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L’état d’exception à l’époque de sa reproductibilité technique

Selon sa formulation habituelle, l’état d’exception (Ausnahmezustand) est consubstantiel à la notion de danger (Gefahr) et en particulier, à la situation extraordinaire d’un « danger (Gefährdung) pour l’existence de l’État, ou quelque chose de similaire » (C. Schmitt, Teologia politica, p. 34). Celui qui, en face d’un danger pour l’intégrité de l’ordre juridique (c’est-à-dire un cas exceptionnel) décide de l’état d’exception et crée la situation dans laquelle fait et droit s’indéterminant, les normes juridiques deviennent efficaces, celui-là est le souverain. Un danger est communément entendu comme une circonstance (ou un ensemble de circonstances) effective, réelle, dans laquelle peut survenir un dommage important, duquel on doit se protéger, que l’on peut prévenir. Dans la doctrine constitutionnelle, il est traditionnellement associé à des événements, comme les guerres civiles ou les insurrections, dans lesquels un ennemi intérieur remet radicalement en question la survie de l’État. En ce sens, l’état d’exception correspond à une période de crise, au moment décisif où l’État est prêt à survivre ou à disparaître. Il faut remarquer que l’allemand Gefahr traduit l’anglais danger, terme qui apparaît dans l’un des passages les plus célèbres du Léviathan de Thomas Hobbes, aux côtés d’un autre mot fondamental, fear, peur, crainte. Hobbes écrit :

« C’est pourquoi toutes les conséquences d’un temps de guerre où chacun est l’ennemi de chacun, se retrouvent aussi en un temps où les hommes vivent sans autre sécurité que celle dont les munissent leur propre force ou leur propre ingéniosité. Dans un tel état, il n’y a pas de place pour une activité industrieuse, parce que le fruit n’en est pas assuré ; et conséquemment il ne s’y trouve ni agriculture, ni navigation, ni usage des richesses qui peuvent être importées par mer ; pas de constructions commodes ; pas d’appareils capables de mouvoir ou d’enlever les choses qui pour se faire exigent beaucoup de force ; pas de connaissance de la face de la terre ; pas de computation du temps ; pas d’arts, pas de lettres ; pas de société ; et ce qui est pire que tout, la crainte (fear) et le risque (danger) continuels d’une mort violente ; la vie de l’homme est alors solitaire, besogneuse, pénible, quasi-animale et brève. »

C’est l’entrecroisement de la peur et du danger qui constitue le moteur véritable de la recherche de paix et de sécurité que la construction philosophico-politique hobbesienne fera culminer dans la machine souveraine-représentative, le « dieu mortel ». Il en résulte que tant l’état de nature que l’état d’exception sont fondamentalement un état de danger, l’un présupposé à la souveraineté, l’autre contenu en celle-ci. La notion de danger joue ainsi malgré elle un rôle de premier plan dans la définition de la souveraineté, et ce dès l’aube de l’époque moderne, s’introduisant dans le droit au moment le plus obscur de son histoire.
Une définition rigoureusement juridique de ce que l’on doit comprendre par la notion de « danger » se trouve dans la législation sur la sécurité au travail, où elle est définie comme une « propriété ou qualité intrinsèque d’un facteur déterminé ayant le potentiel de causer des dommages » (art. 2, lettera r, D. Lgs. 81/08). Ce n’est pas un hasard qu’une référence à la causalité apparaisse ici : le danger appartient à l’horizon de sens du déterminisme, en tant que cause d’un effet négatif déterminé. Le danger est la cause réelle d’un dommage effectif qui, toutefois, ne s’est pas encore complètement réalisé. En ce sens, l’état d’exception est fondamentalement lié à la cause réelle d’un danger effectif pour l’État, tel qu’il le menace de dissolution. C’est du fait de cette conception immédiatement et intrinsèquement causale que, par exemple, Adolf Hitler a eu besoin de l’incendie du Reichstag pour promulguer le Verordung zum Schutz von Volk und Staat du 28 février 1933. Le doute quant au caractère fictif de l’incendie, ou quant à savoir s’il n’avait pas été piloté, commandé ou même directement allumé par Hitler, Göring et Goebbels, n’a affecté d’aucune façon la nature de l’événement et ses conséquences. Comme l’a démontré la naissance du IIIe Reich et du totalitarisme national-socialiste, le danger pour la République de Weimar était bien réel, quel que soit ce qui était imputable à Van der Lubbe ou même, ainsi que l’ont montré les jours suivants, à Hitler.

