À propos de « Manipulation et Extinction de l’Humanité », naturalité et espèce

Dans son dernier article, Jacques Camatte s’oppose au naturalisme déterministe et scientiste que certains neurologues et psychologues attribuent au genre humain. Selon eux, le risque d’extinction de l’espèce n’est aucunement dû à la trame historique de la « catastrophe permanente[1] », mais au fonctionnement de notre cerveau. Ce serait ainsi la « naturalité » même du genre homo sapiens qui serait la cause de sa possible destruction. À l’inverse, Camatte voit dans la « naturalité » le lieu même d’une libération de l’artificialité dont s’est rendue prisonnière l’espèce humaine. Se réconcilier avec la nature, y « retourner », apparaît pour lui comme l’unique moyen d’échapper à l’extinction promise. Ici, « naturalité » et espèce humaine sont congruentes, elles sont indissociables alors même que le procès que poursuit le capital ne cherche qu’à affiner leur séparation absurde. Or, par l’instauration désormais communément acceptée bien que polémique du « risque d’extinction », et donc par l’urgence absolue de la situation, la légitimité du politique est destituée. Une autre, plus pragmatique, plus concrète, la remplace : la conservation de l’espèce et du « vivant ». Par là, le despotisme n’a plus besoin de se cacher derrière le mythe de la démocratie, il peut ainsi s’affirmer aux yeux de tous comme simple « manipulation ».

Une fois de plus, Jacques Camatte ouvre la voie à une analyse pertinente de la trame que prend aujourd’hui le pouvoir, mais aussi à toute tentative de contre-pouvoir, voire « d’anti-pouvoir ». Il s’attaque ainsi à une tendance qui « nous » est propre en dévoilant dans la résistance à l’oppression une « attente masquée, un espoir inavoué que le cours du monde puisse tout de même changer ». Puisqu’il faut bien faire quelque chose, comme diraient Horkheimer et Adorno, nous — les « activistes » — nous nous enchaînons à bien des dépendances qui nous éloignent de la constitution de forces non plus tant « politiques » (quand bien même celles-ci tenteraient d’apparaître comme destitutives), mais qui résonneraient en cohérence avec cette « naturalité »[2].

Toutefois, poser ainsi les termes du débat, refuser le politique même dans sa forme anti-formiste, nous enjoint alors à accepter de dialoguer avec cette notion étrange de « naturalité ». Notion d’autant plus étrange qu’ici Camatte, s’il refuse de lier le risque d’extinction de l’espèce à sa « naturalité », ne réfute pas l’association de celle-ci avec une dimension biologique. La critique qu’il établit à l’encontre des neurologues, c’est d’avoir inversé la culture et la nature, d’avoir inversé la cause de l’effet, de chercher dans la biologie la source de l’extinction. Au contraire, ce danger serait, en réalité, lié aux productions humaines engendrées par la peur du risque d’extinction, productions dont le capital serait l’apogée (une production qui se serait séparée de l’humanité et qui l’aurait, par la suite, aliénée, l’entraînant ainsi vers la possibilité de son extinction).

Attardons-nous sur la dernière phrase de l’article. Pour lui, « pour assurer la pérennisation de la vie de l’espèce », nous ne devons pas « rééduquer notre cerveau » (Sébastien Bohler) ou consentir à des restrictions de liberté (Thierry Rippol), mais retourner « à la nature, à la naturalité, à une affirmation de vie qui opère sans médiations manipulatrices, dans l’évidence et la certitude ». À première lecture, la « naturalité » apparaît alors soit comme un invariant existentiel, une essence perdue qu’il s’agirait de retrouver soit comme substrat biologique nié qui ne correspond pas avec les recherches de Bohler ou Rippol. Et, parce que cette naturalité s’oppose à « l’artificialité » des productions humaines, on ne peut s’empêcher de la comprendre comme une abstraction, une nature hypostasiée. Le retour à la nature serait ainsi couplé à l’illusion de la possibilité d’« une expérience originaire pure », dont on ne peut qu’imaginer le contenu conservateur et fantasmé.

Pourtant, dans son glossaire[3] Camatte définit ainsi :

« Naturalité :
     Mode de manifestation du procès de vie, opérant dans la nature, au niveau d’une individualité, ou de l’espèce. »

« Nature :
     Ensemble des êtres vivants, Homo sapiens inclus, et de leurs relations réciproques, ainsi que de celles avec le support inorganique de la planète Terre. »

