L’instauration du risque d’extinction s’impose de plus en plus en provoquant de multiples débats1. Ce qui nous importe c’est de connaître comment il est envisagé, qu’elle est la cause qui est invoquée pour expliquer son existence et le comportement qu’il induit.
En ce qui concerne les instances dirigeantes pour qui gouverner c’est soigner et tranquilliser, il s’agit avant tout de gérer la catastrophe, de rassurer la population et d’inciter les gens à résister, à activer leur résilience face aux incertitudes, à se renforcer, à accepter de payer les conséquences, à avoir foi dans les élites ce qui revient à les inviter à plonger dans la dépendance, et donc à diminuer encore l’importance de leur naturalité. Ce, faisant à les rendre plus manipulables en les livrant à l’attente. Or : « L’incapacité à être se mesure à la patience à attendre. Attente et espoir, c’est ce qui reste à l’humanité vidée de tout élan profond par le vampire capital. Une variante : il y a ceux qui résistent à l’oppression, tout en n’ayant aucune perspective. Résister est une attente masquée, un espoir inavoué que le cours du monde puisse tout de même changer »2.
Les causes du phénomène ne semblent pas particulièrement les préoccuper.
En revanche, des scientifiques se sont penchés sur la question. Pour lui, (Sébastien Bohler, Le Bug humain) « tout serait inscrit dans ces satanés circuits neuronaux profonds qui nous conduisent à notre perte ». Ces neurones producteurs de dopamine qui constituent « le circuit de la récompense », « le vrai maître du monde »3.
« Les cinq grands comportements que l’homme cherche fondamentalement à poursuivre à cause de la dopamine qui en résulte sont simples : manger, se reproduire, dominer les autres, minimiser nos efforts et chercher de l’information ».
« Nous sommes emportés dans une fuite en avant de surconsommation, de surproduction, de surexploitation, de suralimentation, de surendettement et de surchauffe parce qu’une partie de notre cerveau nous y pousse de manière automatique, sans que nous ayons actuellement les moyens de le freiner. » […] nous serions « programmés à vouloir toujours plus ». […] « le circuit de la récompense est le vrai maître du monde »4.
L’origine del’insatiabilité humaine serait d’origine naturelle, innée ; la faute en reviendrait en définitive à la nature.
Dans une approche similaire, Arthur Koestler écrivit :
« Le symptôme le plus frappant de la pathologie de notre espèce est le contraste entre ses extraordinaires progrès technologiques et son incompétence également extraordinaire en matière de rapports sociaux. »
« Le premier pas en direction d’une éventuelle thérapie consisterait à diagnostiquer correctement ce qui est arrivé à l’espèce… Aucun (“diagnostic”) n’a paru bien convaincant parce qu’aucun ne partait de l’hypothèse que l’espèce homo sapiens pourrait bien être biologiquement aberrante, une inadaptée de l’évolution, affligée d’une tare endémique qui la mettrait à part des autres espèces animales… […] L’histoire humaine d’une part, les recherches actuelles sur le cerveau d’autre part, font irrésistiblement penser qu’à un moment des derniers stades décisifs de l’évolution biologique de l’homo sapiens une erreur a dû se produire… un défaut de construction… dans notre équipement héréditaire — plus précisément dans les circuits de notre système nerveux — qui expliquerait le courant paranoïaque qui se manifeste dans toute notre histoire. »5
Toute culpabilité de l’Homme a pour origine sa naturalité. Ainsi à la question : « Pourquoi détruit-on la planète ? »6, Thierry Ripoll répond : « Parce que le psychisme humain est naturellement porté vers une surconsommation excessive, l’homme étant obnubilé par son seul intérêt et mû par un égoïsme fondamental ».
Ailleurs il affirme : « La guerre économique à laquelle se livrent les États, celle à laquelle se livrent les entreprises comme les individus, ne sont que des expressions très sophistiquées et parfois complexes de la compétition sexuelle qui est au cœur de notre psychisme »7.
De son côté Sébastien Bohler affirme : « […] l’humain comparé à un ordinateur est mal “configuré” ». D’où un « comportement largement défectueux, porté à la destruction et à la domination, ne poursuivant que son intérêt propre »8.
Ici se manifeste ce que Günther Anders a nommé la honte prométhéenne de ne pas avoir été fabriqué, ce qui induit en définitive insatiabilité et paranoïa qui expriment en fait un même phénomène d’insatisfaction, et sont en rapport avec l’égoïsme et l’enfermement qui surgissent à cause de la discontinuité provoquée par la coupure d’avec la nature.
Le « circuit de la récompense » (ensemble de neurones producteurs de dopamine) « est le vrai maître du monde », en conséquence « L’innovation n’est que l’expression d’un mécanisme fondamental et basique qui nous conduit à vouloir indéfiniment modifier notre environnement pour maximiser nos chances de survie »9.
En fait le vrai maître est le capital dont la forme autonomisée, qui est celle de l’incrémentation, implique (engendre) une innovation continuée requérant de multiples manipulations afin de lui donner un contenu, mettant, condamnant, l’espèce dans et à l’artificialité, point d’aboutissement de sa séparation par rapport à sa naturalité. Le capital étant un produit des hommes cela veut dire qu’il y a une insatisfaction qui les pousse effectivement, comme l’affirment S. Bohler et T. Ripoll à produire constamment. Mais cela n’est pas le produit de leur naturalité, mais dérive d’une vieille peur inconsciente du risque d’extinction. C’est pour la conjurer que l’espèce a produit le capital, cause avec la prépondérance toujours plus grande de l’inimitié (effacement de toute différence entre état de guerre et état de paix, cyberguerre), de la production d’un risque d’extinction actuel bien réel.