Pourtant, si l’on y prête attention, on rencontre dans la délibération du Conseil des ministres italiens du 31 janvier 2020 le terme de risque : l’état d’urgence a été déclaré « en conséquence du risque sanitaire lié à l’apparition de pathologies dues à des agents viraux transmissibles ». La référence au danger cède la place à la notion de risque. Que les conditions d’existence dans lesquelles nous évoluons actuellement dépendent de mesures adoptées au nom d’un risque, c’est quelque chose sur lequel Giorgio Agamben, avec une certaine élégance, a mis l’accent dans son intervention du 13 avril 2020, intitulée « Une question ». Cette sorte de substitution imperceptible, en apparence insignifiante, se révèle tout sauf anodine. Bien que certains s’obstinent à les utiliser comme des synonymes, les termes de « danger » et de « risque » renvoient, en fait, à deux concepts fortement différents. L’Encyclopédie Treccani définit le risque comme « éventualité de subir un dommage en lien avec des circonstances plus ou moins prévisibles (et par conséquent plus vagues et moins sûres que dans le cas d’un danger) ». Il s’agit d’un concept qui fait son chemin à partir du XVIIe siècle, dans le cadre des jeux de hasard (le mot même de « hasard » vient d’ailleurs de l’arabe zahr, c’est-à-dire « dé »), pour ensuite se retrouver dans les milieux économiques et sociaux, en passant par les mathématiques. La législation en matière de sécurité au travail la présente, de manière plus détaillée, comme la « probabilité d’atteindre le niveau potentiel de dommages dans les conditions de travail ou d’exposition à un facteur ou à un agent déterminé, ou encore à leur combinaison », soulignant ainsi qu’il s’agit d’un concept d’essence probabiliste : « c’est la probabilité qu’arrive un événement capable de causer des dommages à des personnes. La notion de risque implique l’existence d’une source de danger et de la possibilité qu’elle se transforme en un dommage » (art. 2, lettera s, D.Lgs 81/08). En ce sens, le concept de risque présuppose celui de danger : il l’isole de sa référence au réel, en retranche sa relation à des effets déterminés, en affaiblit les liens causaux. Ainsi, le déterminisme se substitue à l’indétermination, la causalité à l’aléatoire, et la cause au hasard, c’est-à-dire, par une cause indéterminée, par une non-cause. Le risque est le danger qui, considéré d’un certain point de vue, suspend sa réalité et peut, de cette manière, tomber dans l’ordre du simplement probable. En faisant abstraction de toute preuve réelle, il peut être calculé, géré et contrôlé, mais en aucun cas éliminé ou neutralisé. Comme les théoriciens du risque l’admettent eux-mêmes — Ulrich Beck, Anthony Giddens, François Ewald, ou encore Denis Kessler — le risque dit « zéro » n’existe pas. Il s’ensuit que, si le danger générait à la façon hobbesienne une situation de peur, le risque en provoquerait inévitablement de l’angoisse. Dans le § 40 d’Être et temps, Martin Heidegger souligne la différence entre ces deux tonalités émotives : là où la peur (Furcht) renvoie toujours à une entité intra-mondaine, est causée par une entité intra-mondaine, se configurant comme peur de quelque chose de déterminé et de déterminable, l’angoisse (Angst) s’adresse au néant, et s’avère, en elle-même, complètement indéterminée.