On ne peut donc réduire le renversement proposé par Camatte à une simple inversion des thèses scientistes, un désaccord sur le substrat biologique humain, ni même à une position réactionnaire, celle d’un primitivisme abstrait. Bien au contraire, il cherche à renouer avec tout ce que le capital détruit, avec la vie même considérée comme un procès, un devenir, irréductible au mouvement de la valeur bien que celui-ci s’en nourrisse. Néanmoins, on ne peut que se sentir désemparé quand, face à la généralité de ces définitions, on se demande simplement : « comment faire ? » Peut-être n’est-ce pas la bonne question, mais puisqu’elle vient se poser au lecteur immédiatement après la fin du texte ne mérite-t-elle pas d’être soulevée ? Et, si cette question n’est pas la bonne, n’est-ce pas parce qu’être « dans l’évidence et dans la certitude » semble extrêmement difficile, si ce n’est impossible immédiatement ? En effet, comment ne pas se méfier de nos propres évidences et de nos propres certitudes, quand justement « l’instauration du risque d’extinction s’impose de plus en plus » et quand on « ne peut même pas se fier à ses désespoirs[4] » ?

Ainsi, séparer du procès de vie le procès historique du capital, n’est-ce pas, encore une fois mystifier la vie même, la purifier abstraitement, dans l’illusion de son affirmation au-delà de son rapport à la mort, réaffirmer l’idée même d’éternité ?

Et, si l’on accepte de retourner sur nos pas, lorsque l’on considère le début même de cette dernière phrase : « Pour assurer la pérennisation de la vie de l’espèce », ce sont d’autres questions qui nous assaillent. Que veut dire « assurer la pérennisation de la vie de l’espèce » ? Qui peut en être capable si ce n’est un « un gouvernement terrestre » ? N’y a-t-il pas un lien entre le risque concret d’extinction et l’idée qui sous-tend la notion d’espèce humaine, c’est-à-dire celle d’un universel abstrait ? Certes, on ne peut refuser l’effectivité d’une telle notion, puisque ce que réalise le déploiement planétaire du capital, c’est la constitution d’un destin tragique qui entraîne chaque être humain avec lui, et, à partir de ce destin commun à chacun, fait apparaître l’espèce à elle-même comme espèce menacée ou en voie d’extinction. Toutefois, n’est-ce pas là justement la force d’une illusion qui s’est constituée avec l’entreprise terrible de la domination de la nature ? Camatte, avec le concept d’espèce humaine, ne renouvelle-t-il pas un « invariant constitutif de toute existence historique […] niant ainsi de façon autoritaire toute possibilité de transformation réelle dans l’histoire à partir de ce que les hommes font[5] » ? Pour qu’un « retour à la nature » soit possible, ne faut-il pas décloisonner le devenir humain de son unicité et l’ouvrir à la multiplicité, en finir avec la recherche d’un principe invariant qui permettrait d’unifier le genre humain en un tout, et par là combattre toute indifférenciation des êtres et toute entreprise de sauvetage du monde ? Car « sauver le monde » n’est ce pas-là, le point de départ à partir duquel le procès de vie même est réduit à être autre chose que sa pure affirmation[6] ? Mais ici, dans l’hypothèse d’une sortie hors du concept d’espèce humaine, abandonnons-nous l’ultime fétiche du capital ou abandonnons-nous le principe même de « conservation de soi », à moins que ce ne soit seulement la peur du risque d’extinction ? Comment ne pas sombrer dans un pur nihilisme ?

« Aucune mémoire de la transcendance n’est plus possible, si ce n’est par l’intermédiaire de la Ruine ; l’éternité n’apparaît pas en tant que telle, mais brisée au travers des choses les plus éphémères[7]. »

Mohand


[1]« Il faudrait définir l’Esprit du monde, digne objet de définition, comme catastrophe permanente. […] Il n’y aurait guère d’autre façon d’interpréter philosophiquement l’histoire sans la transformer, comme par enchantement, en Idée. » ADORNO Theodor W., Dialectique négative, Payot et Rivages, Paris, 2016, p. 388

[2]Dire ceci implique une remise en question du « politique » comme catégorie anachronique, non pas parce qu’il n’y aurait désormais plus rien de politique, mais parce que le politique ne serait peut-être plus qu’évènementiel, qu’il ne se décréterait plus simplement par l’immédiateté de la volonté de l’activiste. Il ne s’agit pas ici de trancher : ce sont des questions en suspens, que la lecture de Camatte vient alimenter.

[3]À consulter sur le site de la revue Invariance https://revueinvariance.pagesperso-orange.fr

[4]« Une interview d’Elio Vittorini », Les Lettres françaises. 27 juin 1947, https://entetement.com/une-interview-delio-vittorini/

[5]PLET Laurent, Essai sur la Dialectique négative d’Adorno, Classiques Garnier, Paris, 2016, p. 329

[6]Qu’on ne se méprenne pas, il n’est pas question de « ne rien faire », de renouveler l’attente par un refus de la « résistance », mais d’essayer de penser et d’agir hors des catégories qui ont rendu possible notre fin du monde.

[7]ADORNO Theodor W., Dialectique négative, Payot et Rivages, Paris, 2016, p. 436