je crois, que notre société n’avait peut-être jamais atteint un tel degré extrême d’horreur, d’irresponsabilité et, en même temps, de désintégration. J’ai utilisé à juste titre ces trois termes, liés aujourd’hui dans un nœud borroméen, c’est-à-dire un nœud dont chaque élément ne peut être défait par les deux autres. Et si, comme certains le prétendent non sans raison, la gravité d’une situation se mesure au nombre de meurtres, je crois que même cet indice s’avérera beaucoup plus élevé que ce que l’on a cru ou feint de croire. En empruntant à Lévi-Strauss une expression qu’il avait utilisée pour l’Europe de la Seconde Guerre mondiale, on pourrait dire que notre société s’est « vomie ». C’est pourquoi je pense que cette société ne pourra sortir de la situation dans laquelle elle s’est plus ou moins consciemment enfermée, que si quelque chose ou quelqu’un la remet en question de fond en comble.

Mais ce n’est pas de cela dont je voulais vous parler ; je voudrais plutôt m’interroger avec vous sur ce que nous avons fait jusqu’à présent et pouvons continuer à faire dans une telle situation. En effet, je suis entièrement d’accord avec les considérations contenues dans un document qui a été diffusé par Luca Marini concernant l’impossibilité d’une réconciliation. Il ne peut y avoir de réconciliation avec ceux qui ont dit et fait ce qui a été dit et fait au cours des deux dernières années.

Nous n’avons pas simplement devant nous des hommes qui se sont trompés ou ont professé des opinions erronées pour une raison quelconque, que nous pouvons essayer de corriger. Ceux qui pensent cela se font des illusions. Nous avons devant nous quelque chose de différent, une nouvelle figure de l’homme et du citoyen, pour utiliser deux termes familiers à notre tradition politique. En tout cas, c’est quelque chose qui a pris la place de ce qu’il y avait auparavant et que je propose d’appeler provisoirement par un terme technique du droit pénal : le complice – à condition de préciser qu’il s’agit d’une figure spéciale de la complicité, une complicité absolue, pour ainsi dire, dans le sens que je vais essayer d’expliquer.

Dans la terminologie du droit pénal, le complice est celui qui a adopté un comportement qui ne constitue pas en soi une infraction, mais qui contribue à l’action criminelle d’une autre personne, l’auteur de l’infraction. Nous avons été et sommes encore confrontés à des individus – voire une société entière – qui se sont rendus complices d’un crime dont l’auteur est absent ou en tout cas inavouable pour elle. Une situation paradoxale, c’est-à-dire une situation où il n’y a que des complices, mais où l’auteur de l’infraction est absent, une situation où chacun – qu’il s’agisse du président de la République ou d’un simple citoyen, du ministre de la Santé ou d’un simple médecin – agit toujours en tant que complice et jamais en tant qu’auteur de l’infraction.

Je crois que cette situation singulière peut nous permettre de lire le pacte hobbesien dans une nouvelle perspective. C’est-à-dire que le contrat social a pris la figure – qui est peut-être sa véritable figure extrême – d’un pacte de complicité sans le délinquant – et ce délinquant absent coïncide avec le souverain dont le corps est formé par la même masse de complices et qui n’est donc rien d’autre que l’incarnation de cette complicité générale, de cet être com-plice, c’est-à-dire plié ensemble, de tous les individus.

Une société de complices est plus oppressive et étouffante que n’importe quelle dictature, car ceux qui ne participent pas à la complicité – les non-complices – sont purement et simplement exclus du pacte social, ils n’ont pas leur place dans la cité.

Il y a aussi un autre sens dans lequel on peut parler de complicité, et c’est la complicité non pas tant et non seulement entre le citoyen et le souverain, mais aussi et plutôt entre l’homme et le citoyen. Hannah Arendt a montré à plusieurs reprises à quel point la relation entre ces deux termes est ambiguë et comment, dans les Déclarations des droits, l’inscription de la naissance, c’est-à-dire de la vie biologique de l’individu, dans l’ordre juridico-politique de l’État-nation moderne est réellement en cause.

Les droits ne sont attribués à l’homme que dans la mesure où il est présupposé être immédiatement dilué dans la figure du citoyen. L’émergence permanente à notre époque de l’homme en tant que tel est le signe d’une crise irrémédiable de cette fiction d’identité entre l’homme et le citoyen sur laquelle se fonde la souveraineté de l’État moderne. Ce que nous avons devant nous aujourd’hui, c’est une nouvelle configuration de cette relation, dans laquelle l’homme ne transite plus dialectiquement vers le citoyen, mais établit une relation singulière avec ce dernier, dans le sens où, avec la nativité de son corps, il fournit au citoyen la complicité dont il a besoin pour se constituer politiquement, et le citoyen, de son côté, se déclare complice de la vie de l’homme, dont il prend soin. Cette complicité, vous l’aurez compris, c’est la biopolitique, qui a maintenant atteint sa configuration extrême – et, espérons-le, finale.

La question que je voulais poser est donc la suivante : dans quelle mesure pouvons-nous encore nous sentir obligés envers cette société ? Ou si, comme je le crois, nous nous sentons malgré tout quelque peu obligés, de quelle manière et dans quelles limites pouvons-nous répondre à cette obligation et parler publiquement ?

Je n’ai pas de réponse exhaustive, je ne peux que vous dire, comme le poète, ce que je sais ne plus pouvoir faire.

Je ne peux plus, face à un médecin ou à toute personne qui dénonce la manière perverse dont la médecine a été utilisée ces deux dernières années, ne pas d’abord remettre en cause la médecine elle-même. Si nous ne repensons pas à nouveau ce que la médecine est progressivement devenue, et peut-être même toute la science dont elle prétend faire partie, nous ne pouvons en aucun cas espérer arrêter son cours mortel.

Je ne peux plus, face à un juriste ou à toute personne qui dénonce la manière dont le droit et la constitution ont été manipulés et trahis, ne pas remettre en cause le droit et la constitution en premier lieu. Est-il nécessaire, sans parler du présent, que je rappelle ici que ni Mussolini ni Hitler n’ont eu besoin de remettre en cause les constitutions en vigueur en Italie et en Allemagne, mais qu’ils y ont trouvé les dispositifs dont ils avaient besoin pour établir leurs régimes ? Est-il possible, en effet, que le geste de ceux qui cherchent aujourd’hui à fonder leur combat sur les constitutions et les droits soit déjà vaincu dès le départ.

Si j’ai évoqué cette double impossibilité, ce n’est en effet pas au nom de vagues principes métahistoriques, mais, au contraire, comme une conséquence inéluctable d’une analyse précise de la situation historique dans laquelle nous nous trouvons. C’est comme si certaines procédures ou certains principes auxquels nous croyions ou, plutôt, faisions semblant de croire, avaient maintenant montré leur vrai visage, que nous ne pouvons manquer de regarder.

Je n’entends pas par-là dévaloriser ou considérer comme inutile le travail critique que nous avons accompli jusqu’à présent et que nous continuerons certainement à accomplir ici aujourd’hui avec rigueur et acuité. Ce travail peut être et est certainement utile sur le plan tactique, mais ce serait faire preuve d’aveuglement que de l’identifier simplement à une stratégie à long terme.

Dans cette perspective, il reste beaucoup à faire et cela ne peut se faire qu’en abandonnant sans réserve des concepts et des vérités que nous tenons pour acquis. Le travail qui nous attend ne peut que commencer, selon une belle image d’Anna Maria Ortese, là où tout est perdu, sans compromis et sans nostalgie.

Giorgio Agamben

Retrouvez l’article original sur https://www.quodlibet.it/giorgio-agamben-il-complice-e-il-sovrano

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