L’introduction du concept de risque dans la déclaration de l’état d’exception implique l’introduction de ce dernier dans la sphère de la probabilité et de l’indéterminé. Ce n’est toutefois rien de plus que son passage du cadre de la souveraineté et de l’exception à celui du gouvernement et de la régularité : « La probabilité ne se réalise jamais ponctuellement en tant que telle, pas plus qu’elle ne concerne un événement réel singulier, mais […] permet d’intervenir sur la réalité, considérée depuis une perspective particulière, celle qui entend la gouverner » (G. Agamben, Che cos’è reale ? La comparsa di Majorana, pp. 43-44). Cela sanctionne non seulement l’échappement de l’état d’exception en dehors du jus publicum europaeum, mais aussi sa consécration définitive comme technique de gouvernement. L’annulation de la division des pouvoirs au profit du seul pouvoir exécutif — sans que cela ne passe cependant par la dissolution formelle des chambres — coïncide désormais avec l’unique fonctionnement possible de l’ordre juridique. Cela entraîne des conséquences décisives : en premier lieu, si le risque fait abstraction de toute vérification factuelle, d’une part l’état d’urgence ne pourra jamais être déclaré d’une manière manifestement « illégitime » ou « putschiste », et, de l’autre, de par son indétermination-même, il apparaîtra comme l’instrument auquel recourir de manière privilégiée contre un ennemi invisible et ses complices présumés ; en second lieu, si le risque zéro ne peut jamais être atteint — ou à la rigueur asymptotiquement —, cela signifie qu’il devient impossible de déclarer le risque « disparu » et l’urgence close, estompant indéfiniment les contours des choses ; en troisième lieu, si le risque s’accompagne de la tonalité émotive de l’angoisse, celle-ci est désormais provoquée techniquement, barrant l’accès à toute décision (Entscheidung) et à toute propriété (Eigentlichkeit) qui, à la lumière d’une conception probabiliste de la réalité, tendra désormais à glisser toujours plus en dehors du cadre du Politique, pour tomber directement parmi les instruments des techniciens et experts, et se disséminer dans les dispositifs de sécurité. La décision sur le facteur de danger effectif se fait dès lors, prévention neutre du facteur de risque probable, c’est-à-dire calcul, gestion et contrôle — substitution du « cas probable » à la « cause effective ». C’est encore la législation sur la sécurité au travail qui fournit une formalisation juridique de la notion de prévention comme « ensemble des dispositions ou mesures nécessaires (…) pour éviter ou diminuer les risques professionnels relatifs à la santé de la population et à l’intégrité de l’environnement extérieur » (art. 2, lettera n, D.Lgs. 81/08). Dans l’état d’urgence, la norme est donc suspendue, ne s’applique pas, tandis que la stratégie préventive élaborée par l’expert acquiert force de loi sans jamais être une loi, et détermine le niveau de réalité de la menace, gère et contrôle les habitudes et styles de vie. De cette façon, l’alliage impossible entre les normes d’un savoir et la réalité, et la constitution conséquente du cadre de la normalité, est opérée sous la forme de l’exception, c’est-à-dire à travers la présupposition de leur corrélation. Un savoir technique s’absolutise en tant que pouvoir, transcende ses limites, pour se faire critère (bio)politique. L’introduction de l’état d’exception dans le domaine de la probabilité équivaut dès lors à sa normalisation et technicisation définitive — à la perte de son aura.