Si ce risque ne semble pas vraiment affecter l’espèce pensant s’être mise hors danger en se séparant de la nature, en revanche la survie du monde vivant devient une préoccupation toujours plus grande et suscite des recherches pour la réaliser.
Selon Thierry Ripoll la solution pour « contrecarrer les forces fondamentales du psychisme humain », c’est avant tout la « restriction de la liberté individuelle » et la « surveillance généralisée ». La mise en place d’un « compte individuel d’impact écologique […] permettrait une gestion optimale de la population, pour contraindre le niveau de consommation » « en mesurant » « l’ensemble des paramètres biophysiques fondamentaux dont l’équilibre global de notre écosystème dépend ». « Toutes nos habitudes de vie seraient ainsi scrutées ». Cette « intrusion dans la vie privée par des structures privées ou publiques » serait facile, « compte tenu du développement des nouvelles technologies dans le domaine du numérique » et de la « fin de l’argent liquide » : le suivi de nos dépenses et la nature de ces dépenses sont aisément accessibles.
Il n’est plus question d’autorité, de liberté, de démocratie, mais de l’intervention (intrusion) et de diverses manipulations.
« L’heure n’est plus à pousser des cris d’orfraie à la moindre remise en question des sacro-saints principes d’une démocratie dont tout le monde se désintéresse par ailleurs, mais à savoir ce qui va nous permettre de survivre et d’éviter des hécatombes grand format. Il ne doit plus y avoir de sujet tabou pour notre réflexion. » S. Bohler
Tout le procès de vie de l’espèce est soumis à des manipulations : homme augmenté, procréation médicale assistée, cryogénisation des ovules, utérus artificiel, implantation de puces, manipulations génétiques, qui sont autant d’autres modalités de risque d’extinction de la naturalité, et donc de l’espèce.
Or la nécessité de manipuler est constante, car rien n’est résolu et il y a parallélisme avec le mouvement de la forme autonomisée du capital (incrémentation continue) qui nécessite innovation et obsolescence, ce qui condamne l’espèce à vouloir toujours plus, à l’insatisfaction, à l’incertitude. Pour échapper à ce devenir certains préconisent d’utiliser l’informatique pour reprogrammer l’espèce, et donc la manipuler.
Ce qui devient déterminant pour régler les rapports humains ce n’est plus la politique (avec autorité, subordination, élections, etc.), mais la manipulation (même si elle n’en était pas dépourvue), comme cela apparaît bien à la lecture de La Stratégie du choc de Naomie Klein et surtout à celle de La Société de surveillance de Shoshana Zuboff, qu’on pourrait tout aussi bien intituler la société de la manipulation tant les maîtres d’Internet nous manipulent.
La nature sur laquelle nous opérons n’est pas inerte et l’on peut penser que tout se passe comme si le Covid 19, la variole du singe, la reprise de la poliomyélite opéraient pour éliminer l’Homme10.
Pour assurer la pérennisation de la vie de l’espèce, l’inversion s’impose : le retour à la nature, à la naturalité, à une affirmation de vie qui opère sans médiations manipulatrices, dans l’évidence et la certitude.
21 août 2022
Jacques Camatte
Retrouvez l’article original : https://revueinvariance.pagesperso-orange.fr/manip.html
1 Cf.Instauration du risque d’extinction et Précisions sur le risque d’extinction. J’ai d’autre part indiqué que l’espèce ne semblait préoccupée de son extinction par suite de son enfermement, de sa folie.
2 Contre toute attente, 1978. Cet article a été écrit lors de la période de vaste confusion qui s’instaura à la suite de la décomposition du mouvement prolétarien.
3 Citation de Sébastien Bohler (Le Bug humain), faite par Pierre Thiesset dans l’article « Manipuler l’humain pour sauver la planète », La Décroissance, juillet-août 2022. Ces neurones seraient situés dans le striatum.
4 Idem.
5 Janus, A. Koestler, Ed. Calmann-Lévy, 1979, pp. 15 et 17.
6 La décroissance. Une note nous indique : Thierry Ripoll. Pourquoi détruit-on la planète ? Le cerveau d’Homo sapiens est-il capable de préserver la Terre ? Le bord de l’eau, 2022. En fait il ne s’agit pas de la destruction de la planète mais celle des êtres vivants qui la peuplent. Ici se manifeste une sorte de mégalomanie comme lorsqu’il est parlé de anthropocène ou d’anthropozoïque. Un étage géologique commence à la suite d’un immense cataclysme comme une grande transgression marine et est le résultat d’une sédimentation ayant duré des millions d’années. Même la création du quaternaire est due à une affirmation d’anthropocentrisme car elle est seulement justifiée par l’apparition de l’Homo sapiens.
7 La Décroissance, juillet-août 2022.
8 Idem.
9 Thierry Ripoll dans La Décroissance.
10 C’est ce qu’affirmaient et espéraient dans les années 70 du siècle dernier les partisans de la Deep Ecology, manifestant une haine de soiqui n’est pas étrangère à l’espèce.