Nous utilisons ici « aura » dans le sens donné par Walter Benjamin à partir de l’œuvre d’art, puisque « la véritable aura se manifeste en toute chose » (W. Benjamin, Hashish ai primi di marzo del 1930). Parmi les quelques notions de notre vie qui semble encore conserver une certaine aura, il est indéniable que celle d’état d’exception en fasse partie. Il ne s’agit pas seulement de cette solennité tragique qui la distingue des vicissitudes historiques, dans la mesure où elle constitue par exemple l’articulation fondamentale entre le naufrage de la République de Weimar et l’instauration du Troisième Reich. C’est quelque chose d’inhérent à l’exception et à sa proximité avec les notions de miracle, de souveraineté, de nécessité, et que nous pouvons encore trouver dans la production intellectuelle des adeptes de l’autonomie du politique, mais aussi parmi les dits militants, ces opposants qui n’arrêtent pas de regarder l’exception sans un léger mouvement de révérence, irréfléchi et à peine visible. Chez eux, l’aura (bien qu’aujourd’hui disparue) fonctionne comme une sorte de sujétion soumise qui conduit les uns à considérer comme close la saison des luttes, à la reléguer à un passé glorieux, les autres à ne jamais trouver, ici et maintenant, une exception à la hauteur de leurs attentes révolutionnaires, remettant toujours à un lendemain sans cesse à venir leur soulèvement constituant. Avoir concentré leurs énergies exclusivement sur l’aura de l’état d’exception et sur ses cérémonies a empêché ces penseurs et militants de voir la prolifération des états d’exception dépourvus d’aura. Il faut avoir longuement cultivé son âme, déjà riche, pour reconnaître que ces dernières décennies ont été lourdes d’état d’exception sans aura, de décrets-lois (jusqu’au cas paradoxal du Décret Milleproroghe) orientant l’autorégulation continue du système. Mais il s’agit d’un rééquilibrage continuellement déséquilibrant, déformant. Ce qui s’est produit avec la substitution de la notion risque à celle à celle de danger durant cette période, c’est l’aboutissement d’un véritable processus de dés-auratisation de l’exceptionnalité.
« Il n’y aura donc pas d’état d’exception à proprement parler mais un état d’urgence permanent, indéfiniment reconduit. On ne suspendra pas officiellement le régime légal pour mener la guerre à l’ennemi intérieur, aux insurgés ou à quoi que ce soit d’autre, on ajoutera juste au régime légal actuel un ensemble de lois ad hoc, destinées à la lutte contre l’ennemi inavouable. » (Tiqqun, Ceci n’est pas un programme)
En ce sens — comme l’a récemment souligné Giorgio Agamben en réponse à un article de Gustavo Zagrebelsky publié sur l’un des principaux quotidiens nationaux — entre exception et urgence il n’y a et ne peut avoir aucune différence qualitative, substantielle, de la même façon qu’entre dictature souveraine et policière. La différence entre exception et urgence n’est pas la même qu’entre conservation et innovation, restauration et détérioration, pas plus qu’elle ne repose sur la conformité ou sur l’inadéquation du moyen à une fin déterminée. Simplement, dans l’urgence, la très solennelle « suspension du droit » se traduit en un plus modeste « droit de la suspension » : une prolifération hypertrophiée de lois spéciales qui n’en ont pas l’apparence. Nous pouvons désigner le résultat de cette technicisation dés-auratisante par le terme d’« état d’urgence » strico sensu. C’est, à notre époque, l’expérience historique qui correspond à l’enseignement selon lequel « l’état d’exception où nous vivons est la règle » (W. Benjamin, Tesi sul concetto di storia, VIII). Je le répète : entre exception et urgence, il n’y a aucune différence substantielle, l’urgence est une exception technicisée, une exception sans aura. C’est sa « légère unicité en définitive dépourvue d’aura » (P. Virno, Convenzione e materialismo. L’unicità senza aura) qui oblige à savoir saisir, au cas par cas, l’hic et nunc produit par la normalisation de l’exceptionnalité, non comme irruption divine, majestueuse et souveraine qui rétablit miraculeusement, ex nihilo, l’ordre terrestre, mais plutôt comme minuscule et insignifiante intervention angélique qui, d’une manière chaque fois singulière, continue providentiellement à rénover le monde dans un cristal de tristesse, dans la catastrophe d’une eterno dolore. C’est là que, aujourd’hui, se réaffirme le conflit entre la faculté philosophique et la faculté juridique, entre l’idée de la justice et l’administration du droit. C’est seulement ainsi que nous pourrons devenir comme ce pêcheur de perle qui avait réussi à trouver, conservé dans chaque instant, une chance révolutionnaire.

Flavio Luzi

Retrouvez le texte original sur Internazionale Vitalista : https://vitalista.in/2020/12/14/stato-di-eccezione-luzi/